De 1956 à 1963, les Beatles sont passés de jeunes amateurs de skiffle à Liverpool à un groupe prêt à révolutionner la musique. De la rencontre entre Lennon et McCartney à leurs nuits endiablées à Hambourg, en passant par l’arrivée de George Harrison, l’album Please Please Me et l’apport décisif de Brian Epstein, cette période a forgé l’ADN du groupe.
Entre 1956 et 1963, quatre adolescents de Liverpool allaient forger l’identité du plus grand groupe de l’histoire du rock. Cette genèse des Beatles – de leurs débuts modestes dans l’Angleterre d’après-guerre jusqu’à l’enregistrement de Please Please Me en février 1963 – est une épopée faite de hasards, de rencontres décisives et d’une évolution musicale fulgurante. John Lennon, Paul McCartney, George Harrison (rejoints plus tard par Ringo Starr) ont bâti pas à pas une cohésion artistique unique, puisant dans le skiffle et le rock’n’roll leurs premières armes, composant dès l’adolescence des chansons originales, et s’aguerrissant sur scène lors de concerts marathon, notamment dans les clubs de Hambourg. Ce récit chronologique, destiné aux passionnés, retrace l’émergence du “noyau” Lennon–McCartney–Harrison et les expériences fondatrices qui ont façonné le style Beatles : premiers groupes lycéens, nuits blanches hambourgeoises, reprises endiablées et premières compositions, engagements manqués et coups du destin. En s’appuyant sur des faits documentés et des témoignages de l’époque, nous analyserons comment, en l’espace de quelques années, ces jeunes musiciens sont passés du statut d’amateurs inspirés à celui de professionnels innovants, prêts à conquérir le monde.
Sommaire
- 1956–1957 : John Lennon, les Quarrymen et la rencontre avec Paul McCartney
- 1958–1959 : George Harrison, “JAPAGE 3” et les premières compositions
- 1960 : Vers les “Beatles” – Stuart Sutcliffe, tournées et premier départ à Hambourg
- 1961 : Retour à Liverpool, premières heures de gloire et tremplin hambourgeois
- 1962 : Vers le succès – audition chez Decca, nouveau batteur et la signature EMI
- Début 1963 : Please Please Me – l’aube de la Beatlemania
1956–1957 : John Lennon, les Quarrymen et la rencontre avec Paul McCartney
Liverpool, 1956. John Lennon, 15 ans, est un adolescent rebelle fasciné par le skiffle, ce genre folk-blues simplifié qui fait fureur auprès des jeunes Britanniques. Inspiré par Lonnie Donegan et la vague skiffle, Lennon décide de former son propre groupe en novembre 1956 avec des camarades du lycée de Quarry Bank. Armés de guitares bon marché et d’une planche à laver en guise de percussion, John Lennon, son ami Pete Shotton, Eric Griffiths et d’autres copains montent un petit ensemble qu’ils baptisent The Quarrymen – un clin d’œil humoristique à leur école, dont l’hymne vante les “Quarrymen” labourant sans relâche. L’ambition de Lennon est encore floue, mais il a soif de musique et de gloire. Sa mère Julia, quoique absente du foyer, l’encourage : c’est elle qui lui enseigne ses premiers accords de banjo et lui achète sa première guitare. Sous son toit, John et ses acolytes répètent inlassablement, apprenant Rock Island Line, Come Go With Me ou That’s All Right – un mélange de skiffle anglais et de rock’n’roll naissant, d’Elvis Presley à Fats Domino. Ces adolescents ne maîtrisent guère la théorie musicale, mais compensent par la passion : « Nous jouions ce que nous pouvions, avec trois accords et beaucoup d’enthousiasme », dira plus tard un membre du groupe en évoquant ces répétitions dans l’abri de jardin de la tante de John.
Au printemps 1957, les Quarrymen commencent à se produire dans des kermesses et petits bals locaux. Sous la houlette de leur « manager » improvisé Nigel Walley – un copain de quartier qui décroche quelques engagements en démarchant les salles de fête – ils se retrouvent même programmés dans la cave d’un club de jazz de Liverpool, le Cavern Club, à une époque où ce temple du jazz traditionnel tolère du skiffle en lever de rideau John, irrévérencieux, ne peut s’empêcher d’y glisser des morceaux de pur rock’n’roll dans le set, au grand dam du propriétaire : une note lui est apportée en plein concert lui intimant de « couper ce fichu rock ». Lennon, déjà frondeur, s’amuse de braver ces interdits. Il aime provoquer – un trait de caractère qui restera une constante scénique des Beatles – et se rêve en nouveau Elvis du Nord de l’Angleterre.
6 juillet 1957 : un jour fondateur. Cet après-midi-là, les Quarrymen doivent jouer à la kermesse de l’église St. Peter à Woolton. Sur scène, un John Lennon vêtu d’une veste de sport crême entonne des airs de skiffle et de rock devant un public bon enfant. Dans l’assistance se trouve un garçon de 15 ans venu avec un ami commun, Ivan Vaughan : Paul McCartney. Présenté à John dans la salle des Scouts attenant l’église après le concert, le jeune Paul impressionne Lennon en dégainant une guitare et en jouant “Twenty Flight Rock” d’Eddie Cochran, qu’il chante d’une traite. Lennon est séduit par l’aisance de ce cadet capable de reproduire à l’oreille des succès du rock américain. « Il savait clairement jouer. Je me suis dit : “Il est aussi bon que moi…” J’étais le chef jusqu’ici. Si je le prends avec moi, il faudra le garder à l’œil. Mais il était doué – ça valait le coup, et en plus il ressemblait à Elvis. Je l’aimais bien” », confiera John sur ce moment charnière. Cette première rencontre pose les bases d’une amitié créative hors du commun. Paul, de son côté, a repéré en Lennon un chanteur charismatique à l’humour mordant et au répertoire déjà étendu.
Malgré l’orage qui interrompt la fête en soirée, John et Paul repartent chacun de leur côté avec le pressentiment qu’une alliance pourrait être fructueuse. Quelques semaines plus tard, à la fin de l’été 1957, John Lennon invite officiellement Paul McCartney à rejoindre les Quarrymen. Paul, alors en vacances scolaires, accepte après quelques jours de réflexion. Dès son intégration, en octobre 1957, il dynamise la formation : Paul joue de la guitare soliste (il a travaillé le morceau instrumental Raunchy sans relâche pour impressionner ses camarades et enrichit les harmonies vocales du groupe. John et Paul commencent en effet à chanter à deux voix sur des reprises d’Everly Brothers, de Little Richard ou d’Elvis, peaufinant un duo qui deviendra la signature vocale des futurs Beatles. Cette fin d’année 1957 voit aussi Lennon et McCartney s’essayer pour la première fois à l’écriture de chansons originales : fortement influencés par Buddy Holly et sa formation les Crickets, dont le modèle d’un groupe auteur-compositeur les fascine, ils composent chacun de leur côté quelques ébauches. John griffonne Hello Little Girl (une bluette inspirée par les girls groups américains) tandis que Paul compose I Lost My Little Girl, un morceau plus mélancolique. Ces tentatives juvéniles – restées confidentielles – marquent le début du tandem Lennon–McCartney. Les deux adolescents réalisent qu’ils partagent une ambition : écrire leur propre musique en s’affranchissant, à terme, du répertoire des autres.
1958–1959 : George Harrison, “JAPAGE 3” et les premières compositions
Au début de 1958, les Quarrymen évoluent rapidement. Le virage vers le rock’n’roll s’accentue encore avec l’arrivée d’un troisième larron de talent : George Harrison. Âgé de seulement 14 ans à l’automne 1957, George est un ami de Paul, qu’il a connu dans le bus scolaire. McCartney vante à Lennon le jeu de guitare de ce jeune camarade, très doué pour reproduire les solos de Chuck Berry ou de Chet Atkins. John se montre d’abord réticent – George lui paraît trop jeune – mais accepte de lui laisser passer une audition informelle. Février 1958, sur la plateforme supérieure d’un bus municipal presque vide, par une froide soirée, George Harrison décroche sa guitare et interprète avec brio l’instrumental Raunchy devant un Lennon médusé. Quelques jours plus tard, George, tout juste 15 ans, est admis dans le groupe en tant que guitariste soliste. Sa dextérité compense les limites techniques de Lennon et McCartney à la guitare : grâce à lui, le petit groupe peut s’attaquer à des morceaux plus complexes et nettement plus rock, de Carl Perkins notamment. L’effet est immédiat sur le style collectif : Harrison encourage Lennon à abandonner définitivement les accords de banjo hérités de sa mère pour adopter un jeu de guitare rythmique plus orthodoxe. Avec trois guitaristes (John au chant et à la rythmique, Paul à la guitare plutôt mélodique, George à la lead) et un batteur occasionnel (Colin Hanton, un ami de John, présent depuis 1956), les Quarrymen 1958 se rapprochent d’une formation rock complète. Ils accueillent même un pianiste, John “Duff” Lowe, sur quelques morceaux – un luxe pour un groupe d’adolescents sans le sou, mais Lowe ne fera qu’une brève apparition.
L’année 1958 est également marquée par leurs premiers pas en studio – ou plus exactement dans l’arrière-boutique d’un petit magasin de musique de Liverpool. En juillet, le groupe encore amateur parvient à réunir 17 shillings et six pence pour s’offrir quelques minutes d’enregistrement chez un certain Percy Phillips, qui possède un enregistreur mono. Dans une atmosphère fébrile, Lennon, McCartney, Harrison, Lowe et Hanton gravent en une prise un 78 tours artisanal. Au recto figure une reprise de Buddy Holly, That’ll Be the Day, et au verso une composition originale de Paul et George intitulée In Spite of All the Danger. Cette ballade teintée de blues, inspirée d’Elvis Presley, est la première chanson originale enregistrée par le groupe. John assure le chant principal sur les deux morceaux. Bien qu’aucun exemplaire ne soit diffusé à l’époque (le seul disque pressé restera entre leurs mains), l’événement soude la jeune équipe et fait prendre conscience aux garçons de leur capacité à créer leur propre musique. In Spite of All the Danger – dont le titre peut se traduire par “Malgré tous les dangers” – résonne rétrospectivement comme un symbole de leur détermination à percer.
La joie de cette première “session” est cependant ternie quelques jours plus tard par un drame personnel : le 15 juillet 1958, la mère de John, Julia Lennon, est renversée par une voiture et tuée sur le coup. Cette perte tragique bouleverse John, alors âgé de 17 ans, et accentue son côté dur et cynique. Ses amis notent qu’il met encore plus d’âme dans sa façon de chanter les ballades comme Buddy Holly’s Raining in My Heart ou Heartbreak Hotel d’Elvis, peut-être pour exorciser son chagrin. Paul, qui a perdu sa propre mère deux ans plus tôt dans des circonstances similaires, se rapproche instinctivement de John dans cette épreuve. Le duo Lennon–McCartney, au-delà de la musique, se trouve désormais lié par un vécu commun – celui d’orphelins de mère – qui renforcera leur complicité émotionnelle et artistique.
Fin 1958, le groupe se réduit drastiquement : le batteur Colin Hanton quitte les Quarrymen après une dispute (fatigué des difficultés et des bagarres internes liées à un concert manqué)g. Le pianiste Lowe, de son côté, s’éloigne également après la fin du lycée. Il ne reste alors plus que le trio Lennon, McCartney, Harrison avec leurs guitares – formation réduite surnommée un temps “Japage 3” (contraction de Jack pour John, Paul et George) lors de quelques engagements privés en 1958-59. Par exemple, le 20 décembre 1958, ce trio guitare-chant se produit au mariage du frère de George, Harry Harrison, sous le nom de Japage 3 selon les souvenirs familiaux. Loin du tumulte des salles de concert, ils jouent alors essentiellement des morceaux acoustiques et quelques airs de rock adoucis pour l’auditoire de cette fête de mariage. C’est une période charnière où les trois futurs Beatles, sans batteur ni bassiste, affûtent autrement leurs armes : ils travaillent leurs harmonies vocales à trois, s’échangent les parties de guitare solo, et surtout composent ensemble de plus en plus fréquemment. Lennon et McCartney passent des après-midis entiers à griffonner des paroles dans des cahiers d’écolier marqués de la mention « Another Lennon-McCartney Original » en haut de page. Parmi ces chansons originales oubliées qu’ils inventent à l’adolescence, certaines ne verront jamais le jour, mais quelques-unes ressurgiront bien plus tard : Paul se souvient d’avoir écrit à cette époque When I’m Sixty-Four (une ritournelle jazz nostalgique composée dès ses 15 ans, qu’il ressortira dix ans plus tard sur Sgt. Pepper), ainsi que l’esquisse de Michelle (pastichant un style à la française qu’il achève en 1965). John de son côté compose One After 909 vers 1959 – un rock entraînant inspiré par les trains, qu’ils n’enregistreront officiellement qu’en 1963 puis en 1969. D’autres titres ébauchés circulent dans les carnets : Too Bad About Sorrows et Just Fun (coécrits en 1957), Because I Know You Love Me So (1958) ou Cayenne (un instrumental de McCartney en 1960). La plupart de ces compositions de jeunesse resteront confinées aux répètes du trio, mais elles constituent un laboratoire créatif où Lennon et McCartney apprennent à marier leurs styles. John apporte un sens inné de la phrase percutante et un humour caustique dans les paroles, tandis que Paul excelle déjà dans les mélodies raffinées et les suites d’accords plus sophistiquées pour la guitare. Quant à George, il observe et contribue ponctuellement (il coécrit In Spite of All the Danger, et plus tard en 1960 il co-signera l’instrumental Cry for a Shadow avec John). À eux trois, en l’espace de deux ans, ces adolescents Liverpudliens ont défriché les bases d’un répertoire original embryonnaire qui préfigure le son Beatles.
Sur le plan des reprises, en 1959 leur registre s’élargit encore. John, Paul et George écument les influences : ils jouent non seulement le rock’n’roll pur (Chuck Berry, Little Richard, Buddy Holly, Gene Vincent…) mais s’essayent aussi à du rhythm and blues (ils adorent Ray Charles et Larry Williams), de la country/rockabilly (Carl Perkins, Elvis période Sun Records), sans oublier quelques standards de variétés appris pour divers contextes. Par exemple, Paul, le plus éclectique, aime chanter Summertime (un standard de George Gershwin) ou Besame Mucho (ballade latino qu’ils adapteront en version rock plus tard) pour varier les ambiances. Cette polyvalence musicale, acquise dès l’adolescence, deviendra l’un des atouts majeurs des Beatles : ils puiseront dans tous les genres pour forger leur style pop unique. Mais à la fin des années 50, ces jeunes musiciens restent encore des amateurs éclairés qui jouent surtout dans des raouts privés (bals de quartier, fêtes familiales) et de rares concours. En octobre 1959, le trio Lennon-McCartney-Harrison – sous le nom éphémère Johnny and the Moondogs – participe à un concours télévisé local (le talent show de Carroll Levis). Ils passent les sélections à Liverpool en interprétant Think It Over de Buddy Holly, puis se rendent en finale à Manchester. Mais faute de moyen pour dormir sur place, ils ratent l’ultime audition en devant quitter la salle pour attraper le dernier train du retour, abandonnant leurs guitares en coulisses ! Cette anecdote, mi-comique mi-tragique, illustre bien l’état d’expédients dans lequel évolue encore le groupe fin 1959 : doué et motivé, mais fauché, sans encadrement professionnel, et à la croisée des chemins alors que chacun finit le lycée ou commence des petits boulots. Lennon, désormais étudiant à l’école d’art de Liverpool, hésite entre la musique et les arts graphiques ; McCartney et Harrison, plus jeunes, songent à poursuivre leurs études tout en jouant dès qu’ils le peuvent.
1960 : Vers les “Beatles” – Stuart Sutcliffe, tournées et premier départ à Hambourg
1960 marque un tournant décisif. Au tournant de la nouvelle décennie, John, Paul et George sont déterminés à donner une vraie chance à leur groupe. En janvier, John Lennon convainc un de ses amis de l’école d’art, Stuart Sutcliffe, de les rejoindre. Stuart n’est pas musicien de formation – c’est un peintre talentueux, au look ténébreux d’intellectuel beatnik – mais il vient de vendre une de ses toiles et dispose d’une petite somme d’argent. Persuadé par John que « former un groupe de rock est l’art ultime du moment », Sutcliffe utilise son prix pour s’acheter une guitare basse flambant neuve. Il intègre alors le groupe, qui pour la première fois compte un bassiste attitré. Stuart apprendra sur le tas, souvent dos au public par timidité, jouant de façon rudimentaire : McCartney doit parfois lui tourner le dos sur scène pour lui montrer les changements d’accord, mais sa présence scelle la configuration instrumentale classique du futur quatuor.
C’est également en 1960 que le groupe adopte – non sans tâtonnements – le nom définitif de “The Beatles”. Au printemps, lorsque le rockeur britannique Larry Parnes organise des auditions à Liverpool pour recruter des groupes d’accompagnement, John et ses camarades se présentent sous l’appellation “The Silver Beatles” (parallèle aux Crickets de Buddy Holly, “les Criquets”, ils imaginent les Beetles=“scarabées”, puis ajoutent Silver pour sonorité clinquante). Une autre variante utilisée un temps est “Long John and The Silver Beetles”, mettant Lennon en avant. Ces sobriquets évoluent de semaine en semaine – Beatals, Silver Beats, etc. – jusqu’à la contraction malicieuse Beatles, amalgamant le mot “beat” (rythme) et “beetles” (scarabées), officiellement adopté à l’été. Si Lennon et Sutcliffe revendiqueront chacun la paternité du nom, c’est bien en août 1960, à la veille de leur départ pour l’étranger, que les Quarrymen ont définitivement cédé la place aux Beatles.
Entre-temps, au mois de mai 1960, le groupe décroche son premier engagement professionnel : ce ne sera pas à Liverpool mais en Écosse. Recalés lors des auditions de Larry Parnes pour devenir le backing band de Billy Fury (star montante du rock anglais), les “Silver Beatles” sont tout de même retenus pour accompagner un chanteur moins renommé, Johnny Gentle, lors d’une tournée improvisée en Écosse. En manque de batteur attitré, ils enrôlent pour l’occasion un dénommé Tommy Moore, un batteur plus âgé, emprunté à un autre groupe. Du 20 au 28 mai 1960, John, Paul, George, Stuart et Tommy sillonnent les routes écossaises dans un vieux van pour une série de concerts dans des salles municipales d’Inverness, d’Aberdeen ou d’Alloa. Cette tournée, bien que modeste et chaotique (accidents de route, cachets dérisoires, et un Moore qui abandonnera l’aventure sitôt rentré à Liverpool), est formatrice : les jeunes musiciens découvrent la réalité d’une tournée itinérante. John Lennon, facétieux, se présente sur scène en forçant un accent écossais comique, tandis que Paul et George assurent les chœurs derrière Johnny Gentle. Le groupe doit s’adapter au répertoire du chanteur (un crooner de second rang) tout en plaçant quelques-uns de leurs morceaux favoris en instrumental. Ils apprennent ainsi l’art d’être musiciens d’accompagnement, de suivre un frontman et de gérer les imprévus quotidiens de la vie “on the road”. Cette expérience professionnelle, bien qu’épuisante, soude encore plus l’équipe. À l’issue de la tournée, chacun est convaincu qu’il y a un avenir dans cette voie s’ils s’y consacrent pleinement. Paul McCartney décide ainsi de quitter l’école (où il était pourtant un élève brillant) pour se lancer à plein temps dans la musique, suivant en cela l’exemple de John. George, à 17 ans, finit par convaincre ses parents de le laisser tenter sa chance dans la musique, malgré son très jeune âge.
Reste un problème de taille : le groupe n’a pas de batteur stable. Plusieurs candidats se succèdent sans accrocher. En août 1960, alors qu’une opportunité inespérée se présente – un contrat de plusieurs semaines dans les clubs de Hambourg, en Allemagne de l’Ouest – il devient urgent de trouver un batteur compétent et disponible pour partir à l’étranger. Lennon, McCartney et Harrison pensent immédiatement à un certain Pete Best. Ce dernier, un peu plus âgé (18 ans), traîne la réputation d’être un batteur solide sur son tempo, formé aux rythmes carrés du skiffle et du rock. Surtout, Pete possède sa propre batterie (un équipement coûteux à l’époque) et se produit régulièrement au Casbah Coffee Club, un club pour teenagers aménagé dans la cave de sa mère Mona Best. Les Beatles avaient eux-mêmes joué quelques semaines plus tôt au Casbah lors de soirées inaugurales – peignant même les murs de la cave en échange de leur cachet. Pete Best accepte l’offre d’intégrer le groupe pour l’aventure allemande, séduit par la promesse de gagner « £15 par semaine » en jouant à l’étranger, un revenu alléchant par rapport à Liverpool. Son recrutement quelques jours à peine avant le départ complète ainsi la formation Beatles “version 1.0” : John Lennon (chant, guitare rythmique), Paul McCartney (chant, guitare et piano), George Harrison (guitare solo, chœurs), Stuart Sutcliffe (basse) et Pete Best (batterie). Ils sont tous très jeunes (20 ans pour John, 18 pour Paul, 17 pour George, 19 pour Pete), galvanisés par la perspective de jouer à l’étranger, mais aussi inconscients des conditions qui les attendent.
17 août 1960 : débarquement à Hambourg. Allan Williams, un impresario local marginal qui chapote quelques groupes de Liverpool, a proposé les Beatles à un contact allemand, Bruno Koschmider, propriétaire de clubs à Hambourg. Après une traversée rocambolesque en minibus jusqu’en Allemagne les cinq musiciens découvrent le quartier interlope de St. Pauli, véritable zone de tolérance pour marins en goguette, peuplée de bars louches, de cabarets et de prostituées. Koschmider possède notamment un petit club nommé l’Indra, où il compte faire jouer ce groupe anglais inconnu tous les soirs. Dès leur arrivée, sans même avoir dormi, les Beatles montent sur la minuscule scène de l’Indra le soir du 17 août. Commence alors leur premier marathon scénique : le contrat prévoit qu’ils jouent quatre à cinq heures par nuit, sept jours sur sept. Un rythme exténuant, mais qui va rapidement forger leur endurance et leur cohésion.
Les conditions de vie sont précaires. Koschmider loge les garçons dans l’arrière-salle du Bambi Kino, un petit cinéma adjacent à l’Indra. La pièce est sordide : pas de fenêtre, des lits superposés sans draps (juste des vieux drapeaux britanniques en guise de couverture), et les toilettes pour seules installations d’hygiène. « Nous vivions littéralement à côté des WC… Nous étions réveillés le matin par le bruit des femmes de ménage allemandes qui passaient et l’odeur des pissotières », racontera Lennon, soulignant le côté à la fois misérable et comique de la situation. Paul McCartney se souvient du froid glacial de cette arrière-salle et des moyens de fortune pour se laver : « On se brossait les dents dans le lavabo des toilettes, et pour le reste on se passait de baignoire pendant des semaines » dira-t-il avec humour. Cette vie de bohème contrainte soudera le groupe dans une fraternité quasi militaire : “On était comme cinq soldats dans un bunker, galvanisés par la musique et la débrouille” dira plus tard un Beatle en évoquant Hambourg.
Sur la scène de l’Indra, les débuts sont laborieux. Le public, composé de quelques habitués du quartier rouge et de touristes ivres, est difficile à conquérir. Le premier soir, les Beatles jouent leurs standards rock comme à Liverpool, sans fioritures, et reçoivent un accueil poli mais froid. Le lendemain, le patron Bruno Koschmider leur lance un mot d’ordre resté célèbre : « Mach Schau! » (« faites le show ! »). En bon allemand, il exige d’eux plus d’énergie, du spectacle, car un autre groupe britannique (Derry and the Seniors) déchaîne déjà les foules dans son club voisin le Kaiserkeller en se donnant à fond sur scène. Lennon décide alors de prendre cette injonction au pied de la lettre : « Je posai ma guitare et je passai la nuit à imiter Gene Vincent, à me rouler par terre, jeter le micro, en faisant semblant d’avoir la jambe folle… » racontera-t-il plus tard. John se met à hurler dans le micro, à danser de manière effrénée, tandis que Paul, George et même Pete redoublent de vigueur. Le groupe découvre la puissance d’une présence scénique sauvage : il ne s’agit plus seulement de jouer de la musique, mais de se donner en spectacle. Cette révélation est un déclic. « À Hambourg, on a appris à tenir la scène huit heures d’affilée et à attirer l’attention du public par tous les moyens », résumera Paul McCartney. Grisés, les Beatles adoptent l’attitude “mach schau” chaque soir suivant : ils allongent les solos, improvisent des jams de 20 minutes sur un même titre, crient, transpirent, plaisantent grassement avec le public, se lancent dans des pirouettes rock’n’roll inédites à Liverpool. Cette débauche d’énergie va considérablement affermir leur jeu : “Chaque nuit, on jouait des heures, chaque chanson durait 20 minutes avec vingt solos… C’est comme ça qu’on s’est vraiment améliorés”, confiera Lennon sur cette période.
Au bout de quelques semaines, grâce au bouche-à-oreille, l’Indra attire davantage de clients curieux de voir ces « fous anglais » remuants. Pourtant, en raison de plaintes pour bruit, le club ferme début octobre 1960. Koschmider déplace alors les Beatles dans sa salle principale, le Kaiserkeller, où ils alternent sur scène avec un autre groupe de Liverpool (Rory Storm and the Hurricanes, dont le batteur n’est autre qu’un certain Ringo Starr). Au Kaiserkeller, l’ambiance monte d’un cran : c’est un club plus grand, doté d’une piste de danse et d’une clientèle de fêtards. Les Beatles s’y produisent jusqu’à minuit passé, partageant l’affiche en alternance horaire avec Rory Storm. Jouer en rotation signifie 12 heures de musique par nuit (6 heures par groupe). Un véritable entraînement d’athlète pour les doigts et la voix. George Harrison note avec humour qu’ils étaient payés une misère pour un labeur quotidien harassant – « des clopinettes pour jouer jusqu’à l’aube » – mais qu’à 18 ans on s’en moque, on joue par passion plus que pour l’argent
Le répertoire de Hambourg mérite qu’on s’y attarde, car c’est là que se cristallise le style Beatles. Afin de tenir des concerts fleuve, le groupe doit maîtriser des dizaines et des dizaines de chansons de tous horizons. Chaque membre a ses favoris : John excelle sur les classiques du rock Buddy Holly (il chante Words of Love, Peggy Sue), les titres de Chuck Berry (Johnny B. Goode, Roll Over Beethoven – qu’il partage parfois avec George) et les morceaux de shouters comme Little Richard. Paul, doté d’une voix plus aiguë et puissante dans les aigus, reprend avec brio les cris soul de Little Richard (son interprétation de Long Tall Sally et Lucille fera sensation), mais aussi des standards plus doux qui plaisent au public féminin, comme Besame Mucho ou Till There Was You (ballade de comédie musicale que le groupe étonnamment inclut déjà à son répertoire live). George quant à lui chante quelques morceaux, généralement ceux de ses idoles rockabilly : il reprend Carl Perkins (Matchbox, Honey Don’t) ou Gene Vincent (Be-Bop-A-Lula), développant un style vocal discret mais juste. Harrison est également le plus intéressé par le R&B américain : grâce à lui, les Beatles ajoutent des chansons de Ray Charles (Hallelujah, I Love Her So, sur laquelle ils accompagneront même le gérant Horst Fascher au chant lors de soirées spéciales ou de Larry Williams (Dizzy Miss Lizzy, Slow Down). Pete Best, le batteur, a lui aussi son numéro : on lui laisse le micro sur Peppermint Twist, un twist à la mode qu’il chante en avant-scène (tandis que Paul passe à la batterie) – exercice dont Pete se dira peu à l’aise, n’aimant pas quitter l’arrière de la scène. Enfin, le groupe s’amuse à ponctuer ses sets de morceaux plus excentriques à l’occasion : Your Feet’s Too Big (vieille chanson humoristique de Fats Waller) pour détendre l’atmosphère, ou encore Ain’t She Sweet (standard des années 1920) qu’ils jouent dans un style rock par ironie – et qu’ils enregistreront même sur disque en 1961. Les soirées à Hambourg se terminent souvent en apothéose avec un jam blues de Ray Charles – What’d I Say – étiré sur 15 minutes, Paul scandant les fameux “see the girl with the red dress on…” et excitant les danseurs sur la piste. Les Beatles apprennent ainsi à structurer un concert : commencer doucement en attirant le chaland, monter en intensité avec des rocks endiablés, placer quelques respirations mélodiques, des traits d’humour scénique, et finir en explosion rythmique. Cette science du spectacle, acquise dans les cabarets de Hambourg, se révélera cruciale lorsqu’ils enchaîneront plus tard tournées et shows télévisés.
Hambourg est aussi synonyme de rencontres décisives. D’abord celle de leurs homologues de Rory Storm and the Hurricanes : ils sympathisent avec le batteur Ringo Starr, avec qui ils boivent des bières après les concerts. Ringo est un joyeux drille au jeu de batterie simple mais solide, et ils apprécient son humour. Sans le savoir, ils découvrent là leur futur partenaire. Ensuite, ils croisent la route de Tony Sheridan, un guitariste-chanteur anglais exilé qui se produit dans les mêmes clubs. Sheridan est plus expérimenté, virtuose de la guitare, et il noue une amitié avec les Beatles. Sur scène, il lui arrive de les inviter à jouer avec lui pour des boeufs en fin de soirée. Sheridan a repéré le talent brut de ces jeunes Liverpudliens et leur énergie scénique communicative.
Après trois mois intenses, l’aventure du premier séjour à Hambourg s’achève abruptement en fin novembre 1960. Les relations avec le patron Koschmider se dégradent quand les Beatles acceptent en cachette une offre plus lucrative d’un second club (le Top Ten Club d’un rival, Peter Eckhorn) alors même qu’ils sont encore sous contrat au Kaiserkeller. Mis au courant, Koschmider se venge : il fait part aux autorités du fait que George Harrison est mineur (âgé de 17 ans seulement) et ne possède pas de permis de travail valide. George est expulsé d’Allemagne du jour au lendemain (fin novembre). Quelques jours plus tard, alors que Paul et Pete s’apprêtent à déménager vers le nouveau club, un incident éclate : pour se venger de Koschmider, ils auraient brûlé (selon Koschmider, “mis le feu”) à un préservatif accroché au mur de leur piaule pour y voir clair – une plaisanterie potache qui vaut à McCartney et Best une arrestation pour tentative d’incendie. Ils passent une nuit en cellule avant d’être à leur tour déportés manu militari vers l’Angleterre début décembre. John Lennon, abandonné seul à Hambourg, doit rentrer à Liverpool aussi, le cœur lourd, son groupe dissous par la force des choses. Stuart Sutcliffe, lui, reste à Hambourg auprès de sa fiancée, la photographe Astrid Kirchherr qu’il a connue au Kaiserkeller. Ce premier séjour se termine en queue de poisson, mais les Beatles ne le savent pas encore : ils reviendront.
Le bilan de cette fin 1960 est mitigé. D’un côté, les Beatles reviennent à Liverpool sans argent (ou si peu), épuisés et frustrés de n’avoir pas conquis l’Allemagne comme ils l’espéraient. Mais de l’autre, ils reviennent méconnaissables musicalement. « Je suis peut-être né à Liverpool – mais j’ai grandi à Hambourg », dira plus tard John Lennon. En l’espace de quelques mois, ce qui n’était qu’un petit groupe amateur approximatif s’est mué en véritable machine de guerre rock : des centaines d’heures de scène leur ont donné une précision, un coffre et un répertoire sans équivalent parmi les groupes concurrents de Liverpool. Allan Williams, leur agent de l’époque, résumera : « Ils sont partis à Hambourg en amateurs inexpérimentés, ils en sont revenus en professionnels aguerris, prêts à mettre le feu aux salles ». Ce gain en maturité musicale s’accompagne d’une transformation stylistique : à Hambourg, sous l’influence d’Astrid Kirchherr et de la bande d’artistes bohémiens qu’ils fréquentent, les Beatles adoptent un look plus sophistiqué (cheveux légèrement allongés, vêtements en cuir noir achetés d’occasion dans le quartier), abandonnant progressivement leur allure de Teddy Boys britanniques. Ces éléments contribuent à forger leur identité visuelle et sonore. L’heure est venue pour eux de conquérir leur propre ville, Liverpool, forts de l’expérience hambourgeoise.
1961 : Retour à Liverpool, premières heures de gloire et tremplin hambourgeois
Réinstallés à Liverpool début 1961, les Beatles doivent reconstruire leur élan. Pendant leur absence, la scène locale a continué à bouillonner : de nombreux groupes de Merseybeat se disputent les faveurs du public dans les ballrooms et clubs de la ville. John, Paul, George et Pete (Stu étant resté en Allemagne) reprennent contact avec ces circuits locaux. Ils sont différents et cela se voit immédiatement : le 27 décembre 1960, à peine trois semaines après leur retour forcé, ils obtiennent une date au Litherland Town Hall, une salle populaire du nord de Liverpool. Ce concert, abondamment promu par leur nouveau “road manager” et ami Neil Aspinall, attire de nombreux curieux intrigués par ces garçons revenus d’Allemagne. Lorsqu’ils montent sur scène en cuir noir, lançant sans prévenir un Long Tall Sally survitaminé, suivie d’autres morceaux inconnus du public local, c’est un choc électrique. « Les gens n’en croyaient pas leurs yeux et leurs oreilles : c’était sauvage, sexy, totalement nouveau », racontera un témoin. Ce soir-là, les Beatles conquièrent Litherland en quelques chansons et la nouvelle se répand : “The Beatles are back, and they’re sensational”. D’un coup, ils passent du statut de groupe semi-pro méconnu à celui de valeur montante de la scène de Liverpool. Des centaines de fans commencent à affluer à leurs concerts suivants, curieux de voir ce groupe à la réputation sulfureuse. Certaines filles, dit-on, crient déjà dès que McCartney ou Lennon s’approchent du micro – préfiguration de la Beatlemania.
En 1961, leur quartier général musical devient le Cavern Club. Ce club enfoui dans une cave voûtée de Mathew Street était un repaire du jazz, mais la mode skiffle puis rock l’a peu à peu conquis. Les Beatles y font leur retour le 9 février 1961 pour un concert de midi (les “lunchtime sessions” du Cavern attiraient les employés pendant leur pause déjeuner). À peine ont-ils entamé leur set que l’ambiance moite du souterrain s’enflamme. Sous les voûtes de brique suintantes, le groupe délivre un rock sans retenue, proche de ce qu’il faisait en Allemagne. Les habitués n’avaient encore jamais rien entendu de tel dans cette cave. Très vite, les Beatles deviennent l’attraction principale du Cavern Club, s’y produisant plusieurs fois par semaine, parfois même deux fois par jour (midi et soir). Le Cavern devient leur laboratoire scénique : ils y rodent de nouvelles reprises, affinent leur humour sur scène (John lance des plaisanteries grivoises sur la petitesse de la salle ou la sueur ambiante, Paul taquine les spectateurs du premier rang en mimant des pas de danse comiques). Le public, d’abord composé d’habitués du jazz perplexes, se transforme en un vivier de jeunes fans acquis à leur cause. La promiscuité du lieu (la scène n’est qu’à quelques centimètres du public) crée une intimité intense entre les Beatles et leur audience. Ils peuvent tester de nouvelles compositions également. C’est ainsi qu’à l’été 1961, on les entend au Cavern jouer pour la première fois des chansons originales sur scène : Paul introduit “I Saw Her Standing There”, encore en cours d’écriture, face à un public surpris d’entendre un titre inconnu ; John chante One After 909, sa composition datant de 1959, en guise de clin d’œil rock rétro. Ces essais restent sporadiques – la majeure partie de leurs sets est toujours composée de reprises – mais ils indiquent que Lennon-McCartney prennent confiance en leur songwriting au point de l’exposer en public. Par ailleurs, le Cavern est l’endroit où ils peaufinent leurs harmonies vocales à trois voix : sur des titres comme Twist and Shout (ajouté à leur répertoire en 1962), on entend déjà John en lead rugissant, soutenu par Paul et George à l’unisson sur les refrains. Leur signature vocale se forge dans ces caves enfumées, loin des studios, par pure pratique empirique.
Le début 1961 voit également le retour temporaire de Stuart Sutcliffe. Celui-ci, resté à Hambourg auprès d’Astrid Kirchherr pour poursuivre des études d’art, renoue brièvement avec la musique lorsque les Beatles retournent en Allemagne au printemps. En effet, grâce au succès local trouvé à Liverpool, ils décrochent un second contrat à Hambourg de avril à juillet 1961, cette fois au Top Ten Club (le concurrent plus chic de Koschmider). Sutcliffe, qui hésitait entre sa passion pour l’art et l’appel de la scène, rejoint ses camarades pour ce séjour printanier en Allemagne. Il monte avec eux sur la petite scène du Top Ten, mais se rend compte rapidement que son niveau à la basse est nettement en deçà de celui d’un Paul McCartney qui, entre-temps, a lui-même commencé à jouer de la basse en son absence. Car durant les mois sans Stu, Paul a dû endosser la partie de basse sur son propre instrument (une guitare à laquelle il a retiré deux cordes) puis s’est décidé à acheter sa célèbre basse Höfner “violon” début 1961 – instrument léger, symétrique pour gaucher, qui deviendra son emblème. Ainsi, au Top Ten, on voit parfois deux bassistes sur scène : Stuart, de dos, doublant timidement sur son Höfner President, et Paul, définitivement passé à la basse pour assurer la solidité rythmique. Cet intérim musical scelle le fait que Paul McCartney est désormais le bassiste des Beatles. Stuart Sutcliffe, lui, choisit progressivement de se retirer de la musique. Toujours affaibli par des maux de tête (dont on ne sait pas alors qu’ils préfigurent une hémorragie cérébrale), il joue de moins en moins, laissant toute sa place à Paul. En juillet 1961, à la fin de l’engagement du Top Ten, Stu annonce qu’il quitte officiellement le groupe pour se consacrer à la peinture. Les Beatles perdent un ami cher – John sera très affecté de voir partir son “âme sœur” artistique – mais ils gagnent en cohérence musicale avec un Paul unique au poste de bassiste et chanteur.
Le séjour de 1961 à Hambourg n’en est pas moins un nouveau succès musical. Cette fois, les Beatles jouent dans de bien meilleures conditions : le Top Ten Club offre une sono correcte, un public nombreux (grâce à leur réputation grandissante) et une certaine liberté. C’est durant ce passage que se concrétise leur première opportunité discographique professionnelle. Le producteur allemand Bert Kaempfert les repère et leur propose de servir de groupe d’accompagnement pour un chanteur qu’il enregistre : leur ami Tony Sheridan. En juin 1961, les Beatles (sans Lennon sur certaines pistes, absent un temps) entrent en studio à Hambourg avec Sheridan. Ils enregistrent plusieurs titres pour le label Polydor. Deux chansons sortent en single quelques mois plus tard : “My Bonnie” (adaptation rock d’un traditionnel anglais, chanté par Sheridan avec chœurs et instruments assurés par les Beatles) et “The Saints (When the Saints Go Marching In)”. Sur le disque, Polydor crédite l’artiste comme Tony Sheridan & The Beat Brothers – les dirigeants estimant que “Beatles” ne sonne pas assez commercial ou est trop difficile à prononcer pour les Allemands. Qu’importe, c’est le premier 45 tours commercial impliquant les Beatles, même s’ils ne sont pas mis en avant. En face B du single en Allemagne se trouve un instrumental composé par Lennon-Harrison, “Cry for a Shadow”, pastiche hommage aux Shadows où l’on reconnaît la patte de George à la guitare solo et John au riff rythmique. Ce morceau, purement instrumental, est la première composition originale des Beatles à être publiée officiellement (bien qu’à titre anecdotique).
Le single “My Bonnie” rencontre un petit succès à Hambourg même et auprès des militaires britanniques stationnés en Allemagne. À Liverpool, la chanson commence à circuler en import fin 1961, éveillant la curiosité de quelques jeunes amateurs. C’est ainsi que, selon la légende, un certain Raymond Jones pousse la porte du magasin de disques NEMS (North End Music Store) fin octobre 1961 pour demander à son gérant s’il peut lui commander ce disque exotique de “Tony Sheridan and the Beat Boys” qu’il a entendu parler. Brian Epstein, le gérant de NEMS, un homme d’affaires raffiné d’une trentaine d’années, note cette demande insolite. Gérant l’un des plus grands disquaires de Liverpool, Epstein connaît tous les artistes en vogue, mais il n’a encore jamais entendu parler des Beatles. Intrigué, il se procure le disque et l’écoute en boucle dans son bureau. Il est frappé par l’énergie du groupe accompagnant Sheridan. Quand on lui apprend que les Beatles jouent quasiment à deux pas de là, au Cavern Club, il décide d’aller les voir de ses propres yeux.
9 novembre 1961, Brian Epstein descend pour la première fois les marches sombres du Cavern à l’heure du déjeuner. La légende est souvent romancée, mais l’on sait qu’Epstein, en complet chic et cravate, tranche fortement avec l’assistance de teenagers en sueur. Il reste en fond de salle, observant ce phénomène live dont tout le monde parle. Sur scène, John, Paul, George et Pete enchaînent les titres. Brian Epstein est immédiatement conquis : « J’ai été frappé par leur musique, leur sens du rythme, et par l’humour qu’ils dégageaient sur scène… Puis quand je les ai rencontrés, j’ai de nouveau été frappé par leur charme. C’est là que tout a vraiment commencé » écrira-t-il plus tard. Effectivement, après le concert, Epstein est présenté aux Beatles dans le réduit faisant office de loge. George Harrison, toujours impertinent, l’accueille d’un “Et qu’est-ce qui amène M. Epstein ici ?” un brin moqueur. Malgré le choc des mondes – Brian est un homme policé, bourgeois, amateur de musique classique, eux sont des loulous en blousons de cuir – le courant passe bien. Epstein leur propose spontanément de les recevoir pour discuter d’éventuelles opportunités. Durant les semaines suivantes, il retourne les voir à plusieurs reprises au Cavern, à des concerts souvent bondés où il observe leur pouvoir d’attraction. Le 10 décembre 1961, Brian Epstein se décide à leur soumettre une offre de gestionnaire/manager. Le 24 janvier 1962, un contrat de management sur 5 ans est signé : Brian Epstein devient officiellement le manager des Beatles.
Ce moment est crucial dans la genèse du groupe. Avec Epstein à la barre, un homme à la fois admiratif de leur talent et conscient des améliorations à apporter, les Beatles vont accéder au monde professionnel qui leur échappait jusqu’alors. Brian commence par étoffer leur image : exit les blousons de cuir et les jeans, il les persuade de porter des costumes assortis sur scène pour paraître plus présentables aux yeux de l’industrie. Cette idée rencontre d’abord des résistances (John rechigne à “s’embourgeoiser”), mais finira par être adoptée, modulée par le style “col mao” plus tard. Epstein organise aussi des tournées régionales : dès février-mars 1962, les Beatles sortent du circuit de Liverpool pour jouer à Londres, dans le sud de l’Angleterre, au Pays de Galles… Il s’efforce surtout de décrocher un contrat d’enregistrement auprès d’une grande maison de disques – l’objectif ultime pour percer nationalement.
1962 : Vers le succès – audition chez Decca, nouveau batteur et la signature EMI
L’année 1962 débute par un épisode célèbre, souvent présenté comme un échec cuisant mais riche d’enseignements : l’audition du Nouvel An chez Decca Records. Grâce à Brian Epstein, les Beatles obtiennent en effet une audition le 1er janvier 1962 dans les studios Decca à Londres, devant le producteur Tony Meehan. Pour l’occasion, ils se lèvent à l’aube le jour du réveillon 1961 et affrontent une neige épaisse pour rejoindre la capitale – un road trip laborieux en van qui les laisse un peu épuisés lorsqu’ils se présentent devant les micros. Pendant l’audition, ils interprètent une quinzaine de morceaux, essentiellement des reprises choisis par prudence pour démontrer leur versatilité : Money (That’s What I Want) de Barrett Strong, Till There Was You (extrait de la comédie musicale The Music Man), Besame Mucho, Three Cool Cats (The Coasters), September in the Rain, Memphis, Tennessee (Chuck Berry) etc. Ils glissent aussi trois compositions originales : Like Dreamers Do (McCartney), Hello Little Girl (Lennon) et Love of the Loved (McCartney). Malheureusement, la prestation, enregistrée en direct, manque de peps. Nerveux et mal encadrés (Epstein, stressé, veille au respect d’un certain décorum qui bride peut-être leur fougue habituelle), les Beatles livrent une performance propre mais sans l’étincelle rock’n’roll qu’ils ont au Cavern. John et Paul alternent les chants principaux, George en prend quelques-uns, mais leurs harmonies sont parfois approximatives et Pete Best à la batterie se montre rigide. Le verdict de Decca tombe quelques semaines plus tard : refus. Le fameux argument du directeur artistique Dick Rowe – “Les groupes à guitares sont en train de passer de mode” – restera dans les annales comme l’une des plus grandes erreurs de jugement de l’industrie musicale. Sur le moment, la déception est immense pour les Beatles. Brian Epstein, mortifié d’avoir essuyé un refus pour son premier gros démarchage, redouble néanmoins d’efforts et obtient sous peu une autre chance, cette fois auprès de George Martin, directeur artistique du label Parlophone (filiale d’EMI).
En attendant, les Beatles continuent leur ascension scénique. Leur notoriété à Liverpool atteint des sommets : au Cavern, chaque apparition est un événement complet, avec une foule qui se presse dès midi dans des conditions suffocantes pour les voir. Ils commencent à attirer les médias locaux : Mersey Beat, le fanzine créé par leur ami Bill Harry, publie articles et photos sur eux, contribuant à construire leur légende naissante. En parallèle, ils effectuent un troisième séjour à Hambourg au printemps 1962 (avril-mai), cette fois pour inaugurer le Star-Club, nouveau lieu de la scène rock hambourgeoise. Lors de ce séjour, une tragédie frappe le groupe : Stuart Sutcliffe meurt subitement le 10 avril 1962 à Hambourg, victime d’une hémorragie cérébrale à 21 ans. John Lennon est dévasté par la perte de son ami de toujours. Le groupe tout entier est sous le choc – d’autant qu’ils apprennent la nouvelle en arrivant en Allemagne, sans avoir pu revoir Stuart vivant. Cette disparition renforce leur détermination implicite à réussir, peut-être en mémoire de Stu. Au Star-Club, ils jouent comme jamais, galvanisés par un public qui se souvient d’eux et les accueille en vedettes. Désormais, ils jouent sans bassiste “doublon”, Paul assurant pleinement la basse, et cela se ressent : leur son est plus net et efficace. C’est aussi durant ce séjour que, ironie du sort, Ringo Starr va jouer pour la première fois de façon prolongée avec les Beatles. Ringo et son groupe Rory Storm and the Hurricanes sont aussi engagés au Star-Club en parallèle. Un soir, Pete Best tombe malade et ne peut assurer le concert : Ringo le remplace spontanément à la batterie pour un set entier. La connexion musicale est parfaite ; les autres Beatles apprécient le jeu solide et le swing naturel de Ringo, plus fluide que celui de Pete. Ils apprécient aussi sa personnalité affable. Plusieurs fois, durant ce printemps 62, Ringo jamme avec eux. L’idée germe que peut-être, un jour, il pourrait intégrer le groupe.
Revenus en Angleterre début juin 1962, les Beatles font enfin leurs preuves en studio devant George Martin. Le 6 juin 1962, aux studios EMI d’Abbey Road, a lieu leur audition / session d’essai. George Martin, homme à l’élégance discrète et à l’esprit ouvert, est curieux de rencontrer ces “Beatles” dont lui a vanté les mérites un confident (Sid Coleman, de chez Ardmore & Beechwood). La session se passe mieux que celle de Decca – sans être transcendante. Martin trouve que le groupe a du charme et de la personnalité, notamment grâce à la répartie humoristique de John et George (ce dernier glissant à Martin qu’il n’aime pas sa cravate, déclenchant l’hilarité – un trait d’audace qui plaît au producteur). Musicalement, en revanche, Martin n’est guère impressionné par la mise en place approximative ni par le répertoire. Il confiera plus tard avoir pensé que leurs chansons originales proposées ce jour-là n’étaient pas extraordinaires. En particulier, une de celles qu’ils enregistrent, Love Me Do – composition Lennon-McCartney vieille de quelques années que le groupe a retravaillée – lui paraît simpliste, bien qu’accrocheuse. Surtout, George Martin tiquera sur la batterie de Pete Best, qu’il juge insuffisamment précise pour un enregistrement professionnel. Quoi qu’il en soit, Martin décèle un potentiel humain indéniable chez ces quatre garçons pétillants d’entrain, et il est prêt à leur donner leur chance. En juillet 1962, EMI officialise un contrat d’enregistrement pour les Beatles sur le label Parlophone, avec George Martin comme producteur attitré. Le rêve prend forme : après tant d’années de labeur, les Beatles ont enfin un contrat de disque en poche.
À Liverpool, cependant, couve une tension interne : Pete Best, le batteur, est de plus en plus isolé. Bien que populaire auprès de nombreux fans (il a son petit fan club de jeunes filles séduites par son allure ténébreuse), Pete ne s’est jamais totalement fondu dans l’humour et la camaraderie du trio Lennon-McCartney-Harrison. Musicalement, son style en 1962 reste ancré dans un jeu 4/4 lourd hérité du skiffle – efficace en live, mais manquant de finesse en studio selon Martin. Par ailleurs, la cohésion vocale du groupe souffre : Pete ne chante pas, ce qui limite les harmonies à trois. Au cours de l’été 1962, encouragés en sous-main par George Martin (qui a laissé entendre qu’il utiliserait volontiers un batteur de session en studio), John, Paul et George prennent la décision difficile de renvoyer Pete Best du groupe. C’est Brian Epstein qui, le 16 août 1962, se charge d’annoncer la nouvelle à Pete dans son bureau de NEMS. Les motivations exactes restent sujettes à spéculation – mélange de considérations musicales, d’atomes crochus manquants, et peut-être d’une pointe de jalousie envers la popularité de Pete – mais le fait est là : Pete Best n’est plus un Beatle.
Aussitôt, le trio invite Ringo Starr à prendre la place vacante. Ringo avait déjà fait savoir qu’il serait partant si l’occasion se présentait. Le 18 août 1962, Richard Starkey (de son vrai nom) joue son tout premier concert officiel avec les Beatles, au Hulme Hall de Port Sunlight. L’accueil du public est mitigé – certains fans pro-Pete manifestent leur mécontentement – mais très vite, Ringo s’impose par sa bonne humeur et son jeu enthousiaste. Musicalement, l’alchimie est immédiate : Ringo apporte un swing et une fiabilité rythmique qui propulsent littéralement le groupe. Son célèbre coup de cymbale en retard et ses roulements pleins de feeling deviennent partie intégrante du son Beatles. George Martin lui-même le constatera : « Ringo était tout de suite plus à l’aise en studio ». Il faut toutefois noter qu’à leur toute première session d’enregistrement avec EMI le 4 septembre 1962, Martin, échaudé par l’affaire Pete Best, décide par précaution de recourir à un batteur de session (Andy White) pour enregistrer Love Me Do. Ringo, relégué au tambourin sur cette prise, en conçoit du ressentiment, mais il prouvera dès les sessions suivantes l’étendue de son talent, à tel point que Martin n’aura plus jamais recours à un autre batteur pour les disques du groupe.
L’automne 1962 voit enfin les premiers succès publics pointer le bout de leur nez. Le single Love Me Do / P.S. I Love You sort le 5 octobre 1962 en Angleterre. C’est un petit événement local : grâce au travail de promotion de Brian Epstein – qui fait notamment acheter en masse des exemplaires dans son magasin pour booster les classements – Love Me Do grimpe jusqu’à la 17ème place des charts nationaux. Modeste, mais suffisant pour un début : les Beatles passent à la radio de la BBC, ils commencent à être connus en dehors de Liverpool. Leurs tournées dans le nord de l’Angleterre attirent un public grandissant de curieux venus entendre ce nouveau son “Merseybeat” dont parle la presse musicale. Fin 1962, ils repartent, peut-être symboliquement, pour une dernière résidence à Hambourg (décembre 1962, Star-Club). Mais cette fois, ils reviennent en conquérants : entre-temps, ils ont un disque qui passe en radio, un batteur flambant neuf, et la cohésion à quatre atteint un sommet. Sur la scène du Star-Club en décembre, des bandes enregistrées clandestinement captent un groupe en pleine possession de ses moyens, alignant aussi bien leurs reprises de toujours (Hippy Hippy Shake, Twist and Shout, Long Tall Sally…) que leurs premières compositions publiées – on les entend jouer Love Me Do et même I Saw Her Standing There, un titre original que Paul peaufine pour leur futur album. Ces enregistrements, bien que de qualité médiocre, témoignent de l’effervescence scénique et de la solidité rythmique acquises au fil de ces années.
Le 1962 se conclut sur une note d’optimisme sans précédent pour les Beatles. Brian Epstein a réussi à leur organiser un premier passage télé (régional) et surtout, un deuxième single est en préparation. George Martin, séduit par une nouvelle chanson de John et Paul intitulée Please Please Me, qu’ils lui ont présentée en novembre, flaire le tube. Lors de la session d’enregistrement du 26 novembre 1962, il les encourage à accélérer et sophistiquer ce morceau à l’origine plutôt dans un style Roy Orbison. Le résultat est explosif : en écoutant la prise finalisée de Please Please Me, Martin s’exclame, enthousiaste, « Messieurs, vous venez de décrocher votre premier numéro 1 ! ». Il n’a pas tort – la chanson, publiée en janvier 1963, va effectivement atteindre le sommet de plusieurs charts britanniques et lancer la Beatlemania. Mais n’anticipons pas.
Début 1963 : Please Please Me – l’aube de la Beatlemania
Février 1963. Forts du succès fulgurant du single Please Please Me (sorti le 11 janvier et déjà en haut des classements en quelques semaines), les Beatles s’apprêtent à franchir une nouvelle étape déterminante : l’enregistrement de leur premier album. George Martin, conscient de l’urgence à capitaliser sur le hit du moment, décide d’enregistrer l’album dans les plus brefs délais. Il conçoit un concept simple mais efficace : capturer sur disque l’énergie brute du groupe, comme s’ils jouaient un set live au Cavern, mais dans un studio. Le 11 février 1963, en une seule journée marathon de 10 heures, au studio EMI d’Abbey Road, les Beatles enregistrent 10 chansons (qui, ajoutées aux 4 déjà mises en boîte en 1962 – Love Me Do, P.S. I Love You, Please Please Me, Ask Me Why – compléteront l’album). Cette session du 11 février tient de l’exploit : sans recourir à aucun artifice, dans une salle d’enregistrement sobre, le groupe joue quasiment en condition de live, enchaînant prise après prise, ne s’arrêtant que pour changer de guitare ou boire un thé. Le répertoire gravé ce jour-là reflète parfaitement leur genèse : il inclut des reprises phares de leur set (twist endiablé de Twist and Shout, standards de la pop américaine comme Chains ou Baby It’s You, rock’n’roll avec Anna (Go to Him), sans oublier Till There Was You qui étonne par sa douceur latine au milieu des morceaux rock) et des compositions originales qui pour la plupart ont été rodées sur scène en 1962. I Saw Her Standing There, placée en ouverture du disque, est le fruit du travail collectif Lennon-McCartney sur l’année passée – un morceau de dance hall survitaminé où basse, guitare rythmique et batterie montrent une cohésion imparable. There’s a Place, autre composition enregistrée ce jour-là, trahit l’influence des harmonies vocales de Motown que Paul et John adorent écouter ; le morceau intègre des chœurs travaillés et témoigne d’une maturité d’écriture émergente. Do You Want to Know a Secret, chantée par George Harrison sur l’album, est une bluette que Lennon a ciselée sur mesure pour élargir le rôle vocal de George, preuve que l’alchimie de groupe inclut désormais trois voix. Enfin Misery et Ask Me Why complètent la liste des originaux : sans être révolutionnaires, ces chansons montrent la patte mélodique de McCartney et la sensibilité rythmique de Lennon, acquises pendant ces longues années.
Musicalement, l’analyse des techniques de jeu sur l’album Please Please Me révèle les progrès accomplis depuis 1956. La guitare rythmique de John, par exemple, s’est affirmée : il joue avec une attaque franche, donnant ce beat entraînant (on l’entend distinctement driver I Saw Her Standing There ou Please Please Me). Paul, à la basse, démontre un sens mélodique au-delà de la simple assise rythmique – ses lignes bougent, swinguent, inspirées par le rock mais aussi la variété (il a écouté les walking bass de music-hall et le style de motown naissante). George a épuré son jeu de guitare solo : moins de fioritures inutiles, chaque solo (par exemple celui de I Saw Her Standing There ou de Till There Was You) est pensé pour servir la chanson, témoignant de son assimilation des styles country et rockabilly qu’il admire. Quant à Ringo, il surprend tout le monde par son efficacité : son fameux remplissage de toms à l’introduction de Twist and Shout ou son maintien du rythme shuffle sur Anna prouvent qu’il est le batteur idoine, capable d’énergie comme de finesse (sa frappe sur A Taste of Honey est tout en légèreté jazzy). On note également la répartition des rôles vocaux sur le premier album – fruit d’années de pratique : John et Paul se partagent équitablement les leads (chacun chante environ la moitié des morceaux) tout en harmonisant sur les chœurs l’un pour l’autre, et George est mis en avant sur un titre lead, preuve de la confiance acquise. Ce collectif soudé, où chacun trouve sa place, est le résultat direct de la genèse 1956-1963 : ils ont appris à être interchangeables et complémentaires, John et Paul pouvant jouer du piano si besoin (Paul en glisse quelques notes d’accompagnement sur Misery, John en jouera sur Baby It’s You en live), George pouvant doubler à la rythmique pour épauler John, etc. Cette polyvalence, déjà observable lors de leurs sets de 7 heures à Hambourg où ils changeaient d’instrument pour s’amuser, devient un atout en studio.
L’album Please Please Me sortira en mars 1963 et rencontrera un succès phénoménal, lançant véritablement la Beatlemania dans toute la Grande-Bretagne. En février, au moment où s’arrête notre récit, les signes avant-coureurs sont déjà là : Please Please Me (le single) caracole en tête des classements, les Beatles passent pour la première fois à la télévision nationale dans l’émission Thank Your Lucky Stars (le 13 février 1963, interprétant Please Please Me en costumes élégants – loin des jeans troués d’Hambourg). Le public découvre avec effarement ces quatre jeunes hommes au look et à l’enthousiasme communicatifs, mêlant insouciance juvénile et professionnalisme musical.
En sept années d’un labeur souvent obscur, Lennon, McCartney, Harrison (et Starr en dernier renfort) ont ainsi opéré une transformation spectaculaire. Partis des guitares désaccordées d’un skiffle d’amateurs en 1956, ils ont, par un patient travail d’assimilation des genres (du rock US au music-hall britannique), de composition progressive (des balbutiements de Hello Little Girl aux tubes comme Please Please Me), et grâce à d’innombrables heures sur scène, réussi à forger un style propre. Un style fait d’harmonies vocales inédites dans le rock, d’une osmose instrumentale entre la fougue du rock’n’roll et la mélodie de la pop, le tout saupoudré d’une personnalité collective attachante – mi-bad boys (l’héritage des nuits de Hambourg), mi-gentlemen espiègles (l’influence d’Epstein et leur humour naturel).
La genèse des Beatles de 1956 à début 1963 est l’histoire d’une incroyable alchimie : celle de quatre destins et talents complémentaires qui se sont trouvés, heurtés, séparés parfois (la mort de Julia, celle de Stu, le renvoi de Pete), mais toujours réunis par la musique et l’amitié. Chaque étape – la formation des Quarrymen, la rencontre fondatrice Lennon/McCartney, l’arrivée du jeune Harrison, les sets endiablés de Hambourg, le coup de pouce du destin avec Brian Epstein, les petits échecs et les grands rebonds (Decca puis EMI), jusqu’à l’apothéose de Please Please Me – a été un apprentissage. En février 1963, les Beatles sont fin prêts à déferler au-delà de Liverpool : armés de leurs Rickenbacker et Gretsch rutilantes, de la basse Höfner en forme de violon et de la batterie Ludwig Oyster Pearl de Ringo, ils s’apprêtent à conquérir l’Angleterre puis le monde en révolutionnant la pop. Comme le dira rétrospectivement John Lennon, avec un brin de nostalgie : « On avait passé des années à peaufiner notre truc, sans que personne ou presque le sache… mais une fois qu’on a eu notre chance, on était affûtés comme jamais. On était enfin devenus ce qu’on rêvait d’être depuis le début. »
Ainsi s’achève cette genèse, mélange de hasard, de labeur acharné et d’innovations discrètes, qui mena quatre garçons dans le vent à l’aube de la Beatlemania. L’histoire retient souvent la fulgurance du succès des Beatles à partir de 1963, mais derrière l’explosion se cache toute la période formatrice que nous venons de parcourir – ces années d’apprentissage collectif, d’expérimentations scéniques et musicales, sans lesquelles le phénomène Beatles n’aurait jamais pu exister. En six ans, Lennon, McCartney, Harrison et Starr (ainsi que ceux qui les ont côtoyés dans cette aventure initiale) ont écrit le prologue d’une révolution culturelle. La suite – l’album Please Please Me et tout ce qui viendra après – confirmera que le temps des Quarrymen besogneux dans les fêtes de quartier est bien révolu : les Beatles sont entrés en scène, et le monde ne tardera pas à reconnaître leur génie.