« Backbeat » : pourquoi Paul McCartney a dénoncé une injustice

Publié le 21 septembre 2025 par John Lenmac @yellowsubnet

Sorti en 1994, « Backbeat » raconte Hambourg, Lennon, Sutcliffe et Kirchherr, mais s’attira les foudres de Paul McCartney : le film attribue à Lennon « Long Tall Sally », étendard scénique de Paul. Pour McCartney, ce glissement minore sa part rock’n’roll et fige une vision biaisée des Beatles. Derrière ce grief se joue une question plus large : comment le cinéma façonne la mémoire d’un groupe dont l’histoire est déjà saturée de mythes. Entre énergie brute et approximations, « Backbeat » reste un film marquant, mais aussi un cas d’école sur les tensions entre fiction et vérité.


Parmi les nombreuses tentatives de cinéma pour raconter la jeunesse des Beatles, « Backbeat » occupe une place à part. Sorti en 1994 et réalisé par Iain Softley, le film resserre son récit sur les années Hambourg, la relation entre John Lennon et le peintre Stuart Sutcliffe, et l’irruption décisive de la photographe Astrid Kirchherr. L’angle est clair : retrouver, avant la célébrité, l’électricité d’un groupe encore brut, loin du vernis pop qui s’imposera dès 1963. Visuellement affûté, rythmé par un mur de sons rock’n’roll, « Backbeat » a séduit une génération qui découvrait les Fab Four par la légende. Mais il a aussi déclenché une crispation : Paul McCartney s’y est reconnu de travers, jusqu’à dénoncer une forme de « révisionnisme ».

Sommaire

  • Le grief central de Paul McCartney
  • Ce que raconte vraiment « Backbeat »
  • Hambourg 1960‑1962 : un laboratoire d’intensité
  • « Long Tall Sally » : un étendard McCartney
  • La frustration de l’artiste face au « récit des autres »
  • Un autre mythe à rééquilibrer : Paul, l’« avant‑gardiste » discret
  • Le son du film : un « Backbeat Band » ravageur
  • Portraits et performances : la question de l’« exactitude »
  • Le précédent et les suivants : biopics, un genre piégé
  • Quand l’archive remet les pendules à l’heure
  • Le rock de Paul, preuves à l’appui
  • Pourquoi « la justice » à l’écran compte‑t‑elle autant ?
  • « Backbeat » aujourd’hui : valeur, limites et héritage
  • Théâtres, critiques, box‑office : la vie prolongée du récit
  • Comment raconter les Beatles sans trahir ?
  • Ce que révèle l’épisode « Backbeat » sur Paul McCartney
  • Une affaire close ?
  • Entre mythe et précision, une ligne de crête

Le grief central de Paul McCartney

Au cœur du reproche de McCartney, une scène symbolique : dans « Backbeat », c’est le personnage de John qui hurle « Long Tall Sally ». Or, historiquement, ce standard de Little Richard était la carte de visite scénique de Paul. Des nuits du Star‑Club à Hambourg aux sets du Cavern Club à Liverpool, c’est McCartney qui en faisait une démonstration vocale, poussant sa voix au bord de la rupture. Le voir attribué à Lennon à l’écran donne, selon lui, l’illusion d’un John seul vecteur de sauvagerie et d’énergie rock, tandis que Paul serait cantonné au rôle du balladeer sentimental. « On vous vole votre histoire », résumera‑t‑il plus tard, regrettant que ce type de glissement, même cinématographique, fige la perception du public.

L’irritation n’est pas anecdotique. Elle touche un équilibre que les Beatles ont toujours incarné : Lennon et McCartney se partageaient les territoires, l’un et l’autre capables de douceur comme de fureur. La haute‑voltige vocale de Paul sur « Long Tall Sally », ses cris à la Little Richard, son abattage sur « I’m Down » ou, plus tard, sur « Helter Skelter », contredisent l’idée d’un Macca uniquement « gentil ». Pour lui, faire chanter « Long Tall Sally » par un autre, fût‑ce dans une fiction, revient à déplacer le curseur d’un cran et à figer ce déplacement dans l’imaginaire collectif.

Ce que raconte vraiment « Backbeat »

On peut comprendre le film si l’on accepte son pari narratif : « Backbeat » ne se veut pas l’Histoire exhaustive des Beatles, mais une fresque sur Sutcliffe, Lennon et Kirchherr, prise dans la nuit et la fureur des clubs allemands. Les Beatles y apparaissent encore inachevés, bruyants, inconfortables — c’est le propos. Le scénario privilégie l’énergie d’un poème de jeunesse à la rectitude documentaire. Dès lors, que John mène la danse du rock à l’écran a une logique dramatique : Sutcliffe lui est aimanté, Astrid l’observe, et Paul y est parfois relégué à un second plan, vexant si l’on oublie que ce second plan est d’abord un choix de mise en scène.

Reste que le cinéma, par sa puissance d’empreinte, remodèle les mémoires. C’est pourquoi McCartney réagit : l’ellipse peut devenir vérité de substitution. Et s’agissant des Beatles, la frontière entre fiction et histoire est si poreuse qu’un détail comme « qui chante quoi » finit par compter.

Hambourg 1960‑1962 : un laboratoire d’intensité

Pour mesurer les enjeux, il faut revenir au terrain de « Backbeat » : Hambourg. Entre août 1960 et décembre 1962, les Beatles y usent leurs cordes et leurs nerfs. Bruno Koschmider puis d’autres patrons de clubs exigent des sets interminables. Vitesse, volume, catalogue de covers : Chuck Berry, Little Richard, Larry Williams, Carl Perkins, Eddie Cochran. Dans cette fournaise, McCartney s’impose physiquement : c’est lui qui, sur les titres de Little Richard (« Long Tall Sally », « Lucille », « Ooh! My Soul »), vrille les aigus et sature l’espace, incarnant un rock de gorge et de souffle. Lennon n’est pas en reste : il attaque « Twist and Shout », « Bad Boy », « You Really Got a Hold on Me », et son grain râpeux devient une signature. Les deux portent le bruit.

Dans ce contexte, la répartition scénique de « Long Tall Sally » tient presque de la géographie : Paul mène, parce que sa tessiture y brille et que son goût pour Little Richard est dévorant. Filmer Lennon sur ce titre, c’est choisir une vérité de cinéma au détriment d’une réalité historique.

« Long Tall Sally » : un étendard McCartney

La place de « Long Tall Sally » chez les Beatles ne se limite pas aux clubs. En 1964, Parlophone publie l’EP « Long Tall Sally », quatre titres où McCartney porte le lead vocal sur le morceau‑titre avec une fougue restée proverbiale. À la télévision, lors de l’émission « Around The Beatles », il explose la caméra sur ce même standard. La discographie et les enregistrements live confirment ce partage : cependant que Lennon habite d’autres couvertures énergétiques, la bannière Little Richard appartient à Paul. C’est de là que vient, chez McCartney, le sentiment d’un droit d’usage bafoué par « Backbeat ».

La frustration de l’artiste face au « récit des autres »

Il y a, dans la réaction de McCartney, plus qu’une querelle de setlist. C’est l’éternel bras de fer entre mémoire vécue et récits dérivés. Paul vit depuis soixante ans avec des versions concurrentes de sa biographie. Sa chanson « Early Days » (2013) en portera la piqûre : « j’y étais », répète‑t‑il en substance, lassé qu’on lui raconte sa propre jeunesse. Du point de vue de l’artiste, chaque biopic ajoute une couche de vernis interprétatif qu’il n’a pas choisie. Quand la couche se décolle de la réalité, il grogne. Et sur « Backbeat », cette déviation touche un noyau identitaire : sa part rock’n’roll.

Un autre mythe à rééquilibrer : Paul, l’« avant‑gardiste » discret

L’image d’un McCartney seulement mélodiste masque une autre réalité : dès 1966, c’est souvent Paul qui ramène des idées expérimentales en studio. Fasciné par Karlheinz Stockhausen, Cornelius Cardew ou encore la musique concrète, attentif au bouillonnement de l’Indica Gallery et de l’underground londonien, il popularise l’usage des bandes et des boucles sur « Tomorrow Never Knows ». On lui doit l’impulsion de « Carnival of Light » (janvier 1967), long freak‑out inédit enregistré entre deux couches de « Penny Lane », et une manière d’entendre la pop comme un laboratoire. Même lorsqu’il signe des ballades, Paul reste à l’affût d’une texture ou d’une technique. Que « Backbeat » le désépaississe au profit d’un Lennon omnipotent rock, c’est oublier cette ambivalence au cœur des Beatles.

Le son du film : un « Backbeat Band » ravageur

S’il agace McCartney sur le fond, « Backbeat » séduit par son son. Plutôt que de reconstituer sagement le Beatles‑sound des débuts, le producteur Don Was réunit un super‑groupe alt‑rock — la Backbeat Band — pour incarner la violence adolescente des clubs : Dave Grohl (Nirvana) à la batterie, Mike Mills (R.E.M.) à la basse, Thurston Moore (Sonic Youth) et Don Fleming (Gumball) aux guitares, Greg Dulli (The Afghan Whigs) et Dave Pirner (Soul Asylum) aux voix, parfois rejoint par Henry Rollins. Enregistré quasiment live, en quelques prises, le soundtrack transpire la sueur et décroche un BAFTA pour sa musique. On peut contester des libertés historiques tout en saluant cette intuition sonore : pour saisir Hambourg, il fallait un bruit punk avant la lettre.

Portraits et performances : la question de l’« exactitude »

La distribution de « Backbeat » est une autre clé. Stephen Dorff campe un Sutcliffe charismatique, Ian Hart retrouve un Lennon tendu et mordant (il l’avait déjà incarné dans « The Hours and Times »), Sheryl Lee nuance l’Astrid photographe et muse, Gary Bakewell prête traits et mimétisme à McCartney. Même Paul, critique sur le récit, concédera la force de Dorff. Astrid Kirchherr, elle, saluera la justesse de la reconstitution de son lien avec Sutcliffe et les Beatles. Autrement dit : le film trouve sa cible là où il la visait — Sutcliffe et Hambourg —, au prix de déformations périphériques qui, pour McCartney, pèsent lourd.

Le précédent et les suivants : biopics, un genre piégé

« Backbeat » n’est ni le premier ni le dernier biopic à heurter les sensibilités Beatles. « Birth of the Beatles » (1979) avait déjà pris des libertés. « Nowhere Boy » (2009), centré sur le jeune Lennon, a été accueilli avec curiosité mais a aussi déclenché son lot de réserves. Le problème est structurel : compressions temporelles, raccourcis de caractère, attribution de gestes à d’autres personnages pour gagner en lisibilité. Dans ce cadre, le « Long Tall Sally » confié à John est un raccourci de dramaturge — compréhensible sur le papier, discutable à l’aune de l’histoire vécue.

Quand l’archive remet les pendules à l’heure

À l’inverse, chaque saut technologique redonne voix à l’archive. Le travail mené sur « The Beatles: Get Back » (2021) par Peter Jackson, en ouvrant l’atelier des sessions « Let It Be », a rééquilibré des décennies de récit. On y voit un Paul organisateur, inventif, souvent moteur, mais aussi jeux et éclats partagés, loin des caricatures de la discorde. Cette proximité avec la source ne dissout pas le besoin de fiction ; elle circonscrit ses marges. Au point que les spectateurs reviennent ensuite vers les biopics avec un œil plus exigeant.

Le rock de Paul, preuves à l’appui

Pour tordre le cou à l’idée d’un McCartney gentillet, il suffirait d’aligner quelques repères. « Long Tall Sally », on l’a dit, c’est lui. « I’m Down » (14 juin 1965) voit Paul brûler sa voix dans la même journée que les délicats « I’ve Just Seen a Face » et « Yesterday » : écart‑type stupéfiant. Sur « Helter Skelter », il pousse le volume et la distorsion au delà de ce qu’on attend alors des Beatles. Plus tard, en solo, « Jet » et « Junior’s Farm » rappellent combien il sait écrire des rockers carrés. En concert, jusque très récemment, « Long Tall Sally » reste un exutoire où l’on retrouve le Paul des caves, la bave aux lèvres et le sourire aux coins, heureux de cogner.

Pourquoi « la justice » à l’écran compte‑t‑elle autant ?

On pourrait objecter que le cinéma n’est pas un bulletin d’archives et que « Backbeat » n’avait pas vocation à « rendre justice » à chacune des parties. McCartney ne dit pas autre chose : il admet la fiction, il réclame seulement qu’elle ne réécrive pas un marqueur aussi clair que qui chantait quoi sur tel standard. Ce détail a une incidence : il nourrit une mythologie tenace — John l’expérimental, Paul le sirupeux — que les albums, pourtant, contredisent en permanence. Or la mythologie finit par peser sur la réception des œuvres, sur la manière d’enseigner la pop et d’en lire les acteurs.

« Backbeat » aujourd’hui : valeur, limites et héritage

Trente ans après, comment relire « Backbeat » ? Comme un film de cinéma d’abord : stylisé, nerveux, romantique, porté par des performances solides et un sound design frontal. Comme un document sur les années Hambourg ensuite : éclairant sur Sutcliffe, Astrid, la nocturne germanique, même s’il est parcimonieux sur la fabrique musicale. Comme un déclencheur de débat enfin : il a obligé fans et médias à revisiter quelques évidences — la part de Paul dans le rock des débuts, la complexité de l’équilibre Lennon/McCartney, l’importance des contextes (clubs, répertoire de covers, setlists). Sa bande originale, elle, a eu une vie propre, et l’option « super‑groupe » a inspiré d’autres relectures de catalogue.

Théâtres, critiques, box‑office : la vie prolongée du récit

La carrière de « Backbeat » ne s’est pas arrêtée aux salles de 1994. Le récit a connu des adaptations scéniques dans les années 2010, reprenant la trame Lennon/Sutcliffe sur plateau avec groupe live. Côté critique, le film a divisé : loué pour son énergie et son authenticité visuelle, refroidi pour ses surimpressions mélodramatiques. Au box‑office, il obtient des scores honorables pour un indépendant anglo‑germanique. Ce parcours dit bien son statut : œuvre attachante et partielle, plus roman que chronique, précieuse si l’on garde en tête son cadre.

Comment raconter les Beatles sans trahir ?

La question méthodologique demeure : comment filmer les Beatles sans leur mentir ? Une piste consiste à nommer ses écarts : assumer la fiction, styliser sans attribuer à l’un ce qui appartient documentairement à l’autre. Une autre est d’adopter le point de vue local : Hambourg ou Abbey Road, Sutcliffe ou Brian Epstein, mais sans généraliser. Une troisième, plus exigeante, est d’imbriquer archives et rejoués, à la manière de certains documentaires contemporains, laissant le spectateur arbitrer.

La force de l’Anthology (1995‑1996) était d’oser une autobiographie polyphonique : voix des quatre, images d’archives, démos, outtakes. Elle n’est pas un absolu, mais elle balise. Chaque biopic qui l’ignore prend le risque d’éveiller le réflexe d’auto‑défense d’un Paul qui a, légitimement, à cœur de protéger la complexité du quatuor.

Ce que révèle l’épisode « Backbeat » sur Paul McCartney

En filigrane, la colère de McCartney dit quelque chose de sa vision de la mémoire. Il n’en exige pas la sacralité ; il réclame qu’on n’en efface pas les nuances. Paul sait qu’on se souvient de lui pour « Yesterday », « Hey Jude » ou « Let It Be » — des monuments mélodiques. Il rappelle que la même main a frappé « I’m Down », appuyé le riff de « Paperback Writer », aspiré le goudron de « Helter Skelter », et qu’au micro, dans les caves allemandes, il a rugis comme Little Richard. Rendre justice, ici, n’est pas flatter l’ego ; c’est ajouter la moitié manquante d’un portrait.

Une affaire close ?

Est‑ce à dire que « Backbeat » serait à rejeter ? Non. On peut, dans le même mouvement, aimer son élan, ses gestes de cinéma, ses acteurs, et entendre la plainte de McCartney. On peut souhaiter que les fictions à venir traitent les répertoires avec une attention accrue — éviter, par exemple, de déplacer des pièces scéniques emblématiques sans signalement. On peut aussi, spectateur, apprendre à voir les biopics pour ce qu’ils sont : des versions situées, qui complètent les sources sans les remplacer.

Entre mythe et précision, une ligne de crête

« Backbeat » restera, pour les fans, un objet double. D’un côté, une plongée vigoureuse dans l’aurore des Beatles, qui magnifie Sutcliffe et révèle l’esthétique Kirchherr. De l’autre, une source d’agacement pour McCartney, privé, à l’écran, d’un étendard« Long Tall Sally » — qui résume une part de son ADN. La vérité des Beatles tient dans ce bicolore : Lennon et McCartney se répondaient, parfois s’échangeaient des rôles, souvent s’additionnaient. Raconter leur jeunesse demande de garder cette tension.

Au fond, la leçon est simple : le cinéma peut ouvrir des portes, mais c’est aux archives, aux disques, aux témoignages croisés qu’il revient de caler la mesure. Entre mythe et précision, l’histoire des Beatles se construit encore, titre après titre. Et dans ce chantier, s’il fallait un rappel, Paul McCartney n’est pas seulement le prince de la ballade : c’est aussi l’un des plus grands hurleurs du rock britannique — celui de « Long Tall Sally », bien à lui.