Les Traveling Wilburys n’ont jamais tourné ensemble, et George Harrison n’a chanté sur scène qu’une seule de leurs chansons : « If You Belonged to Me ». Ce moment rare eut lieu lors d’un programme VH1 dans les années 1990. Harrison y rend discrètement hommage à Bob Dylan, soulignant la complicité et l’esprit du groupe. Une exception révélatrice de son style et de sa fidélité à la musique vraie.
On a souvent rêvé d’un plateau impossible : George Harrison, Bob Dylan, Tom Petty, Roy Orbison et Jeff Lynne côte à côte, guitare en bandoulière, reprenant « Handle with Care » sous un ciel d’été. La mythologie des Traveling Wilburys tient beaucoup à cette image que l’on n’a jamais vue. Le supergroupe n’a pas tourné. Il n’a pas, non plus, donné de concert public. Il s’est contenté — si l’on peut dire — d’entrer en studio pour enregistrer « Traveling Wilburys Vol. 1 » (1988) et « Vol. 3 » (1990), avant de se dissoudre dans l’alliage des agendas, des deuils et des trajectoires.
Reste une question que les fans posent depuis des années : George Harrison a‑t‑il, au moins une fois, chanté sur scène une chanson des Wilburys ? La réponse, sèche et fascinante, est oui — mais une seule, et dans un contexte très particulier : « If You Belonged to Me », lors de sa dernière apparition télévisée de son vivant, au milieu des années 1990, dans un programme VH1 conçu autour de sa complicité avec Ravi Shankar. Pas de « Handle with Care », pas de « End of the Line ». Un choix qui, à première vue, surprend, et qui, lorsque l’on creuse, dit beaucoup de Harrison et de sa manière d’habiter les chansons.
Sommaire
- Comment naît l’énigme : tournée japonaise, one‑offs et silences
- Wilburys : ethos d’atelier et amitié en musique
- Pourquoi celle‑là ? Le fil Dylan dans la trame Harrison
- Anatomie d’un moment VH1 : cadrage, répertoire, climat
- Pourquoi pas « Handle with Care » ou « End of the Line » ?
- Le chant Dylan, la parole Harrison : que change l’interprétation ?
- Le paysage de la fin : humour, spiritualité, contentement
- Et après : la chanson Wilbury sans George, l’hommage des amis
- Une chanson à la loupe : ce que George y entendait
- La mémoire des Wilburys sur scène : un palmarès paradoxal
- Ce que cela dit d’un artiste : le principe de justesse
- Une exception éloquente
Comment naît l’énigme : tournée japonaise, one‑offs et silences
Pour comprendre ce paradoxe, il faut revenir au rapport de George Harrison à la scène. L’obsession des Beatles pour la prise de son studio avait déjà transformé son rapport au live dès 1966. La tournée américaine 1974 (Dark Horse Tour), mal reçue et éprouvante pour la voix comme pour les nerfs, l’éloigne durablement des tournées.
Il faut attendre 1991 pour le revoir sur route, et encore, dans des conditions particulières : une tournée au Japon avec Eric Clapton et son groupe, puis un concert caritatif à Londres en 1992. Le live album « Live in Japan » (1992) capture ce moment d’équilibre : un répertoire mêlé de hits Beatles — « Taxman », « Something », « While My Guitar Gently Weeps », « Here Comes the Sun » — et de solo tracks — « My Sweet Lord », « What Is Life », « Cheer Down », « Devil’s Radio ». Les Traveling Wilburys, pourtant contemporains et bankables, n’y figurent pas.
À la Royal Albert Hall en 1992, même constat : Harrison n’embraye pas sur la vague Wilburys. Dans les années qui suivent, ses apparitions se raréfient. Il offre des couplets ici ou là, rejoint des amis sur une scène ou dans un studio, mais ne replonge pas dans la tournée longue distance. Dans ce parcours parcimonieux, un moment fait exception : un spécial VH1 où il associe conversation, musique et hommage à Ravi Shankar. C’est là qu’il glisse « If You Belonged to Me » dans la séquence, à côté d’« All Things Must Pass » et d’« Any Road » — ce dernier inédit qu’on retrouvera, après sa disparition, sur « Brainwashed » (2002).
Wilburys : ethos d’atelier et amitié en musique
Quand les Traveling Wilburys surgissent en 1988, ils ne ressemblent à rien de ce que l’industrie s’attend à voir. Le projet naît presque par hasard : Harrison a besoin d’une face B pour « This Is Love » ; Jeff Lynne est à la production ; on se retrouve pour « bricoler » un titre chez Bob Dylan, dans son home studio de Malibu ; Roy Orbison passe ; la chanson « Handle with Care » est trop belle pour une face B. De bricolage, il devient groupe.
L’ethos Wilbury, c’est la dédramatisation : des amis qui s’inventent des pseudonymes (les cousins Wilbury), un enregistrement souple, des rôles qui tournent, des voix qui se partagent. Pour Harrison, c’est la continuation de « Cloud Nine » (1987) et du son mis au point avec Jeff Lynne : guitares claires, chorus enveloppants, rythmiques nettes, harmonies souples. Mais c’est aussi un retour à une joie simple : jouer avec des égaux, écrire vite, laisser la chanson décider.
Le succès de « Vol. 1 » fait immédiatement du groupe un mythe moderne. Mais la mort de Roy Orbison (décembre 1988) brise l’équilibre. « Vol. 3 » (1990) réunit Harrison, Dylan, Petty et Lynne. L’album a ses perles — « The Devil’s Been Busy », « New Blue Moon », « You Took My Breath Away » — et ses malentendus. Il conserve le ton Wilbury, mais sans la lueur spectrale d’Orbison et avec une fatigue qui affleure par endroits.
Dans ce cadre, « If You Belonged to Me » occupe une place singulière. Écrite dans l’idiome dylanesque le plus reconnaissable, elle est portée au chant par Bob Dylan sur l’album — phrasé souple, rimes en cascade, mélodie à la dérobée qui préfère la courbe d’un parler‑chanter au survol mélodique. Harrison y apporte sa guitare et sa couleur, mais ne la chante pas. C’est pourtant celle‑là qu’il choisira de reprendre devant les caméras.
Pourquoi celle‑là ? Le fil Dylan dans la trame Harrison
La dévotion de George Harrison pour Bob Dylan ne s’est jamais démentie. Dès 1966, il reprend ses tournes harmoniques, le rencontre, échange des accords aux Holidays ; en 1968, il enregistre « If Not for You » qu’il interprétera plus tard sur scène ; en 1970, il crédite de l’ombre d’Harrison certains refrains d’« All Things Must Pass ». Au concert pour le Bangladesh (1971), Dylan est le cœur d’un tableau nerveux ; en 1992, pour les 30 ans de carrière de Dylan au Madison Square Garden, Harrison vient chanter « Absolutely Sweet Marie » avec une malice intacte.
Qu’il choisisse, en 1990s, « If You Belonged to Me » comme unique clin d’œil Wilbury live n’a donc rien d’un caprice. La chanson est un pastel dylanesque presque archétypal : une voix qui accuse sans crier, un portrait légèrement ironique d’une relation qui tourne à vide, une métrique qui marche d’un pas souple. Pour Harrison, c’est une occasion de jouer dans la peau du complice et de réunir deux lignes de sa vie : son amitié avec Dylan et l’aventure Wilbury.
Il y a autre chose : Harrison n’est pas, en fin de parcours, un récapitulateur bruyant. Son humour sec, sa tendance à déjouer le pathos, ses allers‑retours constants entre spiritualité et dérision en font un interprète idéal de ce petit bijou ironique. La chanson sourit en coin ; George aussi. Entre « All Things Must Pass » et « Any Road », elle ajoute un grain de légèreté qui n’ôte rien à la gravité de l’instant.
Anatomie d’un moment VH1 : cadrage, répertoire, climat
Le spécial VH1 dont il est ici question relève de ces formats télévisés qui ont, un temps, réussi à concilier la conversation et la musique. George Harrison y parle, joue, rappelle l’importance de sa relation avec Ravi Shankar, évoque la genèse de « Chants of India » et reprend un éventail de titres qui tracent sa carte personnelle : des classiques de 1970, des morceaux Beatles revisités avec sobriété, des inédits qui montrent qu’il écrit encore, simplement, quand l’envie prend le pas sur le programme.
Dans ce cocon, « If You Belonged to Me » surgit comme une post‑carte. On n’y entend pas la production Lynne, pas les contrechants propres au son Wilbury, pas le grain malin du chant de Dylan. On y entend Harrison — voix posée, guitare acoustique en appui, parfois une seconde guitare qui dessine des inters, une section rythmique réduite à sa pulsation. La mélodie file, le texte garde sa légèreté. C’est presque intimiste, comme si la chanson revenait à sa table d’écriture.
Ce choix d’épure sert la voix de George. Depuis la tourmente de 1974, il s’est méfié des décibels et des écrans d’arrangements. La prise VH1 respecte ce désir : peu de battements, des harmonies vocales souples, des silences qui posent délicatement la pointe d’ironie du texte. La caméra insiste davantage sur le regard que sur les mains. On ne cherche pas la performance ; on capte un visage.
Pourquoi pas « Handle with Care » ou « End of the Line » ?
La question revient sans cesse. « Handle with Care » est l’hymne Wilbury, « End of the Line » son épilogue joyeux. Pourquoi Harrison ne les a‑t‑il pas repris ? Plusieurs éléments se croisent. Le partage des voix et des couplets, tout d’abord : ces titres sont conçus comme des puzzles que l’absence d’Orbison, de Petty ou de Lynne rend délicats à reconfigurer sans tomber dans le karaoké. Le sens des chansons, ensuite : « End of the Line », chant de groupe sur la fraternité et la continuité, aurait exigé une bande élargie pour sonner juste.
Il y a, surtout, la position de George vis‑à‑vis de son passé. À partir de 1991‑1992, il ne conçoit plus la scène comme un lieu de références multiples. Il réduit, clarifie, assume une ligne. « If You Belonged to Me », dans sa taille modeste et son humour sous‑textuel, s’insère naturellement dans ce cadre.
Le chant Dylan, la parole Harrison : que change l’interprétation ?
Sur « Vol. 3 », Bob Dylan mène la danse de « If You Belonged to Me ». La version studio a l’allure d’une vélocité cool, un swing qui chuchote. Dans la prise VH1, Harrison recalibre le centre de gravité. Il épure la ligne, déplie plus nettement la mélodie, découpe les syllabes avec ce grain un peu nasal qui, chez lui, garde toujours une chaleur boisée.
Ce déplacement n’est pas une démonstration. C’est une lecture. George n’imite pas Dylan, pas plus qu’il ne wilburise sa voix. Il prend la phrase au sérieux, en accentue la malice avec une distance bien à lui. Le texte — portrait d’un attachement pas tout à fait réciproque, conseil ironique à un tu qui pourrait faire mieux — devient, dans sa bouche, un sourire avec ombre.
Au‑delà de l’interprétation, ce transfert signifie. Les Wilburys ne sont pas une collection de solos agrafés ; ce sont des chansons partagées. En chantant l’une de celles qui ne lui appartiennent pas au micro, Harrison rappelle la nature du collectif : on joue chez l’autre, on habite ce qu’on n’a pas écrit en premier.
Le paysage de la fin : humour, spiritualité, contentement
Ce moment VH1 s’inscrit dans un paysage plus large : la fin des années 1990, les collaborations avec Ravi Shankar, la préfiguration du chant de « Any Road », les allers‑retours entre Friar Park et les studios. George Harrison apparaît apaisé, sans renoncer à sa lucidité. Il préfère une plaisanterie sèche à une pose emphatique, un éclairage discret à un projecteur cru. Dans cette économie, « If You Belonged to Me » est un trait fin qui complète le portrait : la humeur légère qui dit autant que les grands titres sur ce qu’il devient.
S’il ignore que ce sera là sa dernière apparition télévisée, il sait en revanche ce qu’il veut montrer : non pas une compilation de trophées, mais une vie de musique et d’amitiés. Les Wilburys étaient une amitié enregistrée ; en reprenant ce titre, il prolonge l’élan sans déployer l’étendard.
Et après : la chanson Wilbury sans George, l’hommage des amis
La suite est connue. George Harrison nous quitte en novembre 2001. En novembre 2002, ses amis et compagnons lui rendent hommage au Royal Albert Hall lors du Concert for George. Sur la scène, Tom Petty, Jeff Lynne, Dhani Harrison et d’autres reprennent « Handle with Care » et « End of the Line ». Les Wilburys vivent, mais sans George. Le fil se poursuit, autrement.
Les rééditions du catalogue Wilbury, la mise en lumière renouvelée de « Vol. 1 » et « Vol. 3 », la place grandissante de leur répertoire dans la mémoire populaire entretiennent le désir d’un concert fantasmé. İl n’aura pas lieu. À la place, on garde ce plan serré sur un visage calme qui, un soir, chante une chanson que l’on attendait moins.
Ce décalage est peut‑être la meilleure leçon : les trajectoires ne se résument pas à des évidences. On attendait « Handle with Care » ; on a reçu « If You Belonged to Me ». On attendait un hymne ; on a entendu un sourire. Et c’est très Harrison.
Une chanson à la loupe : ce que George y entendait
Pour mesurer ce que « If You Belonged to Me » offre à Harrison, il faut écouter sa mécanique. La progression harmonique joue d’une simplicité trompeuse — accords pivots qui permettent de tourner sans forcer, cadences qui déposent la voix plutôt qu’elles ne la propulsent. Le texte adopte l’angle du conseil froid, à la seconde personne, avec ces images terre‑à‑terre qui font la patte dylanesque.
Dans le miroir de George, ces traits deviennent des appuis. Son picking acoustique nettoie la ligne, il étire un mot, retient une respiration. Là où Dylan promène une désinvolture maligne, Harrison invite l’écoute à ralentir. La malice demeure ; elle flotte plus longuement.
On peut y lire un clin d’œil à ce qui les a toujours unis : un sens du détail discret, la méfiance à l’égard du pompeux, la préférence pour les chansons qui parlent sans hurler. Au cœur du spécial VH1, la prise d’« If You Belonged to Me » résume cet art de la retenue.
La mémoire des Wilburys sur scène : un palmarès paradoxal
Il serait tentant d’aligner un palmarès de ce que Harrison aurait pu chanter. « New Blue Moon », qu’il mène sur « Vol. 3 », se prêtait à un arrangement acoustique. « You Took My Breath Away », avec ses harmonies ouatées, aurait pu trouver sa place. « The Devil’s Been Busy », qu’il coréalise avec Petty, aurait sonné avec une section rythmique resserrée.
Mais ce catalogue virtuel ignore la réalité d’Harrison à la fin des années 1990 : peu d’envie de s’embarquer dans des relectures complexes, une fatigue que l’on devine, et une volonté de choisir des formes qui n’exigent ni chorale ni procession. « If You Belonged to Me » coche ces cases. Elle ne demande que lui, une main sur la guitare, une voix qui raconte.
Ce que cela dit d’un artiste : le principe de justesse
On peut résumer la décision de George Harrison par un mot : justesse. La justesse d’un format télévisé qui appelle l’intime plutôt que l’épique. La justesse d’un paysage personnel où l’amitié compte plus qu’un hit. La justesse d’une éthique musicale où l’on reprend une chanson parce qu’elle s’accorde à sa voix du moment, pas parce qu’elle tape dans la mémoire collective.
Dans un monde où le spectacle pousse à la citation lourde, Harrison choisit la nuance. Il rappelle, au passage, ce que furent les Wilburys : une récréation entre maîtres, pas un jukebox. Sa seule interprétation live d’un titre du groupe respecte cette nature — un clin d’œil, pas un drapeau.
Une exception éloquente
On pourrait regretter que George Harrison n’ait pas parsemé ses derniers sets de reprises Wilbury à grand renfort de chœurs et de guitares doublées. On pourrait rêver à une version acoustique de « Handle with Care » où il enchaîne les couplets de ses amis. Ce rêve appartiendra aux auditeurs et aux hommages.
Ce qui demeure, à l’échelle d’une vie d’artiste, a peut‑être plus de poids : un soir, George Harrison choisit une chanson des Traveling Wilburys qui n’était pas la sienne au micro, et il la chante devant des caméras avec une lumière douce. Une fois, une chanson — « If You Belonged to Me ». Cette exception éclaire tout le reste. Elle parle de goût, d’amitié, de fidélité à ce qu’il aime : des mélodies qui se tiennent, des mots qui n’appuient pas, des moments qui ne crient pas leur importance.
Les Traveling Wilburys auront donc vécu la scène en creux, dans cette parenthèse VH1 où Harrison tend la main à Dylan à travers une chanson. C’est peu, diront certains. C’est beaucoup, répondra quiconque écoute ce grain de voix : il y a, là, l’amitié, la musique et ce sourire de George qui, même discret, a le don de tout éclairer.
Et lorsqu’on referme ce chapitre, on voit mieux ce qu’il nous laisse : un rappel que les légendes n’ont pas besoin de grands gestes pour persister. Parfois, une chanson suffit. Parfois, une fois suffit.