John Lennon puisait dans un répertoire personnel de chansons oubliées qui reflètent son goût pour l’efficacité, la sincérité et le riff marquant. De Tommy Tucker à Bobby Parker, ces titres dévoilent une boussole artistique exigeante et sans compromis.
John Lennon était beaucoup de choses, mais certainement pas un artiste enclin aux compromis. Son rapport à la musique, qu’elle soit la sienne ou celle qu’il admirait (ou rejetait), obéissait à une boussole intérieure inflexible. Cette posture ne relève pas de la pose : elle est l’aboutissement d’une expérience crucible au sein des Beatles, où la célébrité et ses codes ont longtemps dicté une partie du jeu. Lennon l’a souvent expliqué en des termes limpides : à leurs débuts, les quatre de Liverpool ont dû « faire attention », ajuster leur image, polir leurs réponses à la presse, se plier à l’uniforme des costumes et des chevelures rangées pour passer à la télévision et élargir leur audience.
Avec le pouvoir et l’assurance est venu le temps d’une parole plus directe. Lennon résumait ce virage sans détour : quand le groupe n’avait pas encore la main, il fallait « prendre ça en douceur », accepter certaines concessions. Une fois la machine lancée, il a cherché la vérité plus que la convenance, quitte à heurter. Cette tension – entre l’instinct et la realpolitik d’un système pop colossal – explique en partie la dissolution du groupe : au-delà des facteurs multiples, le différend créatif fut central.
Sommaire
- La rupture comme nécessité : de la pop fédératrice à la confession à nu
- Pourquoi ces « oubliées » comptent encore
- Tommy Tucker – « Hi‑Heel Sneakers » : l’allure et la traction
- Gary U.S. Bonds – « New Orleans » : l’électricité d’un port d’attache imaginaire
- The Lovin’ Spoonful – « Wild About My Lovin’ » : tradition et fraîcheur pop
- The Big Three – « Some Other Guy » : Liverpool se regarde au miroir
- James Ray – « If You Gotta Make a Fool of Somebody » : la souplesse d’une plainte dansante
- Bruce Channel – « Hey! Baby » : un harmonica qui change tout
- Bobby Parker – « Watch Your Step » : le riff comme boussole
- Ce que ces choix apprennent du compositeur Lennon
- Beatles vs. Lennon : deux grammaires compatibles, des priorités différentes
- Des échos précis dans l’œuvre des Beatles
- À l’épreuve de la scène : un goût forgé dans le bruit et la sueur
- Entre admiration et tri : le Lennon critique
- Une modernité discrète
- Épilogue : ce que l’on garde
La rupture comme nécessité : de la pop fédératrice à la confession à nu
Dans les dernières années des Beatles, Lennon veut écrire des chansons qui parlent frontalement de politique, d’intimité, d’enfance fracturée, de société. Le cadre collectif, lui, privilégie des singles irrésistibles et une narration plus générique – du moins à ses yeux. La séparation ouvre les vannes : « Mother » et « Imagine » imposent un je vulnérable, parfois abrupt, qui ne cherche plus l’adhésion par le vernis mais par la nudité émotionnelle. Lennon sait que ces morceaux ne plairont pas à tous ; il s’y tient pourtant, au nom d’une sincérité devenue non négociable. Le prix de la liberté, pour lui, c’est d’assumer la division.
Cette exigence se lit aussi dans ses écoutes et ses références. Aux côtés des géants évidents – Bob Dylan en tête, dont l’influence poétique et structurelle irrigue le Lennon compositeur – on trouve des titres moins convoqués aujourd’hui. Une cartographie intime où l’on croise des chansons de Tommy Tucker, Gary U.S. Bonds, James Ray, The Lovin’ Spoonful, le Big Three de Liverpool, Bruce Channel ou encore Bobby Parker. Autant de pièces qui dessinent un goût pour les villes, les amours perdues, l’autodérision, les riffs qui mordent et les mélodies qui s’accrochent.
Pourquoi ces « oubliées » comptent encore
Parler des « chansons oubliées » de Lennon ne revient pas à dresser un musée de curiosités. Ces titres révèlent ce qu’il cherchait musicalmente : des structures simples mais efficaces, une impulsion rythmique claire, des images nettes. Ils disent aussi comment il transformait l’influence en matière personnelle. Entre la scène rhythm and blues américaine et l’atelier d’écriture du jeune Lennon/McCartney, il y a une ligne haute tension : ces morceaux en sont les pylônes.
Tommy Tucker – « Hi‑Heel Sneakers » : l’allure et la traction
Sortie au début des années 1960, « Hi‑Heel Sneakers » de Tommy Tucker condense le meilleur du blues‑shuffle urbain : un groove carré, une guitare qui claque, une voix qui sourit en coin, et un sens du punch immédiat. Le texte joue sur l’allure – chaussures à talons, attitude – et suggère une scène miniature où la séduction tient en quelques signaux. Pour Lennon, ce langage direct colle à son tropisme : aller droit au centre de la cible, sans ornements superflus.
On comprend pourquoi un tel titre a pu hanter ses écoutes : il épouse la philosophie du riff efficace et du chant tranchant. Dans les clubs où les Beatles ont appris leur métier, à Hambourg comme à Liverpool, ce genre de morceau faisait la différence. La pulsation obstinée permettait de tenir des heures et d’aimanter l’attention d’un public bruyant. Même si « Hi‑Heel Sneakers » n’est pas identifiée comme une pièce centrale du répertoire des Beatles, elle incarne une façon de faire que Lennon emportera partout : une attaque franche, un sourire carnassier et l’idée qu’une bonne chanson marche d’abord avec les jambes.
Gary U.S. Bonds – « New Orleans » : l’électricité d’un port d’attache imaginaire
Avec « New Orleans », Gary U.S. Bonds propose un hymne à la ville en tant que promesse de nuit et de musique. On y entend le chahut d’un dance‑floor, les appels d’une fanfares fantasmée, la foule qui se presse. Lennon, qui a grandi dans la grisaille du nord de l’Angleterre, a souvent projeté sur l’Amérique des images saturées : des villes‑musiques où tout devient possible. « New Orleans » offre précisément cette carte postale sonore : un tempo vif, des cuivres en surbrillance, un chœur qui pousse à l’abandon.
Ce goût pour l’évocation urbaine s’entendra chez les Beatles dans des chansons comme « Penny Lane » ou « Strawberry Fields Forever » (deux visions de Liverpool, transfigurées). Bien que ces deux titres appartiennent à un registre plus psychédélique et baroque, ils partagent avec « New Orleans » un art de faire exister un lieu à travers quelques couleurs sonores. Chez Lennon, l’amérique rêvée sert de miroir à ses propres paysages intérieurs.
The Lovin’ Spoonful – « Wild About My Lovin’ » : tradition et fraîcheur pop
The Lovin’ Spoonful revendiquent une filiation folk‑blues qu’ils teintent d’une pop ensoleillée. « Wild About My Lovin’ », reprise d’une ancienne chanson du répertoire blues, illustre ce mélange de tradition et de légèreté. Lennon y entend ce qu’il aime : une structure claire, une mélodie qui trotte, des guitares boisées qui défilent sans emphase. Le groupe de John Sebastian a souvent été salué par les Beatles ; la conversation d’influences était réciproque.
Ce dialogue se lit jusque dans la Beatlemania mûre : Paul McCartney a volontiers reconnu l’inspiration que lui procura l’insouciance de certaines pièces des Lovin’ Spoonful, au point de composer un standard radiant comme « Good Day Sunshine », parent lumineux de « Daydream ». Chez Lennon, « Wild About My Lovin’ » signale un attrait pour les formes anciennes (le blues, le country‑folk) passées au filtre d’une écriture moderne, nerveuse, débarrassée de graisse.
The Big Three – « Some Other Guy » : Liverpool se regarde au miroir
Dans le Liverpool du début des sixties, le Big Three fait figure d’étalon de club : son sec, section rythmique puissante, guitares à l’attaque rageuse. Leur version de « Some Other Guy » – chanson écrite par Jerry Leiber, Mike Stoller et Richie Barrett – a l’allure d’un manifeste local. Les Beatles s’en emparent très tôt : la célèbre captation au Cavern Club les montre en train d’en faire un missile scénique, avec Lennon au premier plan, la voix éraillée et l’œil qui vrille la salle.
Ce titre est un sésame pour comprendre le Lennon des clubs : il y cherche l’incandescence plus que la perfection, la présence plus que la politesse sonore. « Some Other Guy » devient un révélateur : à Liverpool, des groupes comme le Big Three sont des concurrents et des modèles. En s’en nourrissant, les Beatles affûtent leur propre identité. Lennon, lui, y ancre son goût pour les chansons à réponse immédiate, tendues comme des arcs.
James Ray – « If You Gotta Make a Fool of Somebody » : la souplesse d’une plainte dansante
Avec « If You Gotta Make a Fool of Somebody », James Ray glisse une élégance mélancolique dans un format de pop qui danse. Le morceau marie un falsetto délicat à une rythmique chaloupée, produisant une sensation d’ironie douce‑amère : on sourit en bougeant, tandis que le texte parle de dépit amoureux. Lennon, sensible aux contre‑emplois (des mots durs posés sur des musiques lumineuses, ou l’inverse), se reconnaît dans cette alchimie.
La trajectoire de James Ray offre d’ailleurs un pont inattendu avec l’histoire Beatles : c’est dans son répertoire que George Harrison puisera, bien des années plus tard, la matière de « Got My Mind Set on You », transformée en tube planétaire à la fin des années 1980. Le fil n’est pas direct avec Lennon, mais il dessine un écosystème commun : ces 45‑tours américains qu’absorbaient les adolescents de Liverpool ont irrigué, à des moments différents, la création des uns et des autres.
Bruce Channel – « Hey! Baby » : un harmonica qui change tout
« Hey! Baby », chantée par Bruce Channel, est un earworm qui doit beaucoup à la partie d’harmonica. L’anecdote est connue : lors d’une tournée britannique du début des années 1960, les Beatles croisent Channel et son harmoniciste Delbert McClinton. Ce dernier montre à Lennon quelques trucs de souffle et de phrasé. La suite appartient à l’histoire : l’harmonica devient l’une des signatures du premier son Beatles, de « Love Me Do » à « Please Please Me ».
Le goût de Lennon pour « Hey! Baby » n’a donc rien d’anecdotique. Il y reconnaît la puissance d’un timbre inattendu propulsé au cœur d’une chanson. Leçon retenue : parfois, un seul instrument porté au premier plan suffit à singulariser un single. Cette idée guidera nombre de choix esthétiques des Beatles et de Lennon en solo : faire exister un motif clair qui aimante l’écoute.
Bobby Parker – « Watch Your Step » : le riff comme boussole
Difficile d’exagérer l’influence de « Watch Your Step » de Bobby Parker sur l’écriture de Lennon et plus largement sur le rock britannique du milieu des sixties. Son riff principal – serpentant, syncopé, presque hypnotique – est l’un de ces motifs qui redessinent le paysage. Les Beatles l’ont entendu, intégré, digéré. Dans l’ombre de ce motif, on perçoit des résonances jusque dans « I Feel Fine » et « Day Tripper » : le goût de la répétition, du balancement entre tension et résolution, d’un ostinato qui emporte tout.
Lennon aimait les chansons qui tiennent en un geste clair. « Watch Your Step » en est l’archétype : une cellule qui, répétée, devient narration. Le texte, menaçant en sourdine, ajoute un grain dramatique que Lennon appréciait. Là se joue l’un des points de contact essentiels entre ses écoutes et sa poétique : la conviction qu’un riff peut raconter autant qu’un couplet entier.
Ce que ces choix apprennent du compositeur Lennon
L’ensemble de ces titres dessine un portrait cohérent. Lennon privilégie l’économie et l’impact : peu d’accords, des motifs saillants, des images fortes. Il n’a rien contre la virtuosité, mais elle ne l’intéresse que si elle sert la pichenette émotionnelle. De Tommy Tucker à Bobby Parker, les chansons qu’il cite offrent toutes un levier immédiat : un rhythmique qui agrippe, un refrain qu’on peut scander, un grain vocal qui s’imprime.
Elles révèlent aussi son romantisme à contre‑jour. « New Orleans » convoque le mythe d’une ville‑musique où l’on se perd heureusement ; « If You Gotta Make a Fool of Somebody » maquille la douleur sous une danse légère ; « Wild About My Lovin’ » réhabilite la simplicité radieuse des formes ancestrales. Chez Lennon, l’ironie n’abolit jamais la tendresse. Et quand l’heure est au cri, comme dans certains titres en solo, c’est souvent parce que la douceur a été épuisée.
Beatles vs. Lennon : deux grammaires compatibles, des priorités différentes
On réduit parfois la séparation des Beatles à une opposition caricaturale : Lennon voudrait la confession, le groupe réclamerait la pop. La vérité est plus subtile. Les Beatles ont abrité toutes ces tendances à la fois. Mais la priorité éditoriale du groupe, surtout en période de tournées et de sorties frénétiques, exigeait des chansons de large portée, capables d’être jouées dans des stades hurlants, de soutenir des calendriers industriels, de plaire des États‑Unis au Japon.
Lennon, lui, supporte de moins en moins l’écart entre ce qu’il ressent et ce qu’il doit livrer. Ses « oubliées » favorites trahissent ce besoin d’ancrer la production dans l’humeur, la colère, la fragilité du moment. Elles sont la preuve que ses oreilles allaient chercher, dans des disques parfois déclassés par l’histoire, une véracité et une liberté qui lui semblaient moins accessibles sous la bannière du plus grand groupe du monde.
Des échos précis dans l’œuvre des Beatles
Il serait hasardeux de tracer des lignes droites entre ces titres et tel morceau des Beatles ou du Lennon solo, mais certaines correspondances sautent aux oreilles. La part de Bobby Parker dans la grammaire des riffs lennoniens est patente. L’empreinte de l’harmonica popularisé dans « Hey! Baby » jaillit dans « Love Me Do » et la première période. Le balancement mi‑doux mi‑amer de James Ray éclaire des chansons où Lennon déploie une vulnérabilité à chaud sur des appuis pop fermes. Et la bonne humeur lumineuse des Lovin’ Spoonful s’invite par capillarité dans les compositions les plus solaires de McCartney, avec qui Lennon formait un partenariat d’émulation constante.
Ces échos ne signifient pas copie, mais conversation. Les Beatles ont absorbé des milliers de minutes de vinyles pour en faire une langue neuve. Dans cette digestion, les chansons aimées de Lennon – fussent‑elles sorties du cercle canonique – jouent le rôle de levures.
À l’épreuve de la scène : un goût forgé dans le bruit et la sueur
Pour saisir la cohérence de ces choix, il faut se souvenir d’où viennent Lennon et les Beatles : des clubs où la musique se gagne mètre par mètre contre le vacarme et les verres qui tintent. Un morceau comme « Hi‑Heel Sneakers », avec son shuffle robuste, ou « Some Other Guy », avec son refrain qui tombe comme un marteau, fait des merveilles en pareil contexte. La salle n’a pas besoin d’une explication : elle reçoit un signal clair, elle y répond. Lennon a gardé de ces années‑là une morale esthétique : prime à l’efficacité et au nerf.
Même après la Beatlemania, cette éthique demeure. Qu’il chante « Mother » sur une rythmique nue ou qu’il s’abandonne à la pesanteur magnétique de « Cold Turkey », Lennon reste fidèle à l’idée qu’une chanson doit pouvoir tenir sur un squelette minimal, pourvu que l’émotion y circule sous haute pression.
Entre admiration et tri : le Lennon critique
À l’écoute de ces titres, on mesure aussi l’appréciation sélective de Lennon. Il admire chez Gary U.S. Bonds la capacité à peindre une ville avec trois accords et un chœur. Il reconnaît chez James Ray l’art de plier la détresse en danse. Il salue chez Bobby Parker le pouvoir architectural d’un riff. Et il goûte chez The Lovin’ Spoonful l’alliage rare entre tradition et insouciance. À l’inverse, ce qu’il rejette – les ornements inutiles, les gracieusetés gratuites, la déclamation creuse – complète le contour de son idéal.
Ce mélange d’ouverture et de tranchant fait de Lennon un auditeur paradoxal : curieux, mais intransigeant. Il savait reconnaître une mélodie qui tient, un pont bien découpé, une rythmique qui avance, et ne s’en laissait pas conter par l’apparat. Cette rigueur d’écoute nourrit sa rigueur d’écriture.
Une modernité discrète
Qu’ont encore à nous dire ces « oubliées » à l’heure des playlists infinies ? Qu’il existe une modernité discrète dans l’art de faire simple. « Watch Your Step » n’a pas besoin de pyrotechnie pour faire bouger le corps. « Hey! Baby » rappelle qu’un timbre atypique peut changer la trajectoire d’un morceau. « If You Gotta Make a Fool of Somebody » montre que l’ambivalence – sourire sur les lèvres, cœur serré – est une ressource inépuisable. Cette sobriété revendiquée aura profondément marqué les Beatles et l’école pop qui a suivi.
En remettant en lumière ces chansons, on prolonge le geste de Lennon : se fier à l’instinct, écouter ce qui vibre plutôt que ce qui brille. L’histoire de la pop n’est pas une ligne droite qui ne retiendrait que les sommets officiels. Elle est faite d’embranchements où des singles discrets, des faces B parfois, modèlent en silence la sensibilité des créateurs.
Épilogue : ce que l’on garde
On se souviendra que John Lennon, au-delà des slogans et des mythes, fut un musicien d’instinct et de mesure : l’instinct pour choisir des matériaux justes, la mesure pour les sculpter sans surcharge. Les chansons qu’il a chéries – de Tommy Tucker à Bobby Parker, de Gary U.S. Bonds à James Ray, du Big Three aux Lovin’ Spoonful, en passant par Bruce Channel – ne sont pas de simples vignettes nostalgiques. Elles forment une boîte à outils. Dans ces outils, on trouve le riff qui emmène, la métrique qui tient, le mot qui décroche, l’image qui reste.
Dans un monde où la tentation du consensus est forte, Lennon a choisi la franchise. Et ces « oubliées », qu’il gardait au chaud dans sa mémoire, nous rappellent ce que cela voulait dire pour lui : préférer la vérité au plaire, l’élan au calcul, le feu à la fumée. Si l’on tend l’oreille, elles continuent de parler – et, pour qui sait écouter, d’indiquer la route.