John Lennon et le crédit qu’il a regretté sur Give Peace a Chance

Publié le 12 septembre 2025 par John Lenmac @yellowsubnet

John Lennon a admis regretter d’avoir crédité Paul McCartney pour Give Peace a Chance, une chanson qu’il avait créée avec Yoko Ono. Ce choix, issu d’un accord moral adolescent Lennon–McCartney et non d’un contrat légal, reflète les tensions, les rituels du duo et la transition vers sa carrière solo avec Yoko. L’évolution des crédits montre que la paternité musicale peut être fluide et que la musique transcende toujours les noms imprimés.


Dans les Beatles, John Lennon défend farouchement la paternité de ses chansons. Même lorsqu’Paul McCartney participe fortement à la mélodie ou à la structure, Lennon assume volontiers l’impulsion initiale et, s’il s’en sent l’âme, revendique l’œuvre comme sienne. Pourtant, au fil des années, la pratique des crédits d’écriture au sein du duo a parfois été plus souple : par camaraderie, par réflexe de signature, voire par calcul éditorial. Il existe même un titre pour lequel Lennon avouera avoir commis une erreur : avoir apposé le nom de McCartney sur Give Peace a Chance. « Ce n’était jamais un accord légal entre Paul et moi, juste une entente passée quand nous avions quinze ou seize ans : mettre nos deux noms sur nos chansons, quoi qu’il arrive. J’ai mis son nom sur Give Peace A Chance alors qu’il n’avait rien à voir avec elle », dira-t‑il plus tard. Pour Lennon, à froid, ce crédit aurait dû être Lennon–Ono.

Cette confession, bien postérieure aux faits, ouvre une fenêtre sur un moment charnière de 1969 : à la fois la lente distanciation artistique au sein du groupe et la naissance, au grand jour, du couple John & Yoko comme force créatrice autonome. Elle éclaire aussi la différence entre un usage de crédit, un contrat d’édition et la réalité de la collaboration.

Sommaire

  • 1963–1968 : l’« accord » Lennon–McCartney et la force d’une marque
  • Printemps 1969 : bed‑in à Montréal, chanson‑manifeste
  • Pourquoi le crédit « Lennon–McCartney » sur Give Peace a Chance ?
  • Un crédit qui bouge avec le temps
  • L’arrière‑plan éditorial : Northern Songs, ATV, Apple
  • Le laboratoire Lennon–Ono : du happening à la chanson
  • 14 avril 1969 : « The Ballad of John and Yoko », la journée qui explique tout
  • « Ce n’était jamais un accord légal » : de l’entente d’adolescents au casse‑tête des années 2000
  • Ce que dit la musique : un chant plus qu’une chanson
  • Le rôle de Yoko Ono : muse, co‑architecte, absente des étiquettes
  • De « Cold Turkey » à « Happy Xmas » : l’affirmation d’un auteur solo
  • « Ballad », « Peace » : deux gestes de confiance dans un climat d’orage
  • Héritage et leçon : à qui appartient une chanson ?
  • Conclusion : un regret qui éclaire toute une époque

1963–1968 : l’« accord » Lennon–McCartney et la force d’une marque

Depuis 1963, l’empreinte Lennon–McCartney s’est imposée comme une marque. À l’origine, l’idée est simple et, selon Lennon, informelle : deux adolescents décident que toutes les chansons qu’ils écrivent, ensemble ou séparément, porteront leurs deux noms. La règle n’est pas un contrat juridique entre eux ; c’est un pacte créatif, destiné à cimenter un partenariat et à présenter un front commun aux éditeurs et aux labels. Parallèlement, un cadre légal existe bien : la création de Northern Songs en 1963, sous l’impulsion du publisher Dick James et de Brian Epstein, organise la publication et la monétisation des œuvres Lennon–McCartney, avec des parts capitalistiques qui, très tôt, échappent en partie aux auteurs. L’« accord » qu’invoque Lennon dans ses interviews tardives ne porte donc pas sur la propriété au sens juridique, mais sur l’affichage des crédits.

Ce double niveau – image publique et réalité éditoriale – va structurer toute la période 1963–1968. L’étiquette Lennon–McCartney apparaît sur des titres écrits presque exclusivement par l’un ou l’autre (ainsi Yesterday pour McCartney, Strawberry Fields Forever pour Lennon), sans que cela ne pose initialement de problème, tant la synergie du duo est créative et commerciale. Le crédit partagé devient un pilier de l’identité Beatles et un argument auprès des éditeurs. Il a cependant un coût : il rend invisibles certaines contributions d’un tiers (pensons à George Harrison), et il brouille parfois, rétrospectivement, la cartographie des apports.

Printemps 1969 : bed‑in à Montréal, chanson‑manifeste

Le 1er juin 1969, dans la chambre 1742 de l’hôtel Queen Elizabeth à Montréal, au milieu des caméras, des journalistes et d’un aréopage d’amis, John Lennon enregistre Give Peace a Chance. Le bed‑in du couple John Lennon/Yoko Ono devient studio éphémère ; Tommy Smothers gratte une seconde guitare acoustique, les présents frappent des mains, scandent le refrain. La phrase, lancée à un journaliste – « Just give peace a chance » – se transforme en slogan musical. Quelques jours plus tard, le single, attribué au Plastic Ono Band, paraît chez Apple Records.

Dès sa sortie, la chanson prend une dimension publique. En novembre 1969, lors du Moratorium Day à Washington, près d’un demi‑million de manifestants reprennent le refrain, menés par Pete Seeger. Au Royaume‑Uni, le disque grimpe à la deuxième place, aux États‑Unis au n° 14 : pour un titre enregistré live dans une chambre d’hôtel, l’impact est spectaculaire. Give Peace a Chance n’est pas une ballade d’auteur, c’est un chant pensé pour les foules, une formule simple et répétitive que chacun peut s’approprier.

Pourquoi le crédit « Lennon–McCartney » sur Give Peace a Chance ?

Sur l’étiquette du 45 tours paru à l’été 1969, le songwriting est attribué à Lennon–McCartney. Pourtant, Paul McCartney n’a pas écrit la chanson et n’a pas pris part à son enregistrement montréalais. Rétrospectivement, Lennon l’explique sans détour : il a inscrit le nom de Paul par habitude et par culpabilité – ce rituel des débuts qui voulait que les deux noms figurent quoi qu’il arrive. Il ajoute, non sans sévérité pour lui‑même, que c’était une « bêtise » et que le crédit correct aurait dû être Lennon–Ono.

D’autres observateurs y ont vu, en plus du réflexe, une remise de politesse. Un mois plus tôt, le 14 avril 1969, Lennon et McCartney, seuls en studio à Abbey Road, enregistrent The Ballad of John and Yoko en un éclair, sans George Harrison ni Ringo Starr. Lennon a besoin de sortir le single au plus vite ; McCartney se rend disponible, joue la batterie, la basse, le piano, pose des chœurs. À l’heure des tensions chez Apple, cette séance nerveuse scelle un sursaut de camaraderie. Dès lors, créditer McCartney sur Give Peace a Chance peut s’entendre comme un remerciement implicite. Mais Lennon, quelques années plus tard, rectifiera : la collaboration réelle, ce jour‑là à Montréal, fut celle de John et Yoko.

Un crédit qui bouge avec le temps

Les crédits de Give Peace a Chance ont évolué. Si la première édition de 1969 affiche Lennon–McCartney, plusieurs parutions ultérieures issues de l’estate Lennon basculent vers John Lennon seul : c’est le cas sur la compilation Lennon Legend (1997) ou dans des documentaires des années 2000. Ce glissement reflète l’analyse a posteriori de Lennon lui‑même (l’aveu qu’il aurait dû créditer Yoko Ono) et l’entrée du titre dans la discographie solo du chanteur sous bannière Plastic Ono Band.

À l’inverse, un autre standard, Imagine (1971), a connu le mouvement opposé : en 2017, la National Music Publishers Association a acté publiquement la co‑écriture de Yoko Ono, suivant des propos anciens de Lennon reconnaissant l’apport de ses idées et de son univers (Grapefruit). Deux trajectoires qui disent la même chose : la frontière entre inspiration, co‑écriture et crédit officiel est mouvante, et les écosystèmes juridiques peinent parfois à rattraper la réalité créative.

L’arrière‑plan éditorial : Northern Songs, ATV, Apple

La confusion autour des crédits ne peut se comprendre qu’en regard des structures qui, depuis 1963, encadrent les droits d’édition des Beatles. Northern Songs, fondée avec Dick James et Brian Epstein, publie la plupart des œuvres Lennon–McCartney et, via sa filiale américaine Maclen Music, administre les titres aux États‑Unis. En 1969, coup de théâtre : Dick James et son associé vendent leurs parts à ATV sans prévenir les Beatles, torpillant les espoirs de contrôle de Lennon et McCartney sur leur catalogue. Dans ce contexte, l’« accord » évoqué par Lennon — cette entente non écrite sur l’affichage Lennon–McCartney — n’a jamais été un parapluie légal au sens strict. Il a coexisté avec des contrats éditoriaux signés avec des tiers, qui dictaient l’exploitation des œuvres, mais ne forçaient pas toujours la ** réalité ** de la création.

La suite est connue : ATV passe plus tard entre les mains de Michael Jackson, puis fusionne avec Sony pour devenir Sony/ATV (aujourd’hui Sony Music Publishing), tandis que la maîtrise des masters demeure du ressort des labels. La mémoire des crédits — l’ordre des noms, la présence ou non d’un co‑auteur — devient alors un marqueur symbolique, au delà des flux financiers proprement dits.

Le laboratoire Lennon–Ono : du happening à la chanson

Give Peace a Chance condense la démarche artistique du couple Lennon/Ono au tournant des années 1970 : brouiller la frontière entre vie et art, inscrire la politique dans le quotidien le plus banal, transformer un geste en œuvre. Le bed‑in de Montréal n’est pas qu’un décor : c’est un manifeste. La prise de son rudimentaire, la liste de noms jetée au fil des couplets, la scansion participative créent une forme ouverte, vouée à être reprise, détournée, enrichie. L’idée n’est pas de briller par une mélodie sophistiquée, mais d’armer les foules d’une phrase.

Vu sous cet angle, le débat sur le crédit prend une gravité particulière. Si l’on admet, comme Lennon, que Yoko Ono a été au cœur de la génération de la chanson — par son dispositif (le bed‑in), son langage conceptuel, sa capacité à pousser Lennon vers une simplification radicale — alors le Lennon–McCartney historique apparaît inadapté. Le réflexe de signature a, sur l’instant, pris le pas sur la cartographie réelle des apports. D’où, plus tard, ce regret formulé par John : « Ça aurait dû être Lennon–Ono ».

14 avril 1969 : « The Ballad of John and Yoko », la journée qui explique tout

Pour comprendre l’état d’esprit de Lennon quand il signe Give Peace a Chance, il faut revenir à la séance d’Abbey Road du 14 avril 1969. Ce jour‑là, il arrive avec The Ballad of John and Yoko, urgent récit de sa trajectoire amoureuse et médiatique avec Yoko — de Gibraltar à Amsterdam. George est à l’étranger, Ringo tourne un film ; Lennon insiste : il faut enregistrer maintenant. McCartney dit oui. En une session, les deux hommes finissent la piste à deux, Lennon à la guitare et au chant, McCartney à la basse, aux claviers, à la batterie, aux chœurs. Le single sort fin mai, grimpe n° 1 au Royaume‑Uni, déclenche des censures outre‑Atlantique pour sa référence au Christ. Au cœur des frictions (gestion d’Apple, désaccords managériaux, Allen Klein), ce duo express ravive la chimie originelle.

Que Lennon, quelques semaines plus tard, appose le nom de Paul McCartney sur Give Peace a Chance n’a donc rien d’absurde au regard du moment : c’est un clin d’œil complice, presque un contre‑pied adressé aux observateurs pressés d’acter la rupture. Mais avec le recul, l’honnêteté qu’il revendique comme auteur le rattrape : ce geste contredit la vérité de la création de Montréal.

« Ce n’était jamais un accord légal » : de l’entente d’adolescents au casse‑tête des années 2000

La phrase de Lennon — « Ce n’était jamais un accord légal » — mérite qu’on s’y arrête. Elle ne nie pas l’existence de contrats (ils abondent), elle précise que la règle d’affichage Lennon–McCartney relève d’une entente morale. Or l’histoire ne s’arrête pas en 1970. Au début des années 2000, Paul McCartney teste, sur un album live américain, l’inversion de l’ordre des noms (McCartney–Lennon) pour certains titres dont il est l’initiateur exclusif, relançant un débat public. La veuve de Lennon, Yoko Ono, y voit une tentative de « réécrire l’histoire ». McCartney, lui, rappelle qu’il s’agissait d’une possibilité évoquée entre eux, à l’époque, sans remettre en cause la tradition générale. Preuve que, à défaut d’« accord légal », l’accord historique a le poids d’une constitution.

À l’inverse, la reconnaissance tardive de Yoko Ono comme co‑autrice de Imagine montre que la mémoire des œuvres est vivante et que les institutions (sociétés d’éditeurs, organismes professionnels) peuvent, parfois, réviser les crédits au vu d’éléments documentés.

Ce que dit la musique : un chant plus qu’une chanson

Musicalement, Give Peace a Chance est un cadre. Une cellule rythmique élémentaire, une progression minimale, un refrain martelé comme un mantra. C’est précisément ce vide — au sens dramaturgique — qui permet son appropriation politique. Chaque couplet peut accueillir noms propres, slogans, improvisations. À Toronto en septembre 1969, Lennon l’adapte sur scène. Des décennies plus tard, le chant ressurgit dans d’autres conjonctures (jusqu’en 2022, lorsque des radios européennes s’en emparent symboliquement au début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie). Entre deux dates, la plasticité du morceau reste son génie.

Le rôle de Yoko Ono : muse, co‑architecte, absente des étiquettes

Dans le mythe Beatles, Yoko Ono paie trop souvent la facture des raccourcis. Or, sur Give Peace a Chance, sa présence est constitutive : le dispositif du bed‑in, le cadre conceptuel, la performativité de l’acte sont au cœur de sa pratique artistique. Lennon le reconnaît, parfois avec une lucidité brutale, lorsqu’il dit que le crédit aurait dû refléter cette co‑écriture. Si l’étiquette a tardé à faire place à Yoko (et, dans ce cas précis, ne l’a jamais faite officiellement), l’analyse contemporaine admet l’évidence : Give Peace a Chance est une œuvre‑processus, signée par un couple qui invente sa propre grammaire.

De « Cold Turkey » à « Happy Xmas » : l’affirmation d’un auteur solo

Après Give Peace a Chance, Lennon publie Cold Turkey (1969), cette fois crédité à John Lennon seul, puis Instant Karma! (1970) et Happy Xmas (War Is Over) (1971), co‑signé John Lennon/Yoko Ono. La trajectoire est claire : s’affranchir du parapluie Lennon–McCartney, assumer des prises de parole personnelles et politiques, en duo avec Yoko. L’« erreur » de Give Peace a Chance — ce crédit donné à McCartney par réflexe — fait figure d’ultime reliquat d’une époque qui s’achève.

« Ballad », « Peace » : deux gestes de confiance dans un climat d’orage

L’année 1969 n’est pas que conflits. La séance express de The Ballad of John and Yoko et l’instantané collectif de Give Peace a Chance témoignent, chacun à leur manière, d’un climat où les quatre Beatles cherchent encore des points d’appui communs. L’épisode Ballad rappelle qu’au‑delà des frictions, le dialogue Lennon–McCartney fonctionne : quand l’un appelle, l’autre répond. L’épisode Peace montre, inversement, que Lennon s’aventure déjà hors Beatles, avec Yoko, sans renier l’amitié. Dans ce va‑et‑vient, le crédit « Lennon–McCartney » posé sur Give Peace a Chance ressemble à un pansement jeté à la hâte sur une mue inévitable.

Héritage et leçon : à qui appartient une chanson ?

L’affaire Give Peace a Chance pose une question que l’histoire des Beatles ne cesse d’agiter : à qui appartient une chanson ? À celui qui trouve le geste inaugural, à celle qui invente le cadre, à ceux qui organisent sa diffusion ? Les crédits sont des fictions utiles : ils tracent des lignes là où, souvent, la création est enchevêtrée. En 1969, la fiction utile s’appelle Lennon–McCartney. En 1971, elle peut s’appeler John & Yoko. Entre les deux, il y a une phrase — « Ce n’était jamais un accord légal » — qui rappelle que la vérité d’une étiquette n’épuise pas la réalité d’une œuvre.

Conclusion : un regret qui éclaire toute une époque

Qu’un auteur aussi affirmé que John Lennon exprime, des années plus tard, le regret d’un crédit mal attribué n’est pas anodin. Ce n’est pas un règlement de comptes ; c’est la reconnaissance, lucide, que la tradition et l’amitié ont parfois masqué la réalité d’une collaboration. Give Peace a Chance est née d’un couple, dans une chambre d’hôtel, dans une époque où l’art voulait changer le monde à la force d’un refrain. L’aveu de Lennon ne détruit pas la légende du duo Lennon–McCartney ; il la complète. Il rappelle, enfin, qu’une signature n’est jamais que la trace d’un moment, et que la musique — elle — continue de circuler, d’être chantée, reprise, réinvestie, bien au‑delà des noms imprimés en petits caractères.