Véritable joyau de la pop, « Yesterday » fascine depuis 1965 par sa mélodie limpide, ses harmonies subtiles et son universalité. Entre genèse onirique, succès planétaire et milliers de reprises, ce chef-d’œuvre signé Paul McCartney soulève une question : est-ce la meilleure chanson jamais écrite ?
Depuis près de soixante ans, « Yesterday » hante les ondes, les salons, les salles de concert et les mémoires. La ballade écrite par Paul McCartney et publiée par The Beatles en 1965 continue d’être citée comme l’une des plus grandes chansons de l’histoire de la pop. On la retrouve en tête de classements, dans les coffres des sociétés de droits, dans les registres des reprises et jusque dans l’imaginaire collectif, au point d’avoir donné son titre à un film de Danny Boyle en 2019. Est-ce pour autant « la meilleure chanson jamais écrite » ? La formule a le chic de déclencher des débats sans fin. Pour l’examiner avec sérieux, on remonte au moment où tout a commencé : un rêve.
Sommaire
- Un air tombé du ciel : la genèse à Wimpole Street
- De « Scrambled Eggs » à Yesterday : trouver les mots
- « Je ne veux pas de Mantovani » : l’idée des cordes selon George Martin
- Deux prises, un miracle : l’enregistrement et sa singularité
- Une sortie en deux temps : album, simple américain et cas britannique
- Télévision et scène : Ed Sullivan Show et versions live
- Des chiffres qui pèsent : succès commercial, distinctions et diffusion
- Une mer de reprises : de Ray Charles à Marvin Gaye, d’Elvis à Sinatra
- Pourquoi ça marche ? Une leçon d’écriture populaire
- Le contre‑champ : critiques, réserves, malentendus
- Une icône en culture : du tube au film Yesterday
- Un jalon de l’histoire des Beatles
- La question du « meilleur » : critères, biais et évidences
- Verdict : un sommet indiscutable, une couronne discutable
- Repères essentiels
Un air tombé du ciel : la genèse à Wimpole Street
Fin 1964, Paul McCartney loge au 57 Wimpole Street, chez la famille Asher, qu’il fréquente alors via sa relation avec Jane Asher. Dans la petite chambre mansardée, un piano droit trône près de la fenêtre. Une nuit, le musicien s’éveille avec une mélodie « déjà là ». Il se lève, se place au clavier et laisse ses doigts trouver une suite d’accords d’une logique désarmante : en “positions de sol”, il glisse vers un fa♯ mineur 7e qui appelle un si puis un mi mineur, avant de revenir « comme si de rien n’était » au point de départ. La sensation est si forte qu’il doute de l’avoir écrite : et si son subconscient venait d’emprunter une phrase existante ? Il passera des semaines à interroger son entourage pour s’assurer qu’il n’a volé personne. Le thème, lui, ne le lâche plus.
De « Scrambled Eggs » à Yesterday : trouver les mots
Longtemps, le morceau n’a pas de paroles. McCartney s’amuse à coller des mots de substitution – les fameuses « Scrambled Eggs » – par jeu autant que par habitude de travail. Tout change au début de l’été 1965, pendant une traversée en voiture vers le sud du Portugal, où il rejoint une villa appartenant au guitariste des Shadows Bruce Welch. Sur la route, sous la chaleur, les premières syllabes justes apparaissent : « Yesterday, all my troubles seemed so far away… ». L’économie de vocabulaire épouse la mélodie comme une évidence. De retour, il complète et polit le texte, puis présente la chanson au groupe. John Lennon saluera plus tard « la chanson de Paul, son bébé », allant jusqu’à reconnaître « n’avoir jamais souhaité l’avoir écrite », manière d’en louer la beauté tout en marquant la singularité de sa paternité.
« Je ne veux pas de Mantovani » : l’idée des cordes selon George Martin
En juin 1965, aux EMI Studios de Londres (futurs Abbey Road), la question des arrangements se pose. Producteur et oreilles de confiance, George Martin propose d’ajouter des cordes. McCartney refuse d’abord : il ne veut ni sucre, ni sirupeux, ni pastiche « à la Mantovani ». Martin suggère alors un quatuor à cordes, format chambriste plus nuancé. McCartney s’y intéresse ; Martin écrit une partition d’une sobriété exemplaire, tout en contrechants et en respirations. À la session, on entend Tony Gilbert et Sidney Sax aux violons, Kenneth Essex à l’alto et Francisco Gabarró au violoncelle. L’équilibre naît du frottement entre la voix nue, la guitare acoustique et cet écrin classique : jamais envahissantes, les cordes soulignent l’harmonie, colorent les cadences et portent la mélodie sans la chevaucher.
Deux prises, un miracle : l’enregistrement et sa singularité
Le 14 juin 1965, McCartney enregistre la base : voix et Epiphone Texan jouée en accordage un ton plus bas. Ce choix lui permet de garder des positions de sol tout en sonnant en fa majeur, une tessiture plus confortable pour sa ligne vocale et plus aimable pour les cordes. Deux jours plus tard, il surdouble son chant et le quatuor vient compléter la prise. Fait rare chez The Beatles : c’est, à l’arrivée, le premier titre officiel du groupe à ne faire apparaître qu’un seul Beatle sur la bande master. La version publiée dure à peine plus de deux minutes, condensation parfaite d’une idée qui refuse tout remplissage.
Musicalement, « Yesterday » intrigue par sa phrase mélodique de sept mesures – peu commune en pop – et par un jeu d’aimants harmoniques qui appellent sans cesse le mode mineur relatif. Très vite après l’accord d’F (dénudé, sans tierce appuyée), la progression dévie vers Em7–A7 puis Dm, une sorte de « cadence empruntée » qui installe la teinte mélancolique. Le pont (“Why she had to go…”) clarifie à peine l’horizon avant de ramener, par une descente des cordes sous la note tenue de McCartney, vers la tonique. Cette science de la tension-détente explique en partie l’impression d’évidence : l’oreille « sait » où aller, mais la chanson l’y conduit par un chemin oblique.
Une sortie en deux temps : album, simple américain et cas britannique
À l’été 1965, « Yesterday » paraît d’abord sur l’album Help!. Aux États‑Unis, Capitol publie le 45 tours le 13 septembre 1965, face B Act Naturally. Le titre s’installe au Billboard Hot 100 et atteint le n°1 pendant quatre semaines à partir du 9 octobre. Au Royaume‑Uni, en revanche, le groupe refuse dans l’immédiat la sortie en single, estimant que ce titre atypique ne représente pas l’image collective du moment. Un EP intitulé Yesterday occupe en mars 1966 la première place du classement des EP. La version Beatles ne sortira en 45 tours britannique qu’en mars 1976, culminant au 8e rang. Entre‑temps, le public d’outre‑Manche a déjà accueilli plusieurs reprises à succès, dont celle du crooner Matt Monro, entrée dans le Top 10 dès l’automne 1965. L’histoire de « Yesterday » est ainsi, dès l’origine, bipolaire : triomphe immédiat aux États‑Unis, reconnaissance plus étagée en Grande‑Bretagne.
Télévision et scène : Ed Sullivan Show et versions live
Deux mois après l’enregistrement, le 14 août 1965, les Beatles captent une prestation pour The Ed Sullivan Show, diffusée le 12 septembre : McCartney y chante « Yesterday » seul, accompagné d’un playback de cordes, pendant que ses camarades l’introduisent avec malice. Sur scène, en 1965‑1966, le groupe propose parfois une version en sol majeur, tous réunis ; Paul, lui, adoptera plus tard un format solo avec guitare, fidèle à l’économie originelle. Cette présence scénique – de la télévision américaine aux tournées mondiales de McCartney – contribue à fixer l’icône et à enraciner la chanson dans la mémoire collective.
Des chiffres qui pèsent : succès commercial, distinctions et diffusion
Dans les registres, « Yesterday » coche toutes les cases d’un standard. Le titre reçoit en 1966 un Ivor Novello distinguant la chanson de l’année, entre en 1997 au GRAMMY Hall of Fame, et la société américaine BMI estime à la fin du XXe siècle plus de sept millions le nombre de diffusions radio et TV du titre sur le seul territoire américain. Certaines enquêtes publiques – notamment au Royaume‑Uni à la fin des années 1990 – l’ont désignée meilleure chanson du XXe siècle, tandis que des classements co‑signés par des médias majeurs l’ont proclamée n°1 des chansons pop. Au‑delà des trophées, ces signaux disent la même chose : « Yesterday » est largement perçue comme un sommet de l’écriture populaire.
Une mer de reprises : de Ray Charles à Marvin Gaye, d’Elvis à Sinatra
A‑t‑on déjà vraiment « entendu » « Yesterday » ? La question n’est pas absurde, tant la chanson a été réinventée par des interprètes venus de tous les continents et de tous les styles. On en recense plusieurs milliers de versions – souvent présentée comme l’un des titres les plus repris de l’histoire, elle a franchi depuis longtemps la barre des 2 200 –, des plus attendues aux plus surprenantes. Elvis Presley en faisait un médley scénique avec « Hey Jude » à la fin des années 1960, Frank Sinatra l’a gravée dans ses années Reprise, Shirley Bassey, Aretha Franklin, Judy Collins ou Brenda Lee l’ont interprétée à leur manière. Côté soul, deux lectures bouleversantes dominent souvent les mémoires : celle, habitée, de Ray Charles, et celle, priante, de Marvin Gaye (1970), tout en retenue, où l’ornementation gospel ouvre une autre voie à la plainte du texte.
Le jazz a, lui aussi, fait son miel de « Yesterday ». Oscar Peterson l’a teintée d’un swing sans lourdeur, Sarah Vaughan l’a étirée avec son art du phrasé, et Count Basie en a livré une version au timbre feutré, portée par la voix de Bill Henderson, sur l’album Basie’s Beatles Bag (1966). La chanson s’adapte à tout : classique (jusqu’aux douze violoncelles des Berliner Philharmoniker), country (le duo Willie Nelson/Merle Haggard l’a enregistrée au milieu des années 1980), opéra‑pop (Plácido Domingo), variété britannique ou latine… Elle franchit sans effort les frontières de langue et de style, révélant la solidité d’un schéma harmonique capable d’absorber des esthétiques opposées.
Même les contemporains les plus rétifs ont fini par l’effleurer : Bob Dylan, qui se méfia longtemps de sa sentimentalité, en a chantonné une ébauche lors d’une séance new‑yorkaise du 1er mai 1970 en compagnie de George Harrison – un enregistrement longtemps inédit. Quant à Paul McCartney, il n’a cessé de revisiter son propre titre au fil des décennies, tantôt pur et dépouillé, tantôt enveloppé d’un ensemble à cordes, jusqu’à l’intégrer en 2006 au mash‑up de Love, l’album monté par George et Giles Martin, précédé du motif de guitare de « Blackbird » transposé en fa.
Pourquoi ça marche ? Une leçon d’écriture populaire
Si « Yesterday » touche si largement, c’est qu’elle conjugue plusieurs vertus rarement alignées. La mélodie est chantable, presque proverbiale, au point de survivre sans paroles ni accompagnement. Le texte, d’une simplicité calculée, ne précise ni le lieu, ni le contexte, ni même la cause de la rupture : c’est un poème de regret à la première personne, suffisamment flou pour que chacun y dépose sa propre histoire. L’harmonie, subtile sans pédanterie, s’autorise des incursions – II‑V inattendu vers le relatif mineur, tonalité « décalée » entre écriture et son résultant, pont qui relance l’attention – qui donnent à l’ensemble un relief discret. L’orchestration, enfin, assume l’hybridation : une ballade pop qui s’adosse à un quatuor classique, ni pastiche baroque ni variété chamallow. En deux minutes, McCartney et Martin offrent une leçon de concision.
À cela s’ajoute la dimension iconographique. « Yesterday », c’est aussi l’image d’un Beatle seul, une première qui annonçait autant les ambitions de McCartney auteur‑interprète que les futurs territoires du groupe après 1966. C’est un geste esthétique et symbolique : la pop oserait désormais l’économie, l’intimité, la vulnérabilité assumée. De nombreux songwriters entendront ce signal – l’usage des cordes en ballade deviendra, dans la seconde moitié des années 1960, un trope durable du répertoire pop‑rock.
Le contre‑champ : critiques, réserves, malentendus
L’adhésion quasi universelle n’a jamais empêché les réserves. John Lennon lui-même jugeait que les paroles, prises d’un bloc, « ne disaient pas grand‑chose », tout en saluant la perfection d’exécution. Bob Dylan‑, pour sa part, fustigea longtemps le parfum Tin Pan Alley qu’il croyait déceler dans « Yesterday » et dans « Michelle », préférant l’âpreté des chansons « terre à terre » au pathos policé. D’autres critiques y verront un sentimentalisme trop lisse, une joliesse un peu fade face aux audaces harmoniques ou textuelles de la même époque.
On peut répondre que ces griefs tiennent autant au succès démesuré (l’oreille, saturée, finit par ne plus entendre) qu’à une méconnaissance de sa charpente. Car si « Yesterday » se prête à des lectures sirupeuses, elle résiste justement parce que sa structure est ferme et que sa mélodie est finement équilibrée. C’est la vieille histoire du classique surjoué : l’abondance de versions médiocres fait parfois oublier la qualité de l’original.
Une icône en culture : du tube au film Yesterday
La trace culturelle de la chanson dépasse le strict cadre discographique. En 2019, le film Yesterday de Danny Boyle, écrit par Richard Curtis, bâtit un conte pop sur l’idée d’un monde où The Beatles n’auraient jamais existé, à l’exception d’un chanteur malchanceux, Jack Malik (interprété par Himesh Patel), qui se retrouve seul à connaître leur répertoire et s’en empare. La chanson‑titre sert de déclencheur émotionnel : elle réapparaît dépouillée, « comme neuve », dans la bouche d’un comédien‑musicien dont la fragilité fait écho à la délicatesse du matériau. Qu’on goûte ou non la fantaisie du scénario, le film a contribué à réinscrire le morceau dans l’actualité et à rappeler sa capacité d’émerveillement.
Un jalon de l’histoire des Beatles
Pour The Beatles, « Yesterday » est doublement fondatrice. Elle ouvre la voie à l’usage maîtrisé des cordes dans la pop britannique et à des orchestrations ambitieuses qui culmineront chez les quatre de Liverpool avec « Eleanor Rigby » ou « A Day in the Life ». Elle préfigure aussi l’affirmation, au sein du tandem Lennon–McCartney, de voix d’auteurs de plus en plus individualisées. Qu’un Beatle enregistre et publie un titre seul – sans batterie de Ringo Starr, sans guitare électrique de George Harrison, sans harmonies vocales de John – signalait un mouvement tectonique dans l’identité du groupe, sans en menacer l’unité dans l’instant. Cette singularité renforce l’aura du morceau : « Yesterday » est, à sa manière, un portrait de l’artiste en jeune homme.
La question du « meilleur » : critères, biais et évidences
Reste la thèse initiale : « Yesterday » est‑elle la meilleure chanson jamais écrite ? La réponse dépend d’abord des critères. Si l’on vise la diffusion (ventes, classements, diffusions radio), elle coche presque toutes les cases. Si l’on cherche la fécondité (nombre de reprises, ubiquité dans des styles variés), elle écrase la concurrence. Si l’on pondère la forme (mélodie mémorable, harmonie fine mais lisible, durée idéale, interprétation sûre, arrangement exemplaire), elle tutoie l’excellence. Si l’on priorise l’impact culturel (emblème d’une époque, jalon esthétique, renvois dans d’autres œuvres), elle demeure une référence.
Peut‑on, pour autant, la sacrer ? La musique n’est pas un classement figé ; elle vit de goûts et de contextes. Au panthéon de la chanson populaire, les critères se contredisent parfois : l’âpreté d’un blues, la hardiesse d’un standard jazz, l’électricité d’un hymne rock ou l’audace d’un morceau expérimental ne se comparent pas directement à la grâce chambriste d’« Yesterday ». D’autres titres des Beatles pourraient prétendre au trône selon l’angle : l’inventivité formelle de « Strawberry Fields Forever », la force mélodique de « Hey Jude », la splendeur d’écriture de « Something ». Hors Beatles, l’argumentaire change encore. L’idée d’un « meilleur » absolu relève davantage du mythe que de l’analyse.
Verdict : un sommet indiscutable, une couronne discutable
Ce que l’on peut dire, avec objectivité, c’est que « Yesterday » réunit des attributs rares : mélodie indélébile, texte dépouillé à portée universelle, harmonie subtile, arrangement juste, interprétation sincère, format idéal, héritage immense et capacité d’appropriation par des artistes de tous horizons. Elle incarne un aboutissement de la chanson pop au milieu des années 1960, et demeure un outil d’émotion intact après des milliers d’itérations. Si la meilleure chanson est celle qui résiste au temps, qui se prête à de nouvelles voix sans se briser, qui parle à tous sans simplisme, alors « Yesterday » peut, sans rougir, porter la couronne.
Mais l’honnêteté impose d’ajouter que la couronne est mobile. Les chansons sont des vies minuscules : elles prennent sens selon les époques, les auditeurs, les situations. « Yesterday » n’a pas besoin d’un titre officiel pour prouver sa grandeur. Elle l’a déjà fait, ligne après ligne, voix après voix. Et chaque fois que retentit son premier mot – Yesterday – on comprend que certaines évidences n’ont pas d’âge.
Repères essentiels
Chanson : « Yesterday » (Lennon–McCartney) • Album : Help! (1965) • Enregistrement : EMI Studios (Abbey Road), 14 & 17 juin 1965 • Interprètes sur la master : Paul McCartney (voix, guitare acoustique Epiphone Texan), quatuor à cordes (Tony Gilbert, Sidney Sax, Kenneth Essex, Francisco Gabarró) • Tonalité : fa majeur (guitare accordée un ton plus bas, positions de sol) • Durée : ~2’03 • Production et arrangement de cordes : George Martin • Diffusion : n°1 aux États‑Unis (sept.–oct. 1965), EP n°1 au Royaume‑Uni (mars 1966), single britannique (mars 1976) • Distinctions : Ivor Novello (chanson de l’année, 1966), GRAMMY Hall of Fame (1997) • Indices de réception : milliers de reprises, millions de diffusions radio/TV estimées.