Si « Imagine » est l’hymne le plus connu de John Lennon, « Across the Universe » incarne une profondeur poétique et spirituelle plus durable. Cet article explore comment cette œuvre, souvent éclipsée, surpasse « Imagine » par sa richesse musicale, sa complexité émotionnelle et sa portée universelle, offrant une autre forme de paix, plus intime, plus vivante.
Dans l’imaginaire collectif, « Imagine » s’est imposé comme l’hymne définitif de John Lennon. Chanson‑étendard, souvent entonnée lors de cérémonies officielles, de commémorations et d’événements sportifs, elle semble condenser l’utopie pacifiste de l’ex‑Beatle. Pourtant, réduire l’œuvre de Lennon à cette seule pièce occulte une autre composition qui, par sa profondeur poétique, son mystère et sa portée spirituelle, atteint une intensité autrement plus durable : « Across the Universe ». Sans nier les bonnes intentions ni la force de diffusion d’« Imagine », cet article défend l’idée qu’« Across the Universe » constitue, artistiquement, l’accomplissement le plus riche de Lennon — une œuvre où simplicité rime avec complexité intérieure, et où la quête de paix laisse de l’espace à chacun pour penser, ressentir et se projeter.
Sommaire
- Le malentendu « Imagine »
- Simplicité, accessibilité… et limites
- Genèse d’« Across the Universe »
- Le sens d’un mantra
- Poétique des images versus injonction morale
- Deux écritures, deux musiques
- La production et ses métamorphoses
- Réception, usage public et usure
- La contribution de Yoko Ono et la question de l’auteur
- Entre utopie et attention : deux éthiques de la paix
- Ce que révèle la voix de Lennon
- La dynamique Lennon–Beatles : la friction féconde
- Le vocabulaire de la lumière
- Une question de mémoire : ce qui reste quand on se tait
- Pourquoi la polémique revient‑elle sans cesse ?
- À hauteur d’époque : 1968 contre 1971
- Ni procès ni panégyrique : redonner sa place à la poésie
- Conclusion — Une paix qui laisse de l’espace
Le malentendu « Imagine »
Chanté d’une voix douce au piano, « Imagine » (1971) propose un message universel de concorde. Son texte, d’une clarté volontaire, suggère un monde sans frontières, sans conflits et sans systèmes religieux qui divisent. L’accessibilité était recherchée : Lennon voulait que ses mots traversent les langues et les âges, et Yoko Ono, co‑autrice reconnue a posteriori, a nourri cette vision à travers une esthétique minimaliste et conceptuelle. La chanson a traversé cinq décennies comme une icône : elle s’enseigne, se reprend, se cite.
Ce succès massif entretient cependant un malentendu. À force d’être utilisée comme slogan, « Imagine » perd une part de sa chair. Sa vision, programmatique et déclarative, s’énonce sous forme d’injonctions (« imagine… ») qui posent un idéal sans déployer l’expérience sensible qui l’habite. L’utopie devient plane : l’auditeur adhère ou décroche, mais il lui est moins proposé d’explorer, de douter, de s’égarer. Le texte, très littéral, laisse peu d’angles morts — ces zones d’ombre où l’imaginaire de chacun pourrait s’engouffrer.
Simplicité, accessibilité… et limites
Tout le monde s’accorde : la simplicité d’« Imagine » n’est pas un défaut en soi. Chez Lennon, la forme dépouillée peut mener à des sommets (« Help! », « In My Life », « Julia »). Là où « Imagine » atteint sa limite, c’est dans son rapport au réel. En nommant explicitement ce qu’il faudrait abolir pour atteindre la paix, le texte substitue à la complexité du monde un plan moral d’une beauté fragile. Sa puissance sociale — sa capacité à fédérer — est indéniable ; sa densité artistique, elle, reste discutée. Comme souvent avec les hymnes, la fonction emporte la fiction : la chanson devient un outil plus qu’un monde.
Genèse d’« Across the Universe »
Composée à la fin de 1967 et enregistrée au début de 1968, « Across the Universe » naît dans une période de tension et de mutation pour The Beatles. Lennon, fasciné par l’Orient, la méditation transcendantale et la promesse d’un autre rapport à soi, laisse venir une suite de images mentales qu’il dira compter parmi ses meilleurs vers. La chanson traverse plusieurs vies : une prise de 1968 avec des chœurs féminins, puis un passage dans une compilation caritative de la fin des années 1960, enfin une version transformée en 1970 sur l’album « Let It Be », où Phil Spector ralentit la bande et ajoute cordes et chœurs. Des décennies plus tard, un mix plus sobre remettra en avant la fragilité et la grâce de la voix de Lennon. Chaque avatar éclaire une facette : le chant intérieur, la résignation lumineuse, la contemplation.
Cette trajectoire raconte autre chose : si « Imagine » est un monolithe (un enregistrement conçu comme un statement), « Across the Universe » est un palimpseste. Elle accepte la transformation, supporte l’ornement comme l’épure, et reste identifiable dans ses lignes de force : une mélodie incantatoire, un tempo bercé, un texte visionnaire.
Le sens d’un mantra
Au cœur du refrain, Lennon chante une formule sanskrit : « Jai Guru Deva Om ». Littéralement, on peut l’entendre comme « Gloire au grand maître divin ». Dans la bouche de Lennon, cette phrase‑mantra n’est ni prosélyte ni codée comme un slogan ; elle est souffle. Elle suspend le sens, crée un espace d’écoute où les mots cessent de convaincre pour laisser advenir. Cette spiritualité non dogmatique n’ordonne rien : elle ouvre. Là où « Imagine » propose un programme politique (aussi pacifique soit‑il), « Across the Universe » se tient sur le fil d’une expérience presque mystique : l’attention à ce qui passe en nous, à la pensée qui flue, aux images qui se forment et se défont.
Le mantra joue ici un rôle musical autant que sémantique. Il allonge les voyelles, étire la prosodie, installe le bourdon d’un chant qui plane. Cette suspension, cette apesanteur, furent au cœur de la fascination des Beatles pour les ragas et pour une temporalité musicale moins finaliste que la pop occidentale. « Across the Universe » en garde l’écho sans jamais pasticher : l’Inde n’est pas un décor, c’est un rythme intérieur.
Poétique des images versus injonction morale
On le sait, Lennon aimait la langue en joueur. Dans « Across the Universe », les images se déploient : des mots qui ruissellent, des éclats de lumière qui dansent, des pensées qui s’engouffrent puis s’échappent. Rien n’y est fermé. Le texte n’énonce pas une thèse ; il accueille des expériences : amour, tristesse, identité, distance. Chacun peut s’y reconnaître à sa manière. Cette poétique ne cherche pas à convaincre : elle émeut, déplace, désarme.
À l’inverse, « Imagine » fait de la clarté son moteur. Elle égrène des propositions nettes sur ce que devrait être un monde réconcilié. On peut y voir l’expression la plus didactique de l’humanisme de Lennon, nourri par Yoko Ono et par l’époque. Le problème, pour l’art, c’est que le didactisme épuise vite le mystère. En répétant l’injonction d’« imaginer », la chanson finit par fermer l’imaginaire plutôt que l’ouvrir : elle oriente la rêverie, elle assignerait presque l’auditeur à un devoir de projection. La poésie, elle, procède plutôt par invitation.
Deux écritures, deux musiques
Musicalement, la différence est tout aussi parlante. « Imagine » repose sur une suite d’accords très lisible autour de la tonalité de Do majeur (on y entend le passage caractéristique du Do majeur au Do majeur 7, puis au Fa). Le piano martèle doucement, la mélodie se déroule sans heurts, presque comme un chant de plain‑chant pop. L’arrangement, discret, laisse place au message.
« Across the Universe » épouse une mouvance plus modale. La mélodie ondule, avec ces intervalles qui montent puis retombent comme des vagues, et des harmonies qui basculent entre majeur et mineur. On y perçoit un bourdon latent, des timbres qui scintillent, une respiration large. Le chant n’avance pas vers une résolution triomphale ; il plane. Là où « Imagine » trace une ligne droite et lumineuse, « Across the Universe » dessine une spirale — un mouvement qui revient sans se répéter.
Cette distinction n’est pas qu’esthétique. Elle influe sur la réception. Le public d’« Imagine » est guidé ; celui d’« Across the Universe » est convié à la contemplation. L’une proclame, l’autre suggère.
La production et ses métamorphoses
Le destin des enregistrements renforce ce contraste. « Imagine » a été pensé comme un objet cohérent, une production élégante et contenue où le piano est central. Les différentes éditions et remasters ont surtout polishé la même vision.
« Across the Universe », au contraire, a connu des versions nombreuses. La prise originelle respire la fragilité : voix proche, guitare et touches de percussions délicates, chœurs féminins qui semblent passés par la porte du studio. Sur « Let It Be », Phil Spector ralentit la bande et déploie cordes et chœurs pour amplifier l’effet planant. Bien plus tard, des mixes dépouillés ont redonné à la ligne vocale son relief, rappelant que la force du morceau tient d’abord à son écriture. Cet aller‑retour entre ornement et nudité est signifiant : la chanson tient dans l’air qu’elle crée autant que dans ses notes.
Réception, usage public et usure
Si l’on mesure la portée d’une chanson à sa capacité à rassembler, « Imagine » n’a pas d’équivalent dans le répertoire de Lennon. Son usage répété dans l’espace public en a fait une sorte de bien commun. Mais plus une chanson circule comme rituel, plus elle risque de s’user. Les hymnes vivent avec une ambivalence : ils unissent, et dans le même mouvement, ils s’évident. La reprise solennelle gomme les aspérités ; l’émotion individuelle s’efface devant le consensus.
« Across the Universe », moins sollicité par l’actualité, a gardé quelque chose de son aura. Elle n’est pas devenue une marche à entonner, mais un lieu où revenir. Beaucoup d’auditeurs racontent un choc intime : une première écoute tardive, une nuit de doute, un besoin de silence. Parce qu’elle n’énonce pas quoi penser, elle accompagne comment sentir. Et cela, paradoxalement, en dit plus long sur la paix : non pas un état imposé de l’extérieur, mais une disposition que chacun construit.
La contribution de Yoko Ono et la question de l’auteur
On ne peut évoquer « Imagine » sans parler de Yoko Ono. Son influence conceptuelle — l’art de l’idée, la performance, le vide porteur — a nourri l’esthétique de la chanson. Le fait qu’elle soit désormais associée officiellement à la paternité du morceau rappelle la nature collective d’une création qui, justement, se voulait universelle. Cette reconnaissance ne diminue pas Lennon ; elle replace « Imagine » dans une histoire à deux, faite d’échanges et de défis.
À l’opposé, « Across the Universe » est souvent perçue comme l’exutoire le plus personnel de Lennon au sein des Beatles. Elle surgit à une époque où le groupe craque : conflits de direction, divergence d’envies, fatigue d’un rythme surhumain. Cette tension nourrit la transparence du chant : on entend un homme qui lâche prise, qui observe ce qui le traverse, qui consent au monde tel qu’il est — sans se défausser de ses élans.
Entre utopie et attention : deux éthiques de la paix
Sous l’angle éthique, « Imagine » et « Across the Universe » poursuivent la même boussole : la paix. Mais leurs chemins divergent. « Imagine » privilégie la projection : si l’on abolissait ceci, si l’on supprimait cela, alors la violence reculerait. C’est la voie d’une politique de l’idéal. « Across the Universe » emprunte l’attention : voir ce qui est, éprouver, accueillir. Ce n’est pas l’inaction ; c’est une disposition du regard qui rend possible des gestes ajustés. En termes philosophiques, l’une relève d’une morale de la fin, l’autre d’une éthique de la présence.
Cette différence explique peut‑être la durabilité esthétique de « Across the Universe ». Les métaphores vieillissent mieux que les programmes. Elles ne se démentent pas quand le monde résiste ; elles continuent de résonner parce qu’elles n’ont pas prétendu décrire le monde, seulement ouvrir un espace en lui.
Ce que révèle la voix de Lennon
Il suffit d’écouter la voix. Dans « Imagine », elle est frontale, posée, presque civique. Dans « Across the Universe », elle se fait souffle, fil, chuchotement parfois. On y entend la fragilité que Lennon cherchait souvent à masquer derrière l’ironie ou la rage. Cette fois, il n’explique plus : il dépose. Et c’est peut‑être là que réside le courage artistique : renoncer à la maîtrise du sens, préférer la nudité à la déclaration.
La dynamique Lennon–Beatles : la friction féconde
On aime opposer le Lennon solo au Lennon des Beatles. En vérité, les deux se nourrissent. La grandeur d’« Across the Universe » tient aussi à la friction d’un groupe qui, en guerre larvée, continuait de créer des formes neuves. La contradiction pousse ici à l’invention. Là où, en solo, Lennon pouvait tenir un fil idée‑centré (comme dans « Imagine »), avec les Beatles il devait composer — avec des oreilles différentes, avec des contrariétés. De cette contrainte est née une musique plus ouverte.
Cette observation n’enlève rien à la grâce d’« Imagine » ; elle réinscrit simplement la chanson dans une trajectoire. Quand Lennon écrit « Across the Universe », il est encore le poète qui cherche. Quand il enregistre « Imagine », il est le citoyen‑artiste qui affirme. Dans l’une, il accueille le monde ; dans l’autre, il le conçoit.
Le vocabulaire de la lumière
Une constante relie pourtant les deux chansons : la lumière. Dans « Imagine », la clarté vient du piano, de l’évidence harmonique, de la déclaration. Dans « Across the Universe », la lumière est fragmentée, elle scintille par éclats. Plutôt qu’un jour plein, c’est une aurore qui n’en finit pas de naître. Ce traitement de la lumière sonore — un rien de réverbération, un sustain long, des attaques douces — prolonge le sens du texte : rien ne se fige, tout passe.
Une question de mémoire : ce qui reste quand on se tait
Demandez à des auditeurs ce qui leur revient d’« Imagine » : souvent, un motif de piano, un refrain affiché sur une bannière. Demandez‑leur « Across the Universe » : ce sera un état, une sensation — parfois des images (des pluies de mots, des millions d’yeux), parfois juste un silence après la dernière note. L’une imprime une phrase ; l’autre, un climat. Dans l’histoire de la pop, les deux registres sont nécessaires. Mais si l’on cherche la chanson qui grandit avec nous, qui change sans changer, « Across the Universe » l’emporte.
Pourquoi la polémique revient‑elle sans cesse ?
Parce qu’« Imagine » est devenue un symbole, elle est discutée comme on discute un drapeau. Ses critiques soulignent un idéalisme naïf ; ses défenseurs y voient la foi nécessaire pour agir. Entre ces deux pôles, la conversation s’enlise. « Across the Universe », moins idéologisée, échappe à cette polarisation. Elle nous réunit sans nous aligner. C’est peut‑être l’exigence la plus haute que l’on puisse adresser à la musique : non pas dire le vrai, mais tenir un lieu commun où chacun retrouve sa singularité.
À hauteur d’époque : 1968 contre 1971
Le calendrier compte. En 1968, le monde est en ébullition : contestations étudiantes, mouvements pour les droits civiques, guerre, fracture générationnelle. C’est l’année des images qui débordent, des slogans qui se cherchent, des formes nouvelles. « Across the Universe », avec sa porosité au flux mental, appartient à cette température. En 1971, l’heure est à la formulation : on condense, on résume, on déclare. « Imagine » participe de cette volonté de dire ce que l’on veut voir advenir. Les deux chansons sont justes pour leur moment ; l’une a simplement mieux résisté à l’usure du temps en tant qu’œuvre ouverte.
Ni procès ni panégyrique : redonner sa place à la poésie
Comparer « Imagine » et « Across the Universe » n’a de sens qu’à condition d’éviter le procès sommaire. « Imagine » a touché des millions de personnes, a consolé, a rassemblé. Rien ne l’efface. Mais si l’on déplace la question — non plus « quelle chanson a le plus d’impact public ? » mais « quelle chanson tient le mieux comme œuvre d’art ? » —, alors le verdict change. La poésie d’« Across the Universe », sa manière de faire du langage un paysage, de marier l’intime et le cosmique, en fait une pièce inépuisable.
Conclusion — Une paix qui laisse de l’espace
Au terme de cette exploration, la thèse peut être reprise sans cris : « Across the Universe » est une meilleure chanson de John Lennon qu’« Imagine » si l’on entend par « meilleure » une œuvre qui continue de travailler la mémoire, d’ouvrir des horizons, de laisser chacun venir à elle. « Imagine » demeure un chant nécessaire, un rappel de ce que pourrait être un monde apaisé. Mais à force de servir de bannière, elle s’est immobilisée. « Across the Universe », elle, respire encore. Elle ne nous dit pas quoi penser ; elle nous apprend à écouter.
En cela, elle est peut‑être la plus lennonienne des chansons de Lennon : lucide et vulnérable, simple et mystérieuse, humaine jusque dans son silence. Et si la paix doit avoir un visage musical, qu’elle ressemble moins à une affiche qu’à un ciel où passent des nuages — un ciel que chacun regarde, à sa manière, en levant les yeux, à travers l’univers.