Paul McCartney et George Harrison n’ont coécrit que deux chansons dans l’histoire des Beatles : « In Spite of All the Danger » (1958), premier essai gravé par les Quarrymen, et « All for Love » (1995), restée inédite. Deux bornes rares mais significatives, qui révèlent la complexité de leur relation musicale, entre collaboration intense et co-signatures exceptionnelles.
Parmi les mythes qui entourent les Beatles, il en est un tenace : l’idée que Paul McCartney et George Harrison se seraient foncièrement opposés – l’un jugé trop « léger », l’autre trop « récalcitrant ». La réalité est plus subtile : ils ont été des partenaires de travail acharnés, parfois frictionnels, toujours interdépendants. Ce qui est vrai, en revanche, c’est la rareté absolue de leurs co‑signatures. En près de dix ans d’activité commune, ils n’ont quasiment jamais apposé leurs deux noms sans ceux de John Lennon ou Ringo Starr.
Deux titres font exception et encadrent, presque comme un prologue et un épilogue, l’histoire des Fab Four : « In Spite of All the Danger » (1958), gravée par les Quarrymen et créditée McCartney‑Harrison, et « All for Love » (1995), une chanson inédite écrite et travaillée par Paul et George lors des sessions Anthology – avant de rester au coffre. Ce dossier revient, en profondeur, sur ces deux jalons : le contexte, la musique, ce que l’on sait et ce que l’on ignore encore, et ce qu’ils disent de la relation entre les deux hommes.
Sommaire
- 1958, Liverpool : « In Spite of All the Danger », premier geste d’auteur
- Ce que « Danger » révèle du tandem McCartney‑Harrison
- Pourquoi si peu de co‑signatures ensuite ?
- 1994‑1995 : Anthology, Jeff Lynne, Hog Hill Mill – et « All for Love »
- À quoi « All for Love » aurait‑elle pu ressembler ? Les bornes du plausible
- « Maintenant et puis » : le contre‑champ de 2023
- Deux bornes temporelles, une même logique de travail
- Collabore‑t‑on « exclusivement » dans un groupe ?
- Ce que ces deux titres disent de leur relation
- Héritages croisés : « Danger » comme matrice, « All for Love » comme énigme
- Deux bornes d’un même arc
1958, Liverpool : « In Spite of All the Danger », premier geste d’auteur
À l’été 1958, le groupe s’appelle encore les Quarrymen. John Lennon, Paul McCartney, George Harrison, Colin Hanton à la batterie et John « Duff » Lowe au piano s’offrent une séance à la Phillips Sound Recording Service, le home‑studio de Percy F. Phillips, 38 Kensington, Liverpool. Deux titres sont captés direct‑to‑disc sur un 78 tours aluminium‑acétate : une reprise de Buddy Holly (« That’ll Be the Day ») et « In Spite of All the Danger ». Le coût est modeste pour l’époque – dix‑sept shillings et trois pence – mais assez pour qu’on s’astreigne à un règlement au centime près et à une organisation millimétrée : un seul micro suspendu, une prise par face, aucun mixage possible, et une lathe (tourne‑disque de gravure) qui approche dangereusement du centre quand la chanson s’étire.
Le crédit « McCartney‑Harrison » a parfois intrigué : Paul a souvent expliqué, avec sa malice coutumière, qu’il tenait l’essentiel de l’écriture et que George y avait « écrit » le solo de guitare, ce qui, dans leur esprit de gamins de Liverpool, justifiait la co‑signature. C’est précisément ce caractère artisanal – au sens noble – qui rend le disque précieux : McCartney structure déjà très fermement l’arrangement, Harrison y trouve un espace pour poser un phrasé clair et chantant, Lennon mène la voix lead avec l’aisance skiffle des débuts, et Duff Lowe plaque au piano les arpèges qu’on lui a demandés – sans improvisation. On entend une culture de l’atelier : chacun sert la chanson.
Sur le plan musical, « In Spite of All the Danger » tient du pont entre doo‑wop et skiffle : progression harmonique simple, chœurs en réponses, tempo médian. La prise publiée plus tard sur Anthology 1 (1995) est plus courte (2’42) que la gravure originale (3’25), vraisemblablement éditée pour compacter le final. Le grain de la prise unique, avec ses équilibres imposés par la pièce, donne au morceau une patine documentaire : c’est moins une démonstration qu’une photo sonore de ce que savait déjà faire ce quintette en 1958.
L’histoire du support ajoute au roman : un seul exemplaire est pressé. Les membres décident de se le prêter chacun une semaine. Lowe le conserve… vingt‑trois ans. En 1981, McCartney rachète l’acétate, le fait restaurer, en tire quelques replicas pour ses proches, puis autorise la publication d’un transfert sur Anthology 1. Entre les deux, la chanson a eu le temps de se charger d’une valeur symbolique : elle capture la naissance enregistrée du trio Lennon‑McCartney‑Harrison – avant que la marque Lennon‑McCartney ne monopolise, pour des raisons à la fois contractuelles et créatives, l’écrasante majorité des crédits.
Ce que « Danger » révèle du tandem McCartney‑Harrison
Écouter « In Spite of All the Danger » aujourd’hui, c’est surprendre Paul et George dans leur période d’apprentissage, avec des rôles déjà perceptibles. McCartney mène la barque : il cadre le piano, organise les entrées, donne des consignes précises. C’est une constante : chez lui, la chanson est un dispositif où chaque pièce doit s’emboîter. Harrison, lui, trouve un espace d’expression dans les interludes ; il n’est pas encore le coloriste modal qu’il deviendra, mais il a déjà cet art du trait net, jamais bavard. Leur co‑signature n’a donc rien d’un forçage : elle documente un moment où la collaboration était organique, sans enjeu de pouvoir.
Au miroir de leurs parcours, ce premier geste préfigure aussi une dialectique qui structurera les sixties : Paul, l’architecte de forme, George, l’explorateur de ton et de timbre. Dans « Danger », la forme est classique ; dans leurs œuvres ultérieures, cette base accueillera des audaces : fuzz de « Think for Yourself », sarcasme sec de « Taxman », lumière d’« Here Comes the Sun », modalité de « Love You To »… Mais l’écoute des débuts rappelle une évidence : bien avant les contradictions de 1969, ils savaient fabriquer ensemble.
Pourquoi si peu de co‑signatures ensuite ?
La rareté du binôme McCartney‑Harrison s’explique par la structure même du projet Beatles. Le contrat et la dynamique interne instituent très tôt le duo Lennon‑McCartney comme marque‑auteur, même lorsque l’un des deux signe seul une chanson. À partir de 1965, Harrison impose de plus en plus ses pièces personnelles, mais il le fait en son nom, sans les co‑sigles symboliques qui collent à ses aînés. Travailler ensemble ? Ils le font constamment – Paul prend la basse chantante et parfois la guitare soliste (écoutez le solo de « Taxman »), George oriente des textures (le Moog d’Abbey Road, les guitares harmonisées), les deux bâtissent des arrangements à quatre. Mais co‑signer, c’est autre chose : cela engage un récit juridique et symbolique que l’écosystème Beatles, tel qu’il se fige à Londres, n’encourage pas vraiment.
Résultat : entre 1958 et 1995, aucune autre chanson « McCartney‑Harrison » n’est publiée. Leur coopération s’exprime autrement : studio, prises, tournées, et cette complicité parfois grinçante que captent les rushes des sessions tardives.
1994‑1995 : Anthology, Jeff Lynne, Hog Hill Mill – et « All for Love »
Trente‑sept ans après « Danger », Paul, George et Ringo Starr se retrouvent dans un studio qui porte bien son nom : Hog Hill Mill, le home‑studio de McCartney dans le Sussex. Sous la houlette du producteur Jeff Lynne, les « Threetles » travaillent, fin 1994 puis en 1995, à partir de maquettes de John Lennon remises par Yoko Ono : « Free as a Bird », « Real Love », et un troisième embryon, « Now and Then », que le trio délaisse faute de qualité sonore suffisante à l’époque. Les deux premières pièces sortent en 1995 et 1996 et deviennent, à leur façon, des post‑Beatles.
C’est dans ce contexte qu’apparaît « All for Love ». Le principe diffère : il ne s’agit plus de compléter un démotape de Lennon, mais d’écrire quelque chose de neuf, à trois, avec une paternité McCartney‑Harrison clairement affirmée. Les indices convergent : mention dans la presse spécialisée de 1995‑1996, témoignages concordants de proches, calendriers qui placent la session au printemps 1995. Le morceau est travaillé dans la foulée de « Real Love » à Hog Hill Mill, avec Jeff Lynne au pupitre. Puis… silence. « All for Love » ne paraît ni en single, ni sur Anthology 3.
Pourquoi ? Plusieurs facteurs reviennent dans les récits : l’embarras à publier une « chanson des Beatles » sans Lennon ; une fatigue palpable chez Harrison, peu enclin à s’éterniser en studio ; peut‑être, aussi, une insatisfaction esthétique devant une pièce qui ne trouvait pas son équilibre. De partitions ni de maquette n’ont circulé. On ignore jusqu’à la forme exacte de la demo : ballade en mid‑tempo, chanson pop à trois voix, ébauche plus crue ? À défaut d’enregistrement, il reste le fait – essentiel : McCartney et Harrison se sont assis et ont co‑écrit une chanson originale en 1995, quarante ans après leurs débuts.
À quoi « All for Love » aurait‑elle pu ressembler ? Les bornes du plausible
L’exercice est délicat : imaginer sans fantasmer. Le son des sessions Anthology donne un cadre : Jeff Lynne privilégie des prises serrées, des guitares compressées mais lisibles, des chœurs empilés avec une précision chirurgicale, une basse bien tenue, des batteries droites. Le Paul de 1995 excelle dans les mélodies portantes, la tessiture médiane claironnante et les ponts modulants ; le George de la même époque affectionne les lignes de slide lyriques, les accords ouverts, les couleurs mineures un peu mélancoliques. Entre les deux, on peut imaginer un dialogue de voix, un bridge où Harrison assombrit la lumière de McCartney, et, pourquoi pas, une coda instrumentale d’un épuré très 1995. Mais ce cadre reste une projection : la seule précaution honnête est de reconnaître que personne hors cercle n’a entendu une version finalisée.
« Maintenant et puis » : le contre‑champ de 2023
L’histoire de « All for Love » s’est écrite en négatif pendant des années : on parlait d’elle à l’ombre de « Now and Then », cette maquette de Lennon laissée en plan par les Threetles en 1995. En 2023, l’équation change : grâce à des outils de séparation audio développés pour le documentaire Get Back, « Now and Then » est achevée et publiée, avec des éléments enregistrés par Harrison en 1995 et des ajouts récents de McCartney et Ringo. Que « All for Love » reste, elle, muette, souligne à la fois sa singularité (une co‑écriture McCartney‑Harrison sans Lennon) et la prudence du camp Beatles dès qu’il s’agit de définir ce qui mérite ou non l’estampille du groupe.
Deux bornes temporelles, une même logique de travail
De 1958 à 1995, on retrouve des continuités. D’abord, une éthique : servir la chanson avant les ego. Dans « Danger », la co‑signature vient d’un solo qui fait corps avec la forme ; en 1995, si « All for Love » n’aboutit pas, c’est sans doute qu’aucun consensus musical ne s’est imposé. Ensuite, une méthode : mettre les idées sur la table, essayer, laisser la pièce dire si elle tient. Cette approche pragmatique, qui a fait la force des Beatles à quatre, se lit encore dans le tandem McCartney‑Harrison tardif.
Enfin, un imaginaire commun : le rock’n’roll des débuts – Buddy Holly en tuteur, doo‑wop et skiffle – et, des décennies plus tard, une pop modernisée qui sait intégrer des sons contemporains sans renier la ligne claire mélodique. Entre les deux, George aura apporté la spiritualité, la modalité indienne et un sens de la satire ; Paul aura poussé l’art de l’arrangement, la basse chantante, la tessiture lumineuse. Deux voies parallèles, rarement co‑signées, souvent entremêlées dans le faire.
Collabore‑t‑on « exclusivement » dans un groupe ?
La question peut sembler scolaire, elle ne l’est pas. En contexte Beatles, « co‑écrire » et « arranger » sont deux actes souvent confondus par le grand public. Les secondes sont quotidiennes : Paul tient la basse, invente des contre‑chants, dessine des ponts ; George pose des voix intérieures, teinte le spectre sonore, propose des modes. Les premières – la co‑écriture formelle – supposent un partage d’idée mélodique, d’harmonie, de texte. À cette aune, « In Spite of All the Danger » et « All for Love » sont bien les deux moments où McCartney et Harrison ont scellé, noir sur blanc, une paternité commune – la première publiée, la seconde inédite.
Que leur coopération au quotidien ait été constante ne contredit pas cette rareté : elle la rend même plus parlante. Harrison tenait à son espace d’auteur, McCartney incarnait une tradition de co‑signature avec Lennon qui a structuré, bien au‑delà des chansons, la gestion et l’image du groupe. Co‑signer à deux, en écartant la marque Lennon‑McCartney, n’allait jamais de soi.
Ce que ces deux titres disent de leur relation
La facilité serait d’y lire un avant idyllique et un après réconciliateur, et de boucher le milieu par un récit de frustrations. Plus instructif : remarquer que McCartney et Harrison ont su s’estimer musicalement, même quand leurs tempéraments divergeaient. Paul pouvait resserrer une forme que George jugeait étouffée ; George pouvait ralentir un tempo que Paul voulait porter au soleil. « Danger » montre un Paul déjà directeur sans être despotique ; « All for Love » laisse deviner – par sa non‑parution – leur commune exigence : si la chanson n’est pas irréfutable, on renonce.
Leur respect affleure ailleurs : McCartney n’a jamais minimisé l’apport de Harrison à la palette des Beatles ; Harrison, y compris dans ses moments de franchise la plus épicée, a reconnu le génie mélodique de Paul. Les sessions Anthology ont réuni des hommes qui, au‑delà de l’histoire, savaient encore s’asseoir autour d’une table et essayer de fabriquer ensemble.
Héritages croisés : « Danger » comme matrice, « All for Love » comme énigme
La matrice de « In Spite of All the Danger » est utile pour comprendre la suite. On y entend le souci de forme de McCartney, la sobriété du jeu de Harrison, le reflexe d’une écriture au service de la voix. L’égratignure du son direct‑to‑disc préfigure, paradoxalement, l’obsession du son qui définira les années 60 à Abbey Road.
Face à elle, « All for Love » a la force d’une énigme : existe, mais ne s’entend pas. Ce silence nourrit la mythologie, mais il est aussi une leçon : toutes les idées des Beatles – même portées par deux de leurs auteurs majeurs – ne deviennent pas des chansons publiées. Quand l’équipe ne valide pas, on oublie le sigle et l’on passe. Il y a, dans cette discrétion, une fidélité à ce que les Beatles ont toujours défendu : le résultat musical compte plus que l’anecdote.
Deux bornes d’un même arc
En 1958, « In Spite of All the Danger » capture des jeunes hommes qui apprennent à écrire et à enregistrer. En 1995, « All for Love » attrape – fût‑ce en creux – des artistes mûrs qui tentent encore une chose simple : composer ensemble. Entre les deux, Paul McCartney et George Harrison auront façonné un pan énorme de la musique populaire moderne, partagé d’innombrables arrangements, riffs, ponts, contre‑chants, sans multiplier les co‑signatures.
Qu’il n’y en ait que deux – une publiée, une inédite – ne diminue en rien l’ampleur de leur conversation musicale ; cela en dit simplement plus long sur la manière dont les Beatles travaillaient et sur le soin qu’ils mettaient à signer. « In Spite of All the Danger » et « All for Love » sont ainsi moins des exceptions que des marque‑pages : au début, une naïveté organisée ; à la fin, une exigence partagée. Dans les deux cas, une même idée : la chanson d’abord.