Quand George Harrison découvre l’Amérique, incognito et avant tout le monde

Publié le 12 septembre 2025 par John Lenmac @yellowsubnet

En septembre 1963, George Harrison est le premier Beatle à poser le pied aux États-Unis, bien avant l’explosion de la Beatlemania. De son séjour à Benton à une jam inoubliable au VFW Hall d’Eldorado, ce voyage anonyme révèle un musicien curieux et déjà habité par l’Amérique musicale.


Le 29 août 1966, au Candlestick Park de San Francisco, les Beatles montent sur scène pour ce qui sera, en dehors du fameux toit d’Apple en 1969, leur ultime concert public. Il fait froid, le vent balaie le stade, et la clameur couvre tout : comme souvent depuis 1964, l’onde des cris engloutit les instruments et déforme les repères. Entre deux morceaux, les quatre se photographient eux‑mêmes, dos au public, conscients d’écrire une fin. Ringo Starr résumera plus tard l’épuisement : les tournées étaient devenues « ennuyeuses », on ne s’entendait plus jouer, et la musique – désormais audacieuse et expérimentale – n’avait plus de place dans ces arènes où l’hystérie l’emportait.

Ce soir‑là, George Harrison, le plus introspectif du quatuor, n’a aucun regret. Il a déjà exprimé sa lassitude des tournées et son goût croissant pour le studio, espace où les idées trouvent leur forme et où le son se travaille au millimètre. Cette posture, presque anti‑« showman », semble contredire une autre réalité, moins connue : trois ans plus tôt, Harrison a été le premier Beatle à fouler le sol américain, en anonyme, et c’est bien lui qui, le temps d’une jam inattendue, a fait lever les têtes dans une salle de l’Illinois.

Sommaire

  • Septembre 1963 : Benton, Illinois, comme premier port d’attache
  • Louise Harrison, « attachée de presse » avant l’heure
  • Le VFW Hall d’Eldorado : « il grinçait un peu, et tout le monde l’aimait »
  • Des salons aux scènes : le Bocce Ball Club et le salon de McCann Street
  • Un détour par Mount Vernon : la Rickenbacker noire
  • La première porte entrouverte : radio locale et bouche‑à‑oreille
  • Le poids du studio, la fin des tournées : un paradoxe éclairant
  • Les ramifications locales : maison, musées, murales, plaques
  • Une influence qui circule : disques achetés, idées retenues
  • « Premier Beatle en Amérique » : ce que la formule veut dire
  • De Benton à Candlestick : deux images qui s’éclairent
  • Après‑coup : ce que la mémoire locale a retenu
  • Cadrer le mythe, préserver la nuance
  • Un visage, un accent, une guitare noire

Septembre 1963 : Benton, Illinois, comme premier port d’attache

À l’été 1963, les Beatles soufflent après une année d’activité intense. John Lennon part à Paris, Paul McCartney et Ringo Starr en Grèce. George Harrison, lui, choisit de visiter sa sœur Louise Harrison Caldwell à Benton, petite ville minière du Sud de l’Illinois. L’adresse est modeste – 113 McCann Street – mais l’accueil chaleureux, et surtout, personne ne connaît encore George en Amérique. Il peut se promener, discuter, écouter, jouer, comme un jeune musicien de vingt ans en congé.

Ce séjour, entamé mi‑septembre, a la couleur d’une Amérique de carte postale : drive‑in au cinéma, diners, parades locales, camping au Garden of the Gods dans la Shawnee National Forest. Harrison se renseigne sur les voitures, note la disproportion presque mythique entre les rêves anglais et la réalité américaine – des ailes de carrosserie, des convertibles, des maisons de banlieue. À Harrisburg, lors d’un défilé, on le remarque autant pour sa coupe de cheveux que pour son accent. Le contraste est total avec la situation au Royaume‑Uni : à Liverpool et à Londres, She Loves You vient de sortir, la Beatlemania y est déjà sonore, les salles se remplissent à la vitesse d’une rumeur.

Louise Harrison, « attachée de presse » avant l’heure

Si George traverse l’Atlantique pour souffler, Louise ne laisse pas passer l’occasion de promouvoir la musique de son frère. Depuis des mois, elle dépose des 45 tours dans les radios du coin, convainc des animateurs d’essayer ces disques venus d’Angleterre. À West Frankfort, la station WFRX‑AM passe From Me To You puis She Loves You. Surtout, Louise obtient ce qui ressemble à une première : un entretien à l’antenne avec George, conduit par une lycéenne devenue jeune animatrice, Marcia Schafer Raubach. La conversation reste simple – vie quotidienne, goûts, étonnements – mais l’instant est historique : une voix de Beatle passe à la radio américaine avant même l’onde de choc de février 1964.

Cette stratégie artisanale – convaincre de proche en proche, passer par les acteurs locaux, utiliser l’enthousiasme des adolescents – dit beaucoup du contexte. La Grande‑Bretagne a déjà courbé l’échine ; l’Amérique, elle, ignore encore ces quatre Liverpuldiens. Louise comble le fossé à sa manière : les disques, la radio, l’accueil chez elle, les présentations. George, de son côté, joue le jeu avec sa réserve habituelle : il se prête aux questions, sourit volontiers, observe beaucoup.

Le VFW Hall d’Eldorado : « il grinçait un peu, et tout le monde l’aimait »

Tout bascule une nuit de fin septembre au VFW Hall (Veterans of Foreign Wars) d’Eldorado, à une trentaine de kilomètres de Benton. À l’affiche, un groupe local très populaire, The Four Vests, porté par le bassiste Gabe McCarty. George Harrison est dans la salle, Louise aussi. On le sollicite, il hésite, puis monte : une guitare sur l’épaule, quelques mots à l’accent anglais qui captivent l’assistance, un sourire qui déride la salle.

Le répertoire est un bain de classiques américains : Hank Williams (Your Cheatin’ Heart), Chuck Berry (Johnny B. Goode), Carl Perkins (Matchbox, que les Beatles graveront bientôt), sans oublier un clin d’œil à Roll Over Beethoven – numéro souvent confié à George sur scène. Un témoin de la soirée, John Mahoney, résumera le pouvoir discret du guitariste : « avec cet accent anglais, il attirait l’attention de tout le monde ; il grinçait un peu, et tout le monde l’aimait. » La scène est modeste, mais l’instant fort : à quelques mois de l’Ed Sullivan Show, le futur « Quiet Beatle » déclenche sa première ovation sur sol américain.

Dans la petite chronique locale, un détail s’ajoute à la légende : ce jour‑là, Harrison passe chez Edwards’ Men’s Clothing à Eldorado acheter une cravate. Il dira plus tard avoir joué en costume sombre, chemise blanche, sans cravate. Qu’il l’ait portée ou non, l’anecdote cristallise un moment : celui d’un musicien inconnu qui tient à faire bonne figure avant d’entrer sur scène, et que l’Amérique découvrira six mois plus tard dans une tempête médiatique sans précédent.

Des salons aux scènes : le Bocce Ball Club et le salon de McCann Street

La jam d’Eldorado n’est ni la première, ni la dernière. The Four Vests invitent George à un club de bocce à Benton, et certains soirs, la musique se transporte au salon de Louise, à McCann Street, où Kenny Welch et Gabe McCarty déballent leurs instruments pour des sessions domestiques. La matière est simple, l’énergie franche : des titres que tout le monde connaît, des liaisons qui se trouvent en quelques mesures, et cette joie de jouer qui précède toutes les stratégies.

On tient là un laboratoire inversé : pendant qu’en Angleterre les Beatles apprennent à injecter l’Amérique dans une pop moderne, Harrison s’offre, en Illinois, une cure d’américanité à la source. Les morceaux country, rockabilly et R&B qu’il adore depuis l’adolescence reprennent chair dans les mains de musiciens locaux. Cette perméabilité – écouter, absorber, restituer – sera sa force au sein du groupe : un mélodiste discret, mais un filtre exigeant de ce que l’Amérique a produit de plus vivant.

Un détour par Mount Vernon : la Rickenbacker noire

Parmi les arrêts notables de ce séjour, l’escapade à Mount Vernon reste un chapitre à part. Gabe McCarty et Vernon Mandrell y emmènent Harrison au Fenton Music Store. En vitrine, une Rickenbacker à simple micro, modèle 425 (souvent référencée comme 420 selon les catalogues), en finition Fireglo rouge. George la veut noire – pour ressembler à celle de John Lennon –, et le propriétaire, Lester « Red » Fenton, accepte de revernir l’instrument. Le prix tourne autour de 400 $. Harrison revient la chercher quelques jours plus tard, branche la guitare, improvise une demi‑heure avec McCarty à la basse ; la scène a des allures de rite.

De retour à Londres, la Rickenbacker noire entre en service : on la voit dans les apparitions télévisées de l’automne 1963, notamment dans Ready, Steady, Go!. Au‑delà du fétichisme, l’épisode résume une esthétique : Harrison aime les lignes nettes, les attaques précises, les timbres clairs qui tranchent dans un mix. Cette signature – ni clinquante ni timide – sera l’une des assises sonores du groupe.

La première porte entrouverte : radio locale et bouche‑à‑oreille

La puissance de ce séjour ne se mesure pas qu’aux anecdotes. Elle tient dans un écosystème : une sœur engagée, des radios prêtes à tenter un titre venu d’ailleurs, des musiciens du coin heureux d’accueillir un confrère anglais, un public curieux. La WFRX de West Frankfort joue un rôle d’éclaireur : From Me To You et She Loves You entrent à l’antenne, une page est tournée, même si le pays n’en a pas encore conscience.

Il serait exagéré de dire que George Harrison « brise » l’Amérique à lui seul en 1963. Il prépare plutôt une entrée : il dépose de petites semences dans un terreau local – l’oreille des DJ, le réseau d’amis de Louise, la mémoire des salles – qui germeront massivement après le 9 février 1964 sur le plateau d’Ed Sullivan. La loi du phénomène tient souvent à ces préambules silencieux ; Benton et Eldorado sont de ceux‑là.

Le poids du studio, la fin des tournées : un paradoxe éclairant

Quand Harrison pose la Rickenbacker au VFW d’Eldorado, il n’a pas encore vécu l’usure des tournées mondiales. Trois ans plus tard, au Candlestick Park, la boucle est presque fermée : Ringo parle d’ennui, John et Paul cadrent des photos pour le souvenir, George sait qu’il ne reprendra plus la route de la même façon. Entre ces deux scènes, tout s’est joué au studio : Rubber Soul, Revolver, Sgt. Pepper, le double blanc.

Le musicien que l’on découvre en Illinoisfan de Chet Atkins, de Carl Perkins, à l’aise dans un blues carré et une country tendue – est déjà celui qui dira, en 1966, que la scène ne permet plus d’entendre la musique. La trajectoire n’est pas contradictoire : Harrison aime jouer en groupe, mais il déteste le théâtre des hurlements. Sa discrétion n’est pas une distance ; c’est une méthode pour protéger la chanson.

Les ramifications locales : maison, musées, murales, plaques

Si Benton et Eldorado conservent une place dans la mémoire Beatles, c’est aussi parce que les lieux ont été soignés. La maison de Louise, au 113 McCann Street, a été sauvée d’une démolition programmée dans les années 1990 et transformée quelque temps en B&B thématique, A Hard Days Nite. En ville, un musée municipal met en scène des artefacts de la période : platines de radio, coupures de presse, affiches. À l’entrée d’Eldorado, une plaque commémore la soirée du VFW. Sur la route, une murale géante rappelle au voyageurs que George Harrison est passé , avant de traverser l’Amérique par les écrans.

Ces empreintes locales ne relèvent pas de la simple nostalgie. Elles disent comment l’histoire de la pop se fabrique à la croisée des échelles : un quartier, une radio, un club, et, soudain, un monde entier. Elles rappellent aussi qu’un Beatle, malgré la légende, naît d’une suite de petits gestes – une cravate, une radio, un essai avec un groupe – plus que d’un cliché en noir et blanc.

Une influence qui circule : disques achetés, idées retenues

Entre deux sorties, Harrison passe chez les disquaires du comté. Il cherche du Bobby Bland, du Booker T. & the MG’s, des singles obscurs. Dans un bac, il trouve un 45 tours de James Ray, Got My Mind Set On You. Vingt‑quatre ans plus tard, en 1987, il en fera un tube solo mondial, preuve que les récoltes des années 1963 sont durables et que rien, dans la biographie d’un musicien, n’est perdu.

On connaît aussi la place qu’occupent Carl Perkins et la filiation rockabilly dans le jeu de George : le déclic ne date pas d’Eldorado, mais la réactivation sur sol américain y ajoute une vibration. De la même façon, ses goûts pour les harmonies nettes, les guitares à douze cordes ou les accords ouverts se trouvent, à Benton, validés par la confrontation avec des musiciens qui partagent les mêmes réflexes.

« Premier Beatle en Amérique » : ce que la formule veut dire

La formule revient souvent : George Harrison, « premier Beatle en Amérique ». Elle est juste si l’on parle de calendrier. Elle serait trompeuse si on y lisait un privilège ou une prééminence. L’événement décisif, celui qui ouvre les marchés et renverse la donne, reste l’irruption télévisée de février 1964. Ce que fait Harrison en septembre 1963 tient d’autre chose : un repérage humain et musical, un échantillonnage de l’Amérique réelle, loin des cameras, qui nourrit sa palette et prépare le terrain.

Dans cette lecture, le VFW d’Eldorado prend sa vraie dimension : non l’acte qui « brise » l’Amérique, mais l’instant où un Britannique – anonyme, curieux, très bon musicien – prend la mesure d’une salle américaine et y entend comment circule l’énergie lorsqu’on coupe les micros de la télévision. Il n’y a pas de retour d’expérience plus utile pour un groupe appelé à jouer des stades.

De Benton à Candlestick : deux images qui s’éclairent

Mettre en regard la jam d’Eldorado et la soirée de Candlestick ne relève pas du parallèle forcé. Dans la première, on voit George s’insérer dans un groupe, écouter, lancer un titre, sourire, relancer la guitare. Dans la seconde, on entend le bruit qui déforme la musique, on voit un groupe qui s’auto‑documente avec une caméra posée sur un ampli, comme pour reprendre la main sur le récit.

Entre ces deux photos, une formule a changé : de la musique live comme conversation à la musique live comme spectacle. Harrison, par instinct, se tient du côté de la conversation. Il n’est pas l’homme des déclarations en scène ; il est celui des lignes qui serrent un refrain, des intervalles qui éclairent une mélodie, des silences qui laissent passer la chanson. C’est aussi pour cela que son souvenir de Benton et d’Eldorado est précieux : il raconte ce que la musique peut quand elle n’a pas besoin de couverture médiatique.

Après‑coup : ce que la mémoire locale a retenu

On pourrait croire que ces faits se seraient dissous dans l’eau des décennies. Il n’en est rien. Les habitants de Franklin County se souviennent du jeune homme à la chevelure étrange, du défilé de Shriners, des campings au Garden of the Gods. Les musiciens de The Four Vests ont raconté l’embarras du début, l’amitié vite née, les accords partagés. Marcia Schafer Raubach conserve le 45 tours offert par George. La WFRX garde sa petite légende : celle d’une station qui a osé passer un groupe que personne ne connaissait alors.

Il y a aussi un roman familial : des lettres, des prises de distance, des réconciliations tardives. Ces péripéties appartiennent à la vie privée ; ce qui importe ici, c’est la trace laissée par une quinzaine de jours ordinaires dans l’histoire d’un groupe extraordinaire. Le premier pied en Amérique n’a pas été un coup d’éclat : ce fut un séjour ordinaire, et c’est précisément ce qui le rend éclairant.

Cadrer le mythe, préserver la nuance

La célébrité adore les raccourcis. On pourrait réécrire l’affaire ainsi : George Harrison a « conquis » l’Amérique seul, un soir de 1963, guitare en bandoulière. La vérité est plus fine. Harrison a touché l’Amérique de près, au niveau d’une ville, d’une radio, d’un groupe. Il a aimé ce contact direct, parce qu’il parlait la langue de ces musiciens – blues, country, rock’n’roll – et qu’il savait s’effacer dans une formation pour mieux en faire monter le chant.

Ce faisant, il a appris quelque chose qu’il mettra en œuvre ensuite : la musique est un art de la proximité, même lorsqu’elle remplit des stades. La suite de la carrière des Beatles prouvera à quel point cette leçon est fondatrice : si l’on peut inventer en studio ce que la scène ne peut plus rendre, c’est parce qu’on a su, un jour, entendre ce qu’un public écoute quand il n’y a pas d’intermédiaire.

Un visage, un accent, une guitare noire

Quand on résume la fabuleuse histoire des Beatles, les dates reviennent : Ed Sullivan, Shea Stadium, Candlestick Park. Il faut y ajouter un lieu plus modeste : un VFW Hall d’Eldorado, Illinois, et une ville de Benton où l’on écoute la radio dans un salon. Là, George Harrison, 20 ans, a souri, a parlé avec son accent anglais, a joué sur une guitare bientôt noire, et a retenu un peu de cette Amérique qui le fascinait depuis l’enfance.

Quelques mois plus tard, sous les projecteurs d’Ed Sullivan, les États‑Unis découvraient enfin à quel point cette fascination avait été créatrice. Et trois ans après, dans le vacarme de Candlestick Park, un groupe épuisé disait adieu à la route. Entre les deux, l’image d’Harrison au VFW reste peut‑être la plus fidèle : un musicien calme, curieux, en place, qui n’a jamais eu besoin d’élever la voix pour attirer tous les regards.