"...De la multitude des chambrettes abritant des cultures particulières dégouttent au rez-de-chaussée des infiltrations bizarres, fragments de philosophies orientales, débris de gnoses hermétiques ou mosaïques d'inspiration New Age, assurément sans gravité, mais qui polluent çà et là des dispositifs de séparation entre humains et non-humains que l'on croyait mieux protégés. Quant aux enquêteurs que l'on avait mandés aux quatre coins de la planète pour y décrire des maisons à l'architecture plus primitive, et qui s'étaient longtemps efforcés d'en dresser l'inventaire à partir du plan type qui leur était familier, voilà qu'ils rapportent à présent toutes sortes d'informations insolites : certaines maisons sont dépourvues d'étage, la nature et la culture y cohabitant sans difficulté dans une seule pièce ; d'autres maisons semblent bien avoir plusieurs étages, mais, dans leurs fonctions étrangement distribuées, la science fait lit commun avec la superstition, le pouvoir politique s'inspire des canons du Beau, le macrocosme et le microcosme sont en conversation intime ; on dit même qu'il y a des peuples sans maisons, se passant d'étables et de jardins, peu enclins à cultiver la clairière de l'Etre ou à se fixer comme destin explicite la domestication du naturel en eux ou autour d'eux"... écrit Philippe Descola dans son Avant-propos de Par-delà nature et culture.(2005, Ed. Gallimard)
Ainsi en est-il de ces ignames, plantes banales des agricultures tropicales que les Abelam, peuple de Nouvelle-Guinée, s'appliquent à cultiver. Le processus est long, des prescriptions et proscriptions alimentaires et sexuelles, comportementales font partie intégrante du processus technique. Des substances magiques sont introduites comme fertilisants, les tubercules sont objets de toutes les attentions, différents types de jardins sont ouverts (anciens et nouveaux), les monticules scrupuleusement irrigués, la parole toujours accompagnant le geste technique...
Les monnaies de coquillages circulent de main en main, la viande de cochon est distribuée. Une expression dit qu'elle "graisse les relations". En fait c'est précisément de cela dont il s'agit. L'igname est devenue le fruit d'un réseau de relations humaines, clone végétal, objet d'art...
Photo 1 : Ornement pectoral, population Lumi, Montagnes Torricelli in Meyer, A. J. P. 1995. Art Océanien. Köln, Ed. Konemann. Crédit photo : Olaf Wüpperfürth.
Photo 2 : gnames courtes parées, village Abelam près d'Ulupu. Photo : René Gardi, 1956, @ Archives Museum der Kulturen, Bâle.
Photo 3 : Grande igname décorée, village de Nyamikum, 2003. Photo @ Ludovic Coupaye.
Photos 2 et 3 in Peltier, P. & Morin F. 2006. Ombres de Nouvelle Guinée. Arts de la grande île d'Océanie dans les collections Barbier-Mueller. Paris, Ed. Somogy.
Photo 4 : Musée du Quai Branly.