Glyn Johns, ingénieur sonore historique, a violemment critiqué l’album « Let It Be », qualifiant la version finale produite par Phil Spector de « bunch of garbage ». Défenseur d’un son brut et documentaire, il voyait dans le projet initial « Get Back » une tentative honnête de capturer les Beatles en pleine création. Sa vision, écartée au profit d’un mix orchestral et surproduit, a refait surface grâce aux sorties ultérieures, révélant un désaccord profond sur la nature même de l’album.
Dans l’histoire de la pop et du rock des années 1960‑1970, le nom de Glyn Johns sonne comme un sceau de crédibilité. L’ingénieur et producteur britannique, passé par Lonnie Donegan, les Rolling Stones, les Kinks, The Who, Led Zeppelin, Bob Dylan, The Eagles, Neil Young ou encore The Clash, s’est imposé comme l’un des artisans les plus respectés de la prise de son organique. Sa proximité avec les Beatles, d’abord technique puis quasi dramaturgique, s’éclaire d’un jour neuf depuis la série « Get Back » de Peter Jackson, qui a offert une plongée au long cours dans les sessions de janvier 1969.
À l’époque, Glyn Johns n’est pas qu’un ingénieur posté derrière une console : c’est un allié discret d’un projet qui cherche à revenir à l’essentiel — retrouver un groupe jouant ensemble, sans oripeaux de studio, et en public. Cette ambition, baptisée « Get Back », finira par accoucher, au terme d’une année trouble, de l’album « Let It Be ». Entre l’intention initiale et le disque publié en mai 1970, un fossé s’ouvrira. C’est au bord de ce fossé que Glyn Johns prononcera, des années plus tard, un jugement devenu fameux : « Let It Be » serait une « bunch of garbage », une « poignée d’ordures », un disque trahi par des choix esthétiques et politiques qui l’auraient éloigné de ce que les Beatles voulaient montrer d’eux‑mêmes au moment des sessions.
Sommaire
- Janvier 1969 : un projet nommé « Get Back »
- Le pari documentaire de Glyn Johns
- Le rooftop : un concert qui scelle une intention
- De « Get Back » à « Let It Be » : quand l’esthétique se politise
- Le point de vue Glyn Johns : une question de méthode autant que de goût
- Les morceaux au cœur de la controverse
- « Let It Be » à sa sortie : émotion, éclat et malentendus
- « Let It Be… Naked » : la réponse McCartney
- Le coffret 2021 : la sortie du mix Glyn Johns
- La petite odyssée des bandes : un coffre, de la moisissure et un retour
- George Martin, Phil Spector, deux écoles qui se croisent sans se confondre
- Ce que « Let It Be » nous dit des Beatles à l’instant t
- Pourquoi le jugement de Glyn Johns a pris de la portée
- L’éthique d’un ingénieur : au service de la prise
- De la colère à la transmission : ce que les versions coexistent nous apprennent
- Épilogue : que reste‑t‑il de « Let It Be » ?
Janvier 1969 : un projet nommé « Get Back »
Au cœur de l’hiver 1969, les Beatles se retrouvent dans les studios de Twickenham pour des répétitions filmées par Michael Lindsay‑Hogg. L’idée directrice, soutenue par Paul McCartney mais acceptée par tous, tient en quelques mots : retour aux sources, recréation d’un son de groupe, captation honnête, et — cerise sur le gâteau — un concert qui servirait de point d’orgue. Les caméras, omniprésentes, doivent documenter la fabrique des chansons. Glyn Johns, choisi pour capter cet instantané musical, embrasse pleinement cette philosophie : microphonie économe, dynamique respectée, défauts assumés dès lors qu’ils racontent une vérité.
Les jours à Twickenham se révèlent âpres. Le décor glacial du plateau, l’horaire matinal, les tensions latentes rendent le travail poussif. George Harrison claque la porte quelques jours, preuve que l’équilibre interne du groupe est fragile. L’équipe déménage finalement au sous‑sol d’Apple au 3 Savile Row, dans un studio que Glyn Johns et les techniciens ramènent à un niveau opérationnel en urgence. Là, la musique respire à nouveau : « Get Back », « Don’t Let Me Down », « Two of Us », « I’ve Got a Feeling », « One After 909 » prennent forme dans un dispositif au plus près des instruments, sans empilage artificiel.
Le pari documentaire de Glyn Johns
Très tôt, Glyn Johns formule une proposition artistique qui dépasse la simple prise de son. Il imagine un album qui garderait la trame du travail en cours : banter entre les prises, blagues, accrochages, tâtonnements, éclairs de grâce. Le disque, ainsi conçu, deviendrait le miroir d’un groupe en train de se faire — et de se défaire —, plutôt qu’un produit lissé. Pour convaincre, Johns monte une compilation d’extraits et de prémix qu’il fait écouter au groupe. Les Beatles, à l’unisson, lui répondent non. Réaction prévisible : livrer au public les coutures de la création, à chaud, paraît trop risqué.
Ce refus n’empêche pas Johns de poursuivre la voie esquissée. Il réalise plusieurs mixages successifs de l’album, sous le titre « Get Back », au printemps puis à la fin de 1969, cherchant le point d’équilibre entre la nudité sonore et une cohérence d’ensemble. Dans sa vision, des fragments de dialogues, des bouts de jam, des fausses starts deviennent les coutures visibles du projet, ses preuves d’authenticité.
Le rooftop : un concert qui scelle une intention
Le 30 janvier 1969, les Beatles montent sur le toit d’Apple pour un set en plein air, non annoncé. Glyn Johns joue un rôle central dans la captation de ce moment, pensé autant comme un geste musical que comme une scène cinématographique. Le répertoire — « Get Back », « Don’t Let Me Down », « I’ve Got a Feeling », « One After 909 », « Dig a Pony » — résume l’ambition du back to basics : une section rythmique soudée, des guitares qui respirent, des voix qui se répondent, une vélocité en temps réel. Le rooftop devient la signature du projet « Get Back », sa preuve sur pied que le groupe tient encore, dès lors qu’il joue.
De « Get Back » à « Let It Be » : quand l’esthétique se politise
Au fil de 1969, l’aventure s’embourbe. Les Beatles composent, enregistrent et publient « Abbey Road » à l’automne, ce qui relègue le chantier « Get Back » en arrière‑plan. Les questions de management — Allen Klein d’un côté, Lee et John Eastman de l’autre — polarisent les positions. À l’orée de 1970, John Lennon propose de confier les bandes à Phil Spector, fraîchement rentré en grâce à Londres après des années d’éclipse. L’homme du Wall of Sound prend la main : il sélectionne, édite, surcharge.
C’est ici que la rupture se creuse. Phil Spector aborde le matériel avec ses réflexes : overdubs massifs, chorales, sections de cordes et de cuivres, réverbération ample, compression assumée. « The Long and Winding Road », ballade de Paul McCartney, reçoit un traitement particulièrement ample — chœurs, cordes, harpe — qui choque Paul, attaché à l’esprit dépouillé initial. « Across the Universe » est ralentie, repiégée dans un écrin pastel. « I Me Mine », que Spector allonge et orchestre, perd une part de sa sèche ironique.
Aux yeux de Glyn Johns, ce choix esthétique contredit l’ADN du projet. L’album ne raconte plus l’atelier ; il exhibe une décoration. L’ingénieur y voit un décrochage : le son documentaire qu’il a cherché à préserver cède la place à une mise en scène. D’où sa formule, cinglante : « Let It Be » n’aurait « rien à voir » avec les Beatles tels que captés début 1969 et ne serait qu’une « bunch of garbage », un empilage inflationniste qui dénature la matière.
Le point de vue Glyn Johns : une question de méthode autant que de goût
Réduire la colère de Johns à un différend d’ego serait mal lire le dossier. Sa méthode — parfois appelée, en d’autres contextes, la « Glyn Johns method » — privilégie un placement de micros qui respecte la perspective naturelle des instruments. Elle vise un équilibre air‑source qui laisse le grain de la pièce et la dynamique du jeu traverser le mix. La promesse de « Get Back » s’accorde parfaitement à cette approche : peu de pistes, peu d’effets, un mixage qui soutient sans masquer. En confiant le final à Spector, c’est une philosophie qu’on inverse.
Johns s’en émeut d’autant plus qu’il avait, à la demande du groupe puis sur relance de John et Paul, préparé plusieurs versions du disque dont il était content. La décision de Lennon de passer le témoin à Spector ne l’atteint pas seulement en professionnel qu’on écarte ; elle l’atteint en artisan d’une idée — celle d’un disque vrai sur un groupe vrai — que l’on a détournée vers un spectacle.
Les morceaux au cœur de la controverse
Si la déception de Glyn Johns embrasse l’ensemble du disque, certains titres cristallisent la discussion.
« The Long and Winding Road » : dans la vision documentaire, la chanson repose sur la voix de Paul, un piano en premier plan, et les réponses de la basse et de la batterie dans une respiration souple. La version Spector ajoute une couche symphonique épaisse et des chœurs qui enrobent la ligne mélodique. McCartney condamnera cette intervention, au point d’exiger, des années plus tard, une version sans overdubs.
« Across the Universe » : née en 1968, la chanson traverse plusieurs avatars. La lecture Spector, ralentie, saturée de douceur, choque ceux qui aiment son élan plus direct. Le grain onirique voulu par Lennon s’alourdit d’un décor qui, pour Johns, trahit la diaphanéité de l’idée.
« I Me Mine » : Spector prolonge la prise, introduit choeurs et cordes. Le sarcasme harrisonien — critique d’un égotisme ambiant — perd, sous l’étoffe, un peu de son tranchant.
« Let It Be » (version album) et « Get Back » : même si ces titres ne subissent pas une métamorphose aussi radicale, l’esthétique générale du mix final les ancre dans un ensemble qui n’a plus la respiration d’Apple.
« Let It Be » à sa sortie : émotion, éclat et malentendus
Au printemps 1970, le disque arrive sur fond de séparation. L’annonce du départ de Paul et la publication presque concomitante du film « Let It Be » de Michael Lindsay‑Hogg donnent à l’album une charge affective considérable. Le public et une partie de la critique accueillent le disque avec une bienveillance teintée de mélancolie : l’œuvre porte, pour beaucoup, la marque d’une fin et l’apport de Phil Spector se voit requalifié par cette dramaturgie.
À distance, la perception change. À mesure que l’on comprend mieux le contexte des sessions — grâce aux témoignages, aux archives et, plus tard, aux restaurations —, la ligne Johns gagne des partisans. L’album tel que publié apparaît alors comme une lecture spectorienne d’un matériel qui, dans son essence, appelait un traitement inverse.
« Let It Be… Naked » : la réponse McCartney
En 2003, Paul McCartney supervise « Let It Be… Naked », une réponse esthétique qui supprime la plupart des ornements spectoriens, resserre le répertoire autour des prises jugées les plus probantes, retire les intermèdes comme « Dig It » ou « Maggie Mae », et réintroduit « Don’t Let Me Down » dans la séquence officielle. Sans être la copie conforme de la vision Johns, cette édition poursuit la même éthique : déshabiller pour laisser entendre. Elle n’a pas fini les débats — certains regrettent la rugosité documentaire, d’autres y voient une clarification tardive —, mais elle a entériné une intuition : celle que « Let It Be » pouvait exister autrement que sous la bannière Spector.
Le coffret 2021 : la sortie du mix Glyn Johns
Le cinquantenaire de l’album s’accompagne d’une édition Super Deluxe qui, entre autres trésors, dévoile enfin, dans un cadre officiel, la version Johns surnommée « The Get Back Album ». On y entend le projet tel qu’il avait été pensé : des liens entre les titres, des snatches de studio, une électricité qui n’a pas besoin d’expliquer sa naissance. Pour beaucoup de fans, la confrontation avec cette lecture fait l’effet d’un réalignement : « Let It Be » redevient lisible dans sa genèse.
Parallèlement, la série « The Beatles: Get Back » de Peter Jackson remet les journées de janvier 1969 au centre de la mémoire. On y voit Glyn Johns à l’œuvre, veste dandy et oreille focalisée, relançant un groupe en panne par des suggestions pragmatiques et un sens de la prise vivante. Le récit qui se recompose confirme que son jugement sur la version Spector n’est pas un caprice, mais l’aboutissement d’une cohérence.
La petite odyssée des bandes : un coffre, de la moisissure et un retour
L’anecdote a valeur de fable. Des années durant, les bandes des mix Johns disparaissent de la circulation. On les suppose égarées ou verrouillées dans quelque archive. Glyn Johns finira par remettre la main dessus dans un endroit prosaïque : sous la doublure du coffre de sa voiture, moisies mais sauvables. La légende — relayée par les bootlegs — précède la sortie officielle, mais elle dit une chose simple : les fragments de la vérité finissent par revenir.
George Martin, Phil Spector, deux écoles qui se croisent sans se confondre
Il serait trop facile d’opposer en bloc George Martin et Phil Spector. Le producteur historique des Beatles, resté présent en filigrane sur « Let It Be » mais éclipsé par les événements, a longtemps pratiqué une esthétique de l’éclaircissement : faire en sorte que la chanson se tienne sans noyer sa source. Ses arrangements — qu’on songe au quatuor de « Yesterday » — ajoutent des plans sans épaissir. Spector, lui, conçoit le studio comme une cathédrale sonore où l’on superpose pour obtenir une émulsion. Deux écoles, deux grandeurs différentes, qui n’ont pas besoin de se déprécier pour être comprises. Mais pour « Get Back/Let It Be », la première école semblait naturellement plus accordée à la promesse initiale. C’est ce décalage qu’entend et dénonce Glyn Johns.
Ce que « Let It Be » nous dit des Beatles à l’instant t
Au‑delà du conflit sonore, « Let It Be » — dans ses différentes incarnations — fixe un moment. On y entend un groupe qui cherche sa place après la tourmente studio de 1966‑1968, un groupe qui répète, trébuche, rit, s’agace, puis retrouve son souffle en jouant. La captation de Glyn Johns est un polaroid : non retouché, un peu cru, mais d’une sincérité rare. Le mix Spector est une peinture à l’huile réalisée à partir du même paysage, magnifiée par endroits, figée ailleurs. Les deux lectures ont leur vocabulaire. Mais elles ne racontent pas la même histoire.
Pourquoi le jugement de Glyn Johns a pris de la portée
Si la formule « bunch of garbage » est restée, c’est parce qu’elle condense un désaccord fondamental sur ce que doit être un disque des Beatles quand il se prétend retour aux sources. Pour Johns, « Let It Be » aurait dû être un document : le récit auditif d’un atelier, avec ses souffles, ses ratures, ses moments de grâce non annulés par la perfection. Ce contrat n’a pas été tenu. Et c’est cette non‑tenue — plus que le goût des cordes ou des chœurs en soi — qui motive sa sévérité.
Avec le temps, les publics ont eu accès à des matières que l’on ne pouvait entendre en 1970. Le mix Johns, les outtakes, les montages de « Get Back », les images restaurées ont réarmé l’oreille. Ce que lui percevait, d’autres l’entendent désormais. La controverse s’est déplacée : il ne s’agit plus de choisir un camp, mais de comprendre ce que chaque version révèle et occulte.
L’éthique d’un ingénieur : au service de la prise
On l’oublie souvent : les grands ingénieurs ne sont pas des techniciens coupés de la musique. Ils en sont les lecteurs et les metteurs en espace. Glyn Johns a bâti sa réputation sur une éthique : servir la prise, non l’écraser. Dans le contexte de « Get Back », cela veut dire accepter les aspérités, refuser les poudres aux yeux, choisir des angles de micro qui entendent la salle autant que la source. Son jugement sur « Let It Be » ne tombe pas d’un piédestal puriste : il poursuit une ligne et défend un contrat passé avec l’idée même du projet.
De la colère à la transmission : ce que les versions coexistent nous apprennent
Le paradoxe heureux de l’histoire, c’est que toutes ces versions coexistent aujourd’hui. On peut écouter « Let It Be » tel qu’il est paru en 1970, avec ses ampoules spectoriennes ; on peut revenir à « Let It Be… Naked » pour entendre une clarification musclée ; on peut découvrir le mix Johns dans le coffret récent et suivre pas à pas la naissance de « Two of Us » ou de « Get Back » via la série « Get Back ».
Cette pluralité ne démolit pas la mémoire ; elle l’enrichit. Elle autorise chacun à choisir sa lumière, à comprendre que la musique est aussi une question de montage et de point de vue. Le verdict de Glyn Johns — même dans sa formulation outrée — apparaît alors comme une pièce d’un puzzle plus large : celui d’un groupe qui, au moment de se quitter, a tenté de se redefinir par le live et s’est retrouvé figuré par un écrin qui lui était extérieur.
Épilogue : que reste‑t‑il de « Let It Be » ?
Il reste la chanson « Let It Be », qui a suivi sa route au‑delà des versions. Il reste la bonté lascive de « Two of Us », la viscération de « I’ve Got a Feeling », l’exaltation de « Get Back », l’ironie de « I Me Mine ». Il reste surtout un document collectif sur ce que peut une prise quand elle assume d’être incomplète.
L’affaire appelle moins une condamnation qu’une leçon : dans la fabrique d’un album, l’idée initiale, la méthode d’enregistrement, la main qui mixe et l’esthétique du maître d’œuvre sont des paramètres qui, combinés, peuvent modifier la nature d’une œuvre. Glyn Johns, en parlant de « bunch of garbage », ne clôt pas le dossier ; il rappelle ce pouvoir.
Et si l’on veut mesurer ce qui sépare un document d’un décor, il suffit d’écouter à la suite le rooftop du 30 janvier 1969, avec ses imperfections qui portent, et la version Spector de « The Long and Winding Road ». Entre les deux, on entend la distance que Glyn Johns désigne : celle qui va d’une vérité parfois débraillée à une beauté parfois imposée. C’est dans cet écart que s’inscrit son jugement — et, pour qui aime les Beatles, un débat qui n’est pas près de se taire.