En 1966, Paul McCartney écrit « Woman » pour Peter and Gordon sous le pseudonyme de Bernard Webb. Un test malin pour prouver que la qualité d’une chanson peut triompher sans la signature Lennon–McCartney. L’histoire d’un pari audacieux devenu succès international.
Au mitan des sixties, quand The Beatles multiplient les innovations et les numéros 1, Paul McCartney décide de tenter une expérience aussi espiègle que risquée : offrir une chanson à des amis, Peter and Gordon, tout en masquant qu’il en est l’auteur. L’objectif ? Tester si une composition pouvait vivre par elle‑même, sans l’aura du crédit Lennon–McCartney. La chanson s’appelle « Woman », paraît en janvier 1966 aux États‑Unis (puis en février au Royaume‑Uni), et elle est signée d’un mystérieux « Bernard Webb » – parfois « A. Smith » sur certains pressages américains. La manœuvre tiendra quelques semaines avant d’être éventée, mais elle laissera une trace singulière dans la galaxie Beatles : un rare cas où McCartney prend ses distances avec son propre nom pour interroger le poids du branding dans le succès pop.
Sommaire
- L’écosystème Epstein : quand les Beatles écrivent aussi pour les autres
- Pourquoi « Bernard Webb » ? La logique d’un alias
- Écriture et enregistrement : une ballade de fin d’année
- Une couverture qui se fissure vite
- Accueil public : des classements honorables
- Ce que raconte « Woman » : écriture, musique, interprétation
- Peter and Gordon avant « Woman » : une trajectoire liée à McCartney
- Une expérience à replacer dans la « cartographie » McCartney
- Le rôle de l’édition : Northern Songs, indice décisif
- Les mots de la critique : une élégance « baroque »
- Aux confins du secret : l’instant Hullabaloo
- Ce que l’expérience dit des sixties
- Après « Woman » : un duo qui rebondit
- Une parenthèse révélatrice dans l’œuvre de Paul McCartney
- Verdict : une fausse moustache pour une vraie chanson
- Repères
L’écosystème Epstein : quand les Beatles écrivent aussi pour les autres
Dès 1963, le manager Brian Epstein comprend qu’il tient, avec John Lennon et Paul McCartney, une machine à chansons. Outre les disques des Beatles, il alimente les artistes de son écurie – Cilla Black, Billy J. Kramer and the Dakotas, The Fourmost – avec des titres taillés pour eux. Dans cette logique, Lennon et McCartney signent des succès pour d’autres, et pas seulement pour le cercle Epstein : on pense au premier hit des Rolling Stones, « I Wanna Be Your Man » (1963), offert à Mick Jagger et Keith Richards avant que les Beatles n’en proposent leur propre version. Quelques années plus tard, McCartney donnera « Come and Get It » à Badfinger, déclenchant la carrière internationale du groupe sur Apple Records.
Cette culture du don s’enracine aussi dans la vie quotidienne des Beatles. Lorsque Paul s’installe chez la famille Asher en 1963, il fréquente Peter Asher, frère de sa petite amie Jane Asher. Le duo Peter and Gordon – Peter Asher et Gordon Waller – va bénéficier de cette proximité : McCartney leur confie « A World Without Love », écrite à 16 ans, que les Beatles n’ont jamais envisagé d’enregistrer. Sorti en février 1964, le titre se hisse au n° 1 au Royaume‑Uni et aux États‑Unis, ouvrant une série de collaborations. Paul leur offrira ensuite « Nobody I Know » et « I Don’t Want to See You Again ». Autrement dit, lorsque « Woman » arrive début 1966, Peter and Gordon ont déjà construit une part de leur succès sur des chansons venues du salon Asher.
Pourquoi « Bernard Webb » ? La logique d’un alias
Au fil de 1965, la signature Lennon–McCartney est devenue synonyme de succès garanti. Le revers : certains observateurs attribuent aux seules initiales la performance des artistes qui interprètent ces chansons. Paul McCartney décide alors de neutraliser ce biais. Il écrit une nouvelle ballade, propose de la donner à Peter and Gordon, mais exige que le crédit n’affiche ni « McCartney », ni « Lennon ». L’alias « Bernard Webb » est choisi – avec, aux États‑Unis, quelques pressages crédités « A. Smith » pour brouiller plus encore les pistes. L’idée n’est pas de mystifier durablement, plutôt de voir ce qu’il se passe quand la musique sort débranchée de son pedigree.
Dans une conférence de presse en 1966, McCartney résumera l’intention : on disait à Peter and Gordon qu’ils « se contentaient de monter dans le train Lennon–McCartney ». D’où la décision de publier « Woman » sans leur nom, afin de démentir l’idée que les hits du duo n’étaient que la prolongation du tandem Beatles. À ce stade, le stratagème n’a rien de cynique : il s’agit d’un test social et médiatique autant que d’un jeu d’auteur.
Écriture et enregistrement : une ballade de fin d’année
« Woman » est composée en 1965 et enregistrée en décembre aux EMI Studios de Londres. La production est confiée à John Burgess, habitué du label Columbia (EMI). L’ADN musical est celui d’une ballade pop élégante, portée par une mélodie diatonique qui se déplie sans esbroufe, et par un habillage de cordes qui en souligne la courbe. La pulsation reste souple, avec un « easy beat » qui évite le pathos. Ce mélange de classique et de pop‑chanson inscrit « Woman » dans une filiation qui va de certaines ballades de 1964‑1965 à la vogue, plus tardive, des orchestrations baroques de la pop britannique.
Le single paraît le 10 janvier 1966 aux États‑Unis chez Capitol (référence 5579), puis le 11 février 1966 au Royaume‑Uni sur Columbia (référence DB 7834). La face B, « Wrong from the Start », prolonge le format sentimental du duo. Sur la galette américaine, certains tirages créditent l’auteur « A. Smith », d’autres « Bernard Webb ». Le copyright d’édition, lui, trahit partiellement l’affaire : la chanson est publiée par Northern Songs (aux États‑Unis, on lit souvent Maclen/MacLen), la maison d’édition de Lennon et McCartney.
Une couverture qui se fissure vite
L’alias « Bernard Webb » fonctionne… deux semaines. La presse musicale s’amuse, flaire le coup, relève la couleur harmonique familière et l’éditeur Northern Songs au bas de l’étiquette. Très vite, des papiers laissent entendre que « ce Webb a un talent étonnant, on dirait Paul McCartney ». Le 11 avril 1966, lors d’une apparition de Peter and Gordon à l’émission américaine Hullabaloo, l’illusion tombe officiellement : « Woman » est présentée au public comme une chanson écrite par McCartney. L’expérience est close.
Rétrospectivement, l’issue importe moins que la démarche. En signant sous pseudonyme, McCartney débranche l’un des moteurs symboliques des sixties – le label « Lennon‑McCartney » – pour voir si l’œuvre tient sans la marque. Elle tient : « Woman » devient un petit succès des deux côtés de l’Atlantique, sans atteindre toutefois l’ampleur des grands titres antérieurs du duo Peter and Gordon.
Accueil public : des classements honorables
Dans les charts américains, « Woman » grimpe jusqu’au n° 14 du Billboard Hot 100, tandis qu’au Royaume‑Uni elle atteint le n° 28. La chanson se classe n° 1 au Canada, et n° 7 en Nouvelle‑Zélande. Bref : le pari de McCartney ne provoque pas un raz‑de‑marée, mais valide l’idée qu’une bonne chanson peut exister sans l’étendard Lennon–McCartney. Billboard, dans sa chronique de janvier 1966, parle d’« une puissante ballade, avec des cordes, des violoncelles à la manière baroque et un rythme souple en solide soutien », saluant à la fois la composition et sa mise en son.
Ce que raconte « Woman » : écriture, musique, interprétation
Textuellement, « Woman » reconduit les atouts du répertoire de Peter and Gordon : un regard direct sur la relation amoureuse, avec un je qui se défend moins qu’il confesse. Le refrain s’ouvre sur une adresse simple – « Woman » – qui fait du titre un vocatif plutôt qu’un concept. Cette économie lexicale renforce l’universalité du propos. Côté musique, la mélodie trace une ligne souple où les inflexions mineures colorent la tonique majeure, dans une dialectique de clair‑obscur typiquement british. L’orchestration se contente d’un écrin de cordes à l’ancienne : contrechants de violons, soutien des altos, assise des violoncelles. On est loin des expérimentations et des ruptures à venir de la pop psychédélique ; c’est justement ce classicisme qui rend la chanson intemporelle.
L’interprétation de Gordon Waller épouse ce format avec sa voix large, tandis que Peter Asher apporte le grain de la deuxième voix et une retenue qui évite le surjeu. La prise de son est nette, sans surcharge d’effets : l’esthétique EMI dans ce qu’elle a de plus propre et efficace. Le tout tient en 2’25 : une durée idéale qui respecte le format radio sans tronquer la chanson.
Peter and Gordon avant « Woman » : une trajectoire liée à McCartney
Pour mesurer l’impact de « Woman », il faut revenir à 1964. « A World Without Love », écrite par McCartney à l’adolescence, devient le premier single de Peter and Gordon et un n° 1 des deux côtés de l’Atlantique. S’ensuivent « Nobody I Know » (Top 10 au Royaume‑Uni, Top 20 aux États‑Unis) et « I Don’t Want to See You Again » (succès américain), trois titres attribués Lennon–McCartney qui installent le duo. En 1965, la trajectoire marque un palier. Lorsque « Woman » arrive, le lien Beatles est à la fois un atout et un frein : atout, parce que ces chansons ont donné au duo son audience ; frein, parce qu’on soupçonne que les hits doivent tout au cachet « McCartney ».
Le stratagème de 1966 permet d’évaluer la part de mérite propre du duo. Verdict : Peter and Gordon possèdent une identité suffisante pour porter un titre sans vitrine Lennon–McCartney, surtout quand la qualité d’écriture est au rendez‑vous. La suite le confirmera : si « To Show I Love You » (été 1966) se fait plus discret, « Lady Godiva » (automne 1966) relancera fortement la machine, culminant n° 6 aux États‑Unis et n° 1 au Canada, avec un retour remarqué dans plusieurs territoires.
Une expérience à replacer dans la « cartographie » McCartney
« Woman » n’est pas le seul moment où Paul McCartney joue avec les identités. À la fin de 1968, il produit pour les Bonzo Dog Doo‑Dah Band le single « I’m the Urban Spaceman » sous le pseudonyme facétieux « Apollo C. Vermouth ». En 1977, paraîtra « Thrillington », album instrumental reprenant RAM sous la signature de « Percy “Thrills” Thrillington », avec tout un roman publicitaire autour d’un personnage mondain fictif. Cet appétit pour les masques dit quelque chose de l’auteur : chez McCartney, la curiosité pour les réactions du public se double d’un goût du jeu qui dédramatise la célébrité. Dans le cas de « Woman », il s’agit moins d’une coquetterie que d’une démonstration : si une chanson est bonne, elle résonnera même sans nom prestigieux à l’étiquette.
Le rôle de l’édition : Northern Songs, indice décisif
Si l’alias « Bernard Webb » ne tient pas longtemps, c’est aussi parce que les indices matériels sont nombreux. Au cœur de l’affaire, on retrouve Northern Songs, la société d’édition fondée pour Lennon et McCartney en 1963 (aux États‑Unis, ses intérêts sont relayés sous l’enseigne Maclen Music). La présence de ce nom dans les crédits publishing attire immédiatement l’œil des journalistes et des collectionneurs. De là à établir le raccourci avec McCartney, il n’y a qu’un pas. Le timing de l’annonce à Hullabaloo montre d’ailleurs que personne ne cherche à entretenir le mystère au‑delà du raisonnable : le test a été mené, le résultat est lisible, l’histoire peut être racontée sans voile.
Les mots de la critique : une élégance « baroque »
La réception critique de « Woman » insiste sur sa sobriété et sa prestance. Le magazine Billboard salue, dès janvier 1966, une ballade puissante dont les violoncelles à la manière baroque apportent un contrepoint noble à la ligne vocale. L’expression dit bien la tendance du moment : dans la pop britannique, l’usage des cordes se fait plus savant sans verser dans la pompe. En deux minutes et demie, « Woman » réussit l’équilibre entre classicisme et modernité.
Aux confins du secret : l’instant Hullabaloo
La révélation sur le plateau de Hullabaloo, le 11 avril 1966, a valeur de scène. À la télévision américaine, Peter and Gordon interprètent « Woman » et l’animateur crédite la chanson à Paul McCartney. La boucle est bouclée : le public américain, qui a déjà propulsé le titre n° 14, entend l’aveu officiel. D’un point de vue communication, la séquence est habile : elle justifie a posteriori la dissimulation initiale en expliquant son but et, ce faisant, elle reconduit la bienveillance dont bénéficie le duo auprès des fans des Beatles.
Ce que l’expérience dit des sixties
Au‑delà de l’anecdote, « Woman » éclaire un moment charnière de la pop. En 1966, la marque Beatles est la mesure du monde : elle draine les ventes, polarise la presse, aimante l’attention. L’opération « Bernard Webb » propose une critique en acte de cette économie de l’aura. Elle rappelle que la qualité des chansons demeure la matière première de la pop, en deçà des systèmes de légitimation. Paradoxalement, l’épisode valide aussi la puissance du label Lennon–McCartney : car si le pari a réussi, « Woman » n’a pas rivalisé, en intensité commerciale, avec les éclats des années 1964‑1965.
Après « Woman » : un duo qui rebondit
La carrière de Peter and Gordon ne s’arrête pas à « Woman ». Dès septembre 1966, « Lady Godiva » marque un retour en force, particulièrement aux États‑Unis, où le titre atteint le Top 10 et s’écoule à plus d’un million d’exemplaires. S’ensuivent d’autres succès comme « Knight in Rusty Armour » et « Sunday for Tea ». Ces trajectoires post‑Beatles montrent que le duo a su convertir l’exposition initiale en une identité durable, faite d’harmonies soignées, d’un humour anglais discret et d’un sens éprouvé de la mélodie.
Une parenthèse révélatrice dans l’œuvre de Paul McCartney
Pour McCartney, « Woman » s’inscrit dans un continuum : écrire pour soi, écrire pour les autres, tester les réactions par le jeu des pseudonymes, déjouer les réflexes des médias. On voit poindre ici le bricoleur du futur – celui qui, en solo puis avec Wings, s’autorisera des voies multiples, du classique au lounge, du rock au music‑hall, en passant par des pièces instrumentales qui replacent la mélodie au centre. « Woman » n’est ni un chef‑d’œuvre absolu, ni un détail anodin : c’est une pierre d’angle qui raconte la manière dont un songwriter pense son métier dans un monde saturé de signaux et de marques.
Verdict : une fausse moustache pour une vraie chanson
En donnant « Woman » à Peter and Gordon sous le nom de « Bernard Webb », Paul McCartney a mené une expérience élégante sur le pouvoir des noms et la force des mélodies. À l’arrivée, la chanson a trouvé son public : Top 20 américain, Top 30 britannique, n° 1 au Canada. La presse a salué sa qualité, et la télévision a servi de théâtre à la révélation. L’épisode, souvent réduit à une anecdote malicieuse, mérite d’être vu pour ce qu’il est : un moment de vérité dans la relation entre création et réception. Sans Lennon, sans l’ombre portée des Beatles, Paul McCartney prouve que sa plume sait tenir debout. Et derrière la fausse moustache de Bernard Webb, on entend bien la voix d’un auteur au métier déjà immense.
Repères
Titre : « Woman » • Auteur : Paul McCartney (sous le pseudonyme « Bernard Webb » ; crédit « A. Smith » sur certains pressages US) • Interprètes : Peter and Gordon • Enregistrement : décembre 1965 aux EMI Studios (Londres) • Production : John Burgess • Édition : Northern Songs (Maclen/MacLen aux USA) • Label : Capitol (USA, réf. 5579, sortie 10 janvier 1966) ; Columbia (UK, réf. DB 7834, sortie 11 février 1966) • Durée : 2’25 • Classements : n° 14 USA (Billboard Hot 100), n° 28 UK, n° 1 Canada, n° 7 Nouvelle‑Zélande • Télévision : Hullabaloo, 11 avril 1966 (reconnaissance publique de l’auteur) • Contexte : suite des collaborations McCartney → Peter and Gordon (« A World Without Love », « Nobody I Know », « I Don’t Want to See You Again »), dans la tradition des chansons « données » par Lennon–McCartney.