Sorj Chalandon – Le Livre de Kells

Par Yvantilleuil

J’ai toujours aimé la manière dont Sorj Chalandon (« Mon traître », « Le jour d’avant », « Enfant de salaud », « ») parvient à coller sa colère et son indignation aux mots, permettant ainsi à ses phrases de véhiculer beaucoup d’émotion et de sincérité tout en conservant leur sobriété. En apprenant que dans ce douzième roman l’écrivain évoquait sa vie de SDF à 17 ans, je n’ai pas vraiment hésiter à lui emboîter le pas dans la rue, celle qui isole, qui abandonne et qui détruit les plus démunis… mais heureusement pas toujours… parfois la main qui se tend n’est pas celle qui quémande la petite pièce qui permettra d’endormir la faim, mais celle qui aide le malheureux à se relever dans un geste que l’on nommera volontiers solidarité !

Tout débute donc à 17 ans, le moment clé de sa vie où il décide non seulement de quitter Lyon, mais surtout « l’Autre », ce père violent, raciste et mythomane. Un saut dans l’inconnu, vers une nouvelle vie qu’il démarre armé d’un nouveau nom, Kells. Un saut qui prend très vite l’allure d’une chute inéluctable au cœur de cette capitale française que certains surnomment certes la ville lumière, mais qui dévoile très vite ses côtés les plus sombres. Une visite de Paris qui semble issue du guide du pauvre, invitant à séjourner sur des bancs inconfortables ou dans des caves humides, sans oublier les passages obligatoires par la faim et froid. Une errance qui avait tout pour mal finir… jusqu’au jour où des militants de la Gauche prolétarienne lui tendent subitement la main, lui offrant non seulement un toit et des études, mais également une fraternité et une cause à embrasser.  

Le roman s’ancre au tout début des années 1970, situant la renaissance de Sorj Chalandon au même moment que ma propre genèse. En restituant la crasse des trottoirs parisiens et l’effervescence d’une extrême gauche qui rêve d’égalité et de solidarité, l’auteur transforme très vite la ville en personnage à part entière, tout en décrivant avec grand brio et beaucoup de vécu la réalité au quotidien des sans abri. Des bains publics aux nuits à l’abri d’un porche, en passant par la manche pour une baguette, le lecteur accompagne cette errance avec un mélange d’émotion et de révolte… jusqu’au passage de la survie quotidienne à l’engagement, à l’apprentissage du monde et à l’éveil politique. Même si la partie consacrée au militantisme ne m’intéresse pas vraiment à la base, j’ai suivi l’éveil de Kells avec le cœur et le poing serrés.   

Sans adhérer à la cause, je me suis donc inévitablement attaché à ce personnage qui se construit progressivement une identité, passant d’enfant battu à fugueur, puis à militant. Le tout servi à merveille par cette sincérité vibrante qui caractérise la plume de Sorj Chalandon. Un texte débordant de justesse et dénué de pathos, sorti des entrailles d’un auteur ayant connu la honte de la rue, mais qui déroule l’intime sans rechercher l’héroïsme.   

Le Livre de Kells, Sorj Chalandon, Grasset, 384 p., 23€

Elles/ils en parlent également: Clément, Isabelle

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