George Harrison considérait Keith Richards comme l’un des meilleurs guitaristes rythmiques du rock. Pour Harrison, la guitare rythmique, essentielle à la structure et au groove d’un morceau, dépasse la virtuosité lead. Grâce à son sens du placement, son open-G et son jeu syncopé avec Charlie Watts, Richards incarne l’efficacité musicale que Harrison admirait profondément, révélant la valeur discrète mais cruciale de l’art rythmique dans la pop et le rock.
Dans l’imaginaire rock, George Harrison a longtemps incarné l’archétype du guitariste solo — celui qui déroule un chorus chantable, signe des riffs élégants et sculpte des contre‑chants au son cristallin. La légende du guitar hero s’est, au fil des décennies, peu à peu confondue avec la notion de vitesse : qui joue le plus vite, le plus haut, le plus « technique ». Harrison, lui, a toujours rappelé une évidence élémentaire : la guitare rythmique est l’ossature d’un groupe. Sans elle, pas de groove, pas de fondation sur laquelle bâtir des voix, des arrangements, des solos. C’est précisément ce prisme qui éclaire son jugement lorsqu’il place Keith Richards parmi « les meilleurs guitaristes rhythmiques du rock ’n’ roll ».
L’opposition lead/rhythm n’a jamais été, pour Harrison, un classement de valeur mais une répartition des rôles. Dans les Beatles, il aimait d’abord servir la chanson : écrire des lignes mémorables, jouer « pour le disque », rechercher le timbre juste plutôt que la démonstration. Sa phrase devenue célèbre — « Nous faisons des disques ; et sur ces disques, il y a de belles parties de guitare » — dit tout : la finalité n’est pas le solo en soi, mais l’objet enregistré. En miroir, sa manière d’estimer Keith Richards tient moins à la virtuosité lead qu’à la science du rythme et du placement qui fait, chez les Rolling Stones, monter la fièvre à chaque mesure.
Sommaire
- John Lennon, l’autre pilier rythmique qui a formé Harrison
- Des « rivaux » cordiaux : Beatles et Stones, la vérité derrière la légende
- Keith Richards, « un des meilleurs » : ce que Harrison a vu et entendu
- L’outil secret de Richards : l’open‑G, la corde manquante et le « weaving »
- Charlie Watts, l’allié invisible : la paire rythmique selon les Stones
- « Pas Albert ni B.B. King » : l’éloge d’un style, pas un procès
- Harrison, l’orfèvre du mélodique : du rockabilly à la slide
- « Nous faisons des disques » : la morale d’un artisan
- Beatles en studio : rigueur et sueur derrière la finesse
- Les Stones : un laboratoire du rythme sous haute tension
- Les Traveling Wilburys : « cinq guitaristes rythmiques » et aucune hiérarchie
- Que signifie « être bon en rythme » ? Anatomie d’une main droite
- De l’apprentissage à la philosophie : l’acoustique d’abord
- Le compliment Harrison : plus qu’un avis, une leçon d’écoute
- Lennon, Richards : la même école, deux dialectes
- Pourquoi cette phrase résonne encore en 2025
- La grandeur à hauteur de poignet
John Lennon, l’autre pilier rythmique qui a formé Harrison
Pour comprendre l’attention de Harrison au rythme, il faut revenir au cœur du moteur Beatles : le jeu de John Lennon à la guitare rythmique et sa conversation permanente avec la batterie de Ringo Starr. Lennon n’était pas le guitariste « le plus complexe » — Harrison le savait mieux que quiconque — mais il avait intégré l’évidence du rock ’n’ roll par le blues. Il avait absorbé l’économie de Chuck Berry, le pulsé de Muddy Waters, l’élan syncopé hérité des pionniers. Résultat : un strumming au poignet droit nerveux, des barrés serrés, des contre‑temps plantés au millimètre. Sur All My Loving, son balayage en croches fait galoper la chanson. Sur You Can’t Do That, il appuie un riff anguleux par une main droite infatigable. Sur Revolution, sa saturation à l’os donne la carrure d’un mur.
Harrison a grandi dans ce bain. Il savait que son propre rôle de lead — les double leads avec Paul McCartney sur And Your Bird Can Sing, la télé‑caster qui pleure en slide à partir de 1969, les arpèges au grain Rickenbacker — ne valait qu’adossé à une charpente rythmique solide. D’où son intérêt, presque naturel, pour ceux qui, ailleurs, tenaient le groupe au corps.
Des « rivaux » cordiaux : Beatles et Stones, la vérité derrière la légende
On a longtemps raconté la rivalité Beatles/Stones comme une guerre froide pop. En réalité, la circulation entre les deux mondes fut constante. Les Beatles offrent aux Stones, fin 1963, I Wanna Be Your Man — future percée de Jagger et Richards — et se recroisent sans cesse dans les studios, les backstages, les clubs londoniens. Les uns se nourrissent des autres, tout en cultivant des identités distinctes : polish mélodique chez les Beatles, rugosité rhythm & blues chez les Stones. Lorsque Harrison se penche sur le jeu de Richards, il ne parle ni en adversaire ni en fan : il parle artisanat.
Keith Richards, « un des meilleurs » : ce que Harrison a vu et entendu
La formule de George Harrison — « Je pense que Keith est l’un des meilleurs guitaristes rythmiques du rock ’n’ roll ; je ne le trouve pas très bon en lead » — a parfois choqué les lecteurs pressés. Elle n’a rien de gratuit. Elle vise juste. Richards n’a jamais revendiqué le trône des solistes flamboyants. Sa royauté est ailleurs : dans l’art du riff, du placement, du son qui met en branle la section rythmique et porte la voix. On le surnomme « le Human Riff » pour une raison : une poignée d’accords, une attaque hachée, une syncope bien placée, et la chanson tient déjà debout.
Harrison, en musicien de studio obsédé par la prise qui sert la chanson, ne pouvait qu’être sensible à cette efficacité. Là où un lead peut parfois décorer, la guitare rythmique de Richards organise tout. Elle dicte le tempo émotionnel, imprime la dynamique, déclenche les réponses de la basse et de la batterie. C’est une architecture autant qu’un instrument.
L’outil secret de Richards : l’open‑G, la corde manquante et le « weaving »
Ce que George Harrison admirait chez Keith Richards ne tient pas seulement à une attitude ou à un sens inné du groove. Il y a de la lutherie et de la technique. Richards a popularisé l’accordage open‑G (de grave à aigu : D‑G‑D‑G‑B‑D), souvent joué avec cinq cordes — la corde de Mi grave étant retirée. Cet accordage ouvre les accords et facilite ces voicings aériens qui claquent si fort sur Brown Sugar, Start Me Up, Honky Tonk Women ou Tumbling Dice. Les renversements deviennent naturels, la main gauche peut laisser sonner des cordes ouvertes pendant que la main droite cingle les contre‑temps.
Ajoutez à cela l’« ancient art of weaving » — l’entrelacs de deux guitares rythmiques qui se répondent plus qu’elles ne se superposent — d’abord avec Brian Jones, puis avec Mick Taylor et surtout Ronnie Wood : on obtient un tissu où chacun, par micro‑déplacements, remplit l’espace sans jamais l’étouffer. Pour Harrison, habitué aux orchestrations fines des Beatles et à la conversation permanente entre guitares, basse et piano, ce tissage avait tout pour parler à son oreille.
Charlie Watts, l’allié invisible : la paire rythmique selon les Stones
On ne comprend pas la guitare rythmique de Keith Richards sans dire un mot de Charlie Watts. Chez les Stones, la batterie ne pousse pas la guitare ; elle danse avec elle. Watts retarde imperceptiblement le caisse claire sur le deux et le quatre, Richards anticipe juste assez le downbeat avec sa main droite. Entre les deux, une tension douce se crée : c’est le swing Stones. Harrison, qui a passé des années à calibrer ses propres parties contre la batterie de Ringo Starr, savait reconnaître ce mariage rare. De Lennon/Ringo à Richards/Watts, on parle de couples qui font tenir un groupe.
« Pas Albert ni B.B. King » : l’éloge d’un style, pas un procès
Quand Harrison précise, à propos de Keith Richards : « Je l’adore, je le trouve génial, mais il n’est pas Albert ou B.B. King », il ne rabaisse pas Richards — il délimite. Albert King et B.B. King incarnent la noblesse du solo blues : bends souverains, vibratos amples, phrases qui parlent. Richards, lui, s’inscrit dans une autre tradition : celle où la guitare est d’abord un moteur rythmique. Chez les Stones, lorsqu’un solo flamboyant s’impose, il a longtemps été confié à Mick Taylor ou, plus tôt, à Brian Jones ; plus tard, Ronnie Wood prend le relais. Richards peut soloter, bien sûr, mais son génie propre est ailleurs : au cœur de la mesure.
Harrison se reconnaît dans cette hiérarchie des priorités. Il sait ce qu’il n’est pas — un soliste blues à la manière des Kings — et il sait ce qu’il est : un musicien de chanson qui cherche la mélodie juste, la couleur utile, la note qui raconte.
Harrison, l’orfèvre du mélodique : du rockabilly à la slide
Réduire George Harrison à un « lead modeste » serait une erreur. Son langage s’est forgé dans un alliage patient. Il y a l’empreinte rockabilly — Carl Perkins, Scotty Moore — qui se devine dans les double‑stops lumineux et les plans sautillants de la première période. Il y a l’école américaine — Chet Atkins, l’art des voicings propres et des arpèges au pouce précis. Il y a, dès 1965–1966, l’ouverture aux musiques indiennes : le sitar, puis surtout une écoute neuve des modes, des drones, des sustain longs qui influenceront sa façon de phraser à la guitare.
À partir de 1969, Harrison impose une voix supplémentaire dans la pop : la slide guitar tenue comme une voix humaine. Sur All Things Must Pass, ses lignes de slide ne sont pas des effets ; elles sont des mélodies parallèles, qui chantent à égale dignité avec le chant principal. Plus tard, sur My Sweet Lord, Give Me Love (Give Me Peace on Earth) ou Cheer Down, la slide devient son empreinte. Ce n’est pas un solo à la manière des bluesmen dont il parle ; c’est un chant.
« Nous faisons des disques » : la morale d’un artisan
La petite phrase de George Harrison — « Nous faisons des disques » — résume une éthique. À l’ère où la scène devient l’arène de la virtuosité, où la vitesse et le tapping aimantent les projecteurs, Harrison rappelle le monde où il a grandi : celui des studios, de l’accumulation de prises, des micros positionnés au millimètre, des sons qu’on cherche des heures pour qu’ils tiennent dans le mix. Dans ce monde‑là, la guitare rythmique n’est pas un poste subalterne ; c’est la clé de voûte. Elle décide de la respiration du morceau, de son attaque, de son attaque et de sa relance.
Que Keith Richards excelle précisément à cet endroit explique l’admiration de Harrison. Les riffs de Satisfaction (joué au fuzz, mais pensé comme une partie rythmique), Jumpin’ Jack Flash, Brown Sugar, Start Me Up ou Beast of Burden n’ont pas besoin d’exégèse : ils organisent la chanson avant même que la voix n’entre. Ils définissent une zone où la basse se loge, où la batterie peut converser, où les autres guitares peuvent weaver.
Beatles en studio : rigueur et sueur derrière la finesse
L’étiquette de « rats de studio » collée aux Beatles a parfois fait oublier une autre réalité : jusqu’à 1966, c’est un groupe de scène qui joue fort, vite, dans des salles hurlantes où il faut tenir la mesure contre la tempête. Cette école du live forge des réflexes. Lorsque le groupe se retire ensuite dans les studios (Revolver, Sgt Pepper, The Beatles, Abbey Road), il transfère cette énergie dans des formes plus savantes : overdubs, sons filtrés, expérimentations. Mais à la base, il y a toujours une section rythmique qui parle. Harrison, le compositeur qui place son solo comme un épilogue plutôt que comme un clou, a appris à économiser : ne jouer que ce qui manque, rien de plus.
Les Stones : un laboratoire du rythme sous haute tension
À l’autre bout du miroir, les Rolling Stones ont bâti une royaume sur l’accent et la dévoration du temps. Le riff de Gimme Shelter ouvre un espace où la batterie se met à respirer différemment, où la basse tresse des ostinatos feutrés. Tumbling Dice flotte sur une inégalité voulue, celle‑là même qui fait swinguer les big bands. Honky Tonk Women tient sur une carrure boitillante, entre shuffle et straight. Dans chacune, la main droite de Keith Richards fait loi. Harrison n’a pas besoin de sur‑argumenter : il écoute le métier.
Les Traveling Wilburys : « cinq guitaristes rythmiques » et aucune hiérarchie
Lorsque George Harrison plaisante en disant que les Traveling Wilburys réunissaient « cinq guitaristes rythmiques », il ne pratique pas l’auto‑dérision gratuite. Avec Bob Dylan, Tom Petty, Jeff Lynne et Roy Orbison, il fonde un collectif où personne n’écrase personne. Handle with Care, End of the Line, Tweeter and the Monkey Man : partout, les guitares ont le rôle de porte‑voix de la chanson, pas de terrain de compétition. Chacun strumme, ponctue, répond. À l’arrière‑plan, la production de Lynne organise les espaces comme un architecte.
La plaisanterie de Harrison fait, en creux, l’éloge de la guitare rythmique : on peut réunir cinq monstres de chanson, et l’harmonie naît d’abord de mains droites qui s’accordent. C’est aussi une philosophie : la chanson avant le solo.
Que signifie « être bon en rythme » ? Anatomie d’une main droite
Dire qu’un musicien est un grand guitariste rythmique ne revient pas à saluer une compétence secondaire. C’est reconnaître une somme de micro‑gestes. Côté main droite : la capacité à placer des balayages réguliers sans raidir le temps ; à marquer les contre‑temps sans les écraser ; à ouvrir les silences pour laisser respirer le chant. Côté main gauche : le choix des voicings — accords ouverts, renversements hauts sur le manche, notes pédales — qui colorent l’harmonie sans la charger. Au milieu : l’écoute de la batterie et de la basse, l’art d’entrer dans la charnière caisse claire/charley, de répondre au kick sans doubler.
Keith Richards coche chacune de ces cases. George Harrison aussi, à sa manière, quand il strumme une douze cordes sur A Hard Day’s Night ou qu’il sculpte des arpèges au service d’un motif vocal. Leur point commun : une obsession du collectif.
De l’apprentissage à la philosophie : l’acoustique d’abord
Harrison aimait le rappeler aux apprentis guitaristes : on commence par une acoustique, on apprend les accords, on écoute sa main droite avant de rêver au solo. Ce conseil résume sa vision. Le solo n’est pas un couronnement ; c’est un épice qu’on n’ajoute qu’une fois la base cuisinée. Ceux qui brûlent les étapes jouent vite, mais flottent dans le temps. Ceux qui, comme Keith Richards, ont passé des nuits à strummer sur des chansons simples peuvent ensuite poser trois notes et faire bouger une salle.
Le compliment Harrison : plus qu’un avis, une leçon d’écoute
Que George Harrison adoube Keith Richards comme l’un des meilleurs en rythme n’est pas un scoop de people. C’est un mode d’emploi pour écouter le rock. Pendant que l’attention médiatique se focalise sur les climax — un solo spectaculaire, une coda en tapping, une montée finale —, l’essentiel se joue dans ce que fait la guitare quand elle ne solote pas. Est‑ce qu’elle porte la voix ? Est‑ce qu’elle ouvre l’espace pour la basse ? Est‑ce qu’elle respire avec la batterie ? Chez Richards, la réponse est oui. Et chez Harrison, le jugement qui en découle est sans appel : c’est là que se mesure la grandeur d’un guitariste.
Lennon, Richards : la même école, deux dialectes
Le rock ’n’ roll de John Lennon et celui de Keith Richards partagent une racine — le blues —, mais parlent des dialectes différents. Lennon, formé dans les caves de Liverpool, a un strumming serré, percussif, apte à porter des mélodies qui courent. Richards, élevé dans la Tamise des clubs R&B, étire le temps, accroche les contre‑temps, ouvre les accords comme des voiles. Harrison entend cette parenté et ces variations. Son hommage à Keith n’efface pas son admiration pour John ; il complète la constellation.
Pourquoi cette phrase résonne encore en 2025
En 2025, alors que la virtuosité est youtubeisée, que la mesure s’apprend avec un métronome visuel et que les algorithmes récompensent l’éclat, l’intuition de George Harrison garde une force particulière. La guitare rythmique n’a rien perdu de son pouvoir. Elle reste ce feu discret qui chauffe la pièce sans chercher le spot. Écouter le rock par la main droite, c’est changer de focale : on cesse de chercher le feu d’artifice, on guette la braise.
Dans cette focale, Keith Richards demeure un maître. Et l’hommage de George Harrison n’est pas un simple compliment de pair à pair. C’est le signe qu’entre guitaristes qui pensent chanson, on se reconnaît à distance. L’un, Human Riff, tire des accords des éclairs de rythme. L’autre, bricoleur mélodique, place une note où un autre en mettrait dix. Ensemble, ils rappellent une chose simple : le rock n’est pas une course. C’est un rythme qu’on partage.
La grandeur à hauteur de poignet
Au bout du compte, la phrase de George Harrison sur Keith Richards dit autant de Keith que de George. Elle dit la primauté du rythme, l’intelligence du geste qui tient la maison, la lucidité d’un musicien qui sait où se joue la musique. Dans une époque qui confond parfois brillance et importance, cette boussole est précieuse. La guitare rythmique n’est pas l’ombre du solo ; elle en est la condition. Et si Keith Richards en est « l’un des meilleurs », c’est parce qu’il a fait de sa main droite une voix — et qu’à écouter cette voix, on entend une histoire entière : celle des clubs enfumés, des studios crépitants, des scènes qui tiennent sur quatre accords et une idée.
Dans ce miroir, George Harrison se reconnaît. Il s’y voit artisan, serviteur de la chanson, architecte discret. Et de ce regard croisé naît une leçon d’écoute qui vaut bien des cours : pour comprendre une chanson, commencez par écouter la guitare rythmique. C’est là que bat son cœur.