Les cinq reprises incontournables de « Imagine » de John Lennon

Publié le 12 septembre 2025 par John Lenmac @yellowsubnet

« Imagine » de John Lennon, hymne universel, a été repris par Neil Young, Joan Baez, Willie Nelson, Eddie Vedder et Ray Charles. Chaque version apporte une lecture unique, du folk à la soul, de la simplicité solennelle à la transfiguration musicale, confirmant la force intemporelle du texte et sa capacité à toucher toutes les générations.


Parmi les chansons issues de la trajectoire post‑Beatles de John Lennon, « Imagine » occupe une place singulière. Parue à l’automne 1971 sur l’album du même nom, elle s’est imposée d’abord aux États‑Unis (n° 3 du Billboard Hot 100) avant de connaître au Royaume‑Uni un destin à contre‑temps : publiée en single sur le marché britannique seulement en 1975, elle y atteint la 6e place, puis se hisse au n° 1 en janvier 1981 lors de sa ressortie, au lendemain de l’assassinat de Lennon. Depuis 2017, la co‑signature de Yoko Ono est officiellement reconnue, actant une vérité créative que Lennon avait lui‑même défendue. Au‑delà des chiffres, « Imagine » est devenue un chant : texte clair, mélodie dépouillée, piano en état de grâce. Elle se prête aux réappropriations sans perdre sa charge symbolique.

Écrire sur les reprises d’« Imagine » revient à cartographier des gestes plutôt que des prouesses vocales. Les plus fortes ne surjouent pas, elles déplacent le contexte — un téléthon mondial, une scène de festival, un studio de Nashville — et font glisser la chanson vers d’autres grammaires : folk, soul, country, rock alternatif. Les cinq versions rassemblées ici n’épuisent pas la discographie des covers célèbres, mais elles disent, chacune à sa manière, pourquoi cette chanson continue d’aimanter les artistes : elle les oblige à la sincérité.

Sommaire

  • Neil Young : le silence des studios, la stupeur du monde
  • Joan Baez : la droiture folk, Nashville en sourdine
  • Willie Nelson : la sagesse country, entre nylon et swing discret
  • Eddie Vedder : l’épure rock, la foule comme chœur
  • Ray Charles : la soul en majesté, l’évangile à portée de refrain
  • Pourquoi ces cinq‑là ?
  • « Imagine », mode d’emploi : ce que les reprises nous apprennent
  • Un anniversaire qui dure : la vie publique de « Imagine »
  • Écouter autrement : pistes pour redécouvrir ces versions
  • Cinq miroirs, une même flamme

Neil Young : le silence des studios, la stupeur du monde

Quand Neil Young s’assoit au piano le 21 septembre 2001 pour le téléthon America: A Tribute to Heroes, l’Amérique est sous le choc. Les caméras sont fixes, le décor est dépouillé, la sobriété est voulue. Young ne cherche ni le spectaculaire ni l’arrangement « grand soir ». Il joue lentement, laisse respirer les accords, chante avec cette fragilité qui est sa signature. À la marge, un léger voile de cordes souligne certaines cadences ; l’essentiel reste la voix et le piano.

Le choix de « Imagine » dans ce contexte n’a rien d’innocent. Moins de deux semaines après les attentats, reprendre une chanson rêvant d’un monde sans frontières, sans religions comme facteurs de division et sans guerres, c’est faire un pari : celui d’un deuil qui n’abolit pas la pensée. La reprise de Young devient un geste civique ; elle refuse l’escalade verbale, préfère la retenue à l’emphase. Musicalement, rien ne cherche à « moderniser » Lennon. Tout vise à rappeler la beauté nue de l’écriture. C’est précisément ce dépouillement, amplifié par l’instant télévisuel, qui a fait date. Dans l’histoire des reprises de la chanson, celle‑ci demeure l’une des plus émouvantes, parce qu’elle ne s’ajoute pas à l’événement : elle l’accompagne.

Joan Baez : la droiture folk, Nashville en sourdine

Que Joan Baez inscrive « Imagine » sur Come From the Shadows en 1972 a quelque chose d’évident. La folk singer incarne dans les années 1960‑1970 une parole politique sans déclamation, ancrée dans les luttes et la vie quotidienne. Son enregistrement à Nashville — avec des musiciens de session qui ont façonné tant de classiques — ne travestit pas la chanson : guitare acoustique en avant, voix limpide, tempo légèrement plus souple que l’original. Baez ne « reprend » pas pour briller ; elle reformule pour porter. Le timbre net, sans vibrato inutile, adoucit quelques angles harmoniques et fait affleurer une tendresse qui, chez Lennon, restait en tension avec l’utopie énoncée.

La version de Baez est aussi un signal d’époque. En 1972, Yoko Ono devient de plus en plus visible comme partenaire artistique de Lennon, et la scène folk américaine se réorganise autour de causes (Vietnam, droits civiques, minorités). Qu’une icône comme Baez adopte « Imagine » et la place à la fin de son album, c’est lui donner le rôle de coda morale : une façon de revenir au simple au moment de dire adieu à un disque traversé de combats. On y entend la vertu cardinale de la folk : aller au cœur.

Willie Nelson : la sagesse country, entre nylon et swing discret

Il n’est pas besoin de grands gestes quand on possède un phrasé aussi immédiatement reconnaissable que celui de Willie Nelson. À la guitare — son fidèle instrument en cordes nylon, baptisé « Trigger » —, avec ce petit retard sur la mesure qui le rend unique, Nelson emmène « Imagine » vers un autre paysage sans l’arracher à son esprit. En 2007, il en livre une lecture en studio dans le cadre d’un projet caritatif international, puis la chante en 2015 sur la scène du Madison Square Garden lors du concert anniversaire consacré à Lennon. À chaque fois, la même économie : mélodie respectée, ornements parcimonieux, respirations franches.

Ce qui frappe ici, c’est la manière dont la country de Nelson sert le texte sans le country‑fier. Pas de pedal steel trop bavarde ni de chœurs surlignés ; juste l’évidence d’une voix qui sait raconter sans surjouer. Là où d’autres pourraient appuyer le message, Nelson choisit la conversation. On croit entendre un ami qui murmure une conviction plutôt qu’un artiste qui déclare une thèse. Cette modestie est sa force : elle fait de « Imagine » une prière profane, au chaud entre deux chansons de son répertoire.

Eddie Vedder : l’épure rock, la foule comme chœur

Lorsque Eddie Vedder s’empare de « Imagine » en juillet 2014 lors d’un concert solo au Portugal, le contexte est moins solennel qu’un téléthon mondial, mais l’effet est tout aussi parlant. Sur scène, il n’a qu’une guitare et un micro. Le public reconnaît instantanément les accords d’ouverture et réagit en communion. Vedder chante bas, renonce aux hauteurs qui, chez Lennon, ouvrent la voix, et laisse la salle compléter les lignes qu’il ne force pas. L’arrangement n’en est pas un : c’est une mise à nu.

Cette version dit quelque chose d’essentiel sur l’universalité de la chanson. L’audience venue pour le chanteur de Pearl Jam — héritier du grunge et des saturations électriques — reprend un standard de la pop pianistique des années 1970 comme s’il lui appartenait de longue date. Enregistrer la performance pour en faire un single au profit d’une cause pacifiste est dans l’ordre des choses : ici, la forme (un folk‑rock réduit à l’os) et le fond (un texte pacifiste) coïncident. La version Vedder prouve que « Imagine » n’a besoin de presque rien pour vivre.

Ray Charles : la soul en majesté, l’évangile à portée de refrain

Avec Ray Charles, « Imagine » bascule ouvertement du côté de la soul et de l’évangile. Son enregistrement en studio, longtemps resté confidentiel avant d’être exhumé dans des compilations au début des années 2000, dévoile un arrangement où le piano conduit la prière et où des modulations discrètes donnent de l’ampleur au refrain. On y retrouve ce qui a fait de Charles un interprète hors pair : une capacité à habiter la ligne mélodique, à faire swinguer les silences, à porter un mot comme « peace » avec un grain de voix qui semble l’avoir toujours contenu.

La scène, plus tard, confirmera la puissance de cette lecture. À la fin des années 1990, lors d’un événement télévisé de grande audience, Charles livre « Imagine » avec cette noblesse chaleureuse qui est la sienne : l’orchestre respire, la voix prend son temps, et soudain la chanson ressemble à un spiritual moderne. Là où l’original misait sur l’intimité du piano de Lennon, Charles déploie une architecture sonore plus ample, sans jamais perdre la clarté du propos. On comprend alors pourquoi tant d’artistes de soul et de gospel l’ont revendiqué comme modèle : il sait transformer sans dénaturer.

Pourquoi ces cinq‑là ?

On pourrait citer mille autres reprises notables d’« Imagine ». Mais ces cinq‑là dessinent un arc convaincant. Neil Young prouve que la chanson peut, par sa seule retenue, parler à des millions dans un moment de deuil collectif. Joan Baez rappelle sa vocation d’hymne civil, fragile et tenace, capable de s’inscrire dans une tradition folk sans perdre rien de sa portée universelle. Willie Nelson montre comment l’art de raconter de la country peut faire briller un texte sans l’alourdir. Eddie Vedder exhibe l’élasticité générationnelle de la chanson, adoptée par un public venu d’ailleurs. Ray Charles, enfin, ouvre la porte à la transfiguration : la chanson devient soul sans cesser d’être Lennon.

« Imagine », mode d’emploi : ce que les reprises nous apprennent

Chaque cover pose la même énigme : que garder ? que changer ? Chez Lennon, trois éléments structurent l’ossature : la mélodie conjointe, le piano de type ostinato et le texte qui avance par hypothèses (« imagine… »). Les meilleures reprises conservent au moins deux de ces piliers et en remodèlent un. Neil Young garde la mélodie et le texte, mais joue un piano plus élastique, avec des suspensions plus longues. Joan Baez remplace le piano par la guitare, conservant le pas mesuré qui laisse les mots respirer. Willie Nelson amène son pulsé singulier et l’attaque douce de ses cordes nylon, ce qui change la texture sans altérer la ligne. Eddie Vedder fait de l’auditoire un acteur ; l’arrangement minimaliste met les voix du public au centre. Ray Charles élargit le cadre : harmonies enrichies, contre‑chants de cuivres ou de chœurs, dynamique travaillée.

Ces choix ne sont pas que musicaux : ils sont éthiques. « Imagine » n’est pas un texte « interprétable » comme on s’empare d’un personnage de théâtre ; c’est un programme. Le reprendre engage son auteur d’un soir. D’où, chez Young, la gravité télévisuelle ; chez Baez, l’humilité ; chez Nelson, le sourire contenu ; chez Vedder, la communauté ; chez Charles, la élévation. La chanson, loin d’être un totem figé, devient une mise à l’épreuve : comment, en 2025, dire encore ces mots sans les user ?

Un anniversaire qui dure : la vie publique de « Imagine »

La postérité d’« Imagine » tient aussi à sa vie hors disque. Dans les stades, lors de manifestations, à la télévision, dans des concerts‑hommages, elle surgit dès que l’on cherche un langage commun. Sa carrière chart atypique au Royaume‑Uni — succès différé en 1975, apothéose en 1981 — en est l’illustration. Plus étonnant encore : chaque crise majeure semble l’appeler à nouveau. Lorsque des artistes de générations différentes s’en emparent, ce n’est pas seulement pour saluer un classique ; c’est pour tester la puissance d’un refrain simple face à un monde compliqué.

À ce titre, l’inclusion par Joan Baez au sein d’un album ancré à Nashville, la contribution caritative de Willie Nelson, le single solidaire d’Eddie Vedder et l’instant suspendu porté par Neil Young forment une suite cohérente. Et si l’on y ajoute la lecture soul de Ray Charles, on obtient une palette presque complète de ce que la chanson peut devenir sans cesser d’être elle‑même.

Écouter autrement : pistes pour redécouvrir ces versions

Pour prolonger l’écoute, on peut se fixer quelques repères. Dans la version Neil Young, prêter attention au silence entre les accords : il n’est pas vide, il parle. Chez Joan Baez, écouter comment la guitare accompagne les consonnes du texte, comme si chaque attaque de corde donnait de l’élan à un mot. Sur la lecture de Willie Nelson, se concentrer sur la respiration entre les phrases : c’est là que se glisse la gravité. Chez Eddie Vedder, entendre le public non pas comme un chœur d’appoint, mais comme la matière même de l’arrangement. Enfin, avec Ray Charles, suivre la courbe dynamique : d’un presque rien à un ample presque liturgique.

Ces pistes n’ont rien d’un protocole ; elles invitent simplement à retrouver ce qui, chez Lennon, faisait la force de l’original : une idée simple, tenue avec constance, offerte à qui veut la chanter. Les reprises n’ajoutent pas des couches ; elles déplacent la lumière.

Cinq miroirs, une même flamme

Il y a des chansons dont on peut « faire le tour ». « Imagine » n’en fait pas partie. Chaque interprète sérieux y découvre une chambre d’échos différente : une place pour le recueillement (Neil Young), pour la droiture (Joan Baez), pour la sagesse (Willie Nelson), pour la communauté (Eddie Vedder), pour la transfiguration (Ray Charles). À force d’être reprises, certaines chansons se diluent. Ici, c’est l’inverse : la multiplication des lectures renforce la flamme centrale.

En célébrant l’anniversaire de la chanson, on célèbre cette continuité : un fil tendu de 1971 à 2025, de New York à Nashville, des scènes de festival aux plateaux de télévision, des studios aux rues. « Imagine » n’appartient pas à une époque, elle travaille la nôtre. Et ces cinq reprises, par leur diversité, rappellent que l’utopie n’est pas un slogan : c’est une pratique.