Linda McCartney : comment « Wide Prairie » a révélé une artiste libre

Publié le 24 septembre 2025 par John Lenmac @yellowsubnet

« Wide Prairie » est un album posthume de Linda McCartney mêlant reggae, pop, dub et militantisme. Pensé avec Paul McCartney, il retrace près de 30 ans de création musicale, révélant une artiste libre, engagée, et trop souvent réduite à son rôle d’épouse.


Lorsque Paul McCartney dit à Linda pendant des vacances en Jamaïque en 1971 : « sors et écris une chanson », il ne lance pas une boutade d’époux célèbre à sa compagne. Il ouvre, sans le savoir, la voie à Seaside Woman, première composition solo de Linda, et, par ricochet, au long chemin qui conduira près de trois décennies plus tard à Wide Prairie, compilation posthume parue à l’automne 1998. L’impulsion créatrice est alors mêlée à la tourmente : le couple conteste une action intentée autour des droits d’Another Day, premier single solo de Paul, où l’on met en doute la contribution de Linda. La réponse de l’intéressée tient en trois minutes de soleil : Seaside Woman, au balancement reggae assumé, née sur le sable, loin des tribunaux. La chanson ne sortira pourtant qu’en 1977, et sous pseudonyme : Suzy and the Red Stripes – clin d’œil à un surnom donné à Linda sur l’île et à la bière Red Stripe. (

Wide Prairie ne naît pas « après » Linda, il est pensé avec elle. Avant sa maladie, une lettre d’une jeune admiratrice demandant un jour d’entendre ses chansons pousse le couple à rassembler des bandes éparses, des idées en sommeil, des fragments de voix. Le projet devient, au fil des trajets bimensuels vers Londres pour le traitement de Linda, un atelier de paroles : les McCartney écrivent les textes d’Appaloosa, I Got Up et The Light Comes From Within dans la voiture, s’offrant des bulles de légèreté pour oublier l’hôpital qui les attend. Paul parlera plus tard de « sessions tears and laughter », rires et larmes mêlés, au moment de finir l’album avec l’ingénieur Geoff Emerick : derrière la console, l’émotion déborde, mais l’œuvre prend forme.

Sommaire

  • « Seaside Woman » : la chanson qui a tout déclenché
  • Un puzzle de 1972 à 1998 : 16 chansons, une voix
  • Linda musicienne, Linda cinéaste : « Oriental Nightfish »
  • Les combats de Linda : de « The White Coated Man » à « Cow »
  • Mémoire des fifties : « Poison Ivy », « Mr. Sandman », « Sugartime », « New Orleans »
  • Les derniers feux : James, la lumière et le cheval
  • Le montage final : rires, larmes et métier
  • Promotion, singles et réception
  • Rééditions, vinyle et (re)découverte
  • Ce que « Wide Prairie » raconte, en creux
  • Pistes d’écoute : entrer dans l’album aujourd’hui

« Seaside Woman » : la chanson qui a tout déclenché

Seaside Woman est à la fois un manifeste et un masque. Manifeste, parce qu’elle affirme sans détour la capacité d’écriture de Linda, alors mise en cause. Masque, parce qu’elle sort sous l’alias Suzy and the Red Stripes, que l’artiste justifie d’une pirouette bien sentie : on l’appelait « Suzi » en Jamaïque, et la bière locale s’appelle Red Stripe ; l’addition fait un nom de groupe. Le single paraît aux États-Unis en mai 1977 (Epic), davantage ancré reggae que tout ce qu’a publié jusque-là la galaxie McCartney, puis au Royaume-Uni en 1979 (A&M). B-Side to Seaside, coécrit avec Paul, prolonge le clin d’œil en face B et prouve que le jeu des pseudonymes protège surtout la liberté d’un couple de musiciens qui s’amuse à brouiller les pistes. En 1980, Linda et le réalisateur Oscar Grillo transforment Seaside Woman en court-métrage d’animation ; le film remporte la Palme d’or du court métrage au Festival de Cannes – consécration discrète mais résonnante pour une artiste trop souvent jugée à l’aune de son patronyme.

Un puzzle de 1972 à 1998 : 16 chansons, une voix

Wide Prairie assemble seize titres enregistrés entre 1972 et 1998. Ce n’est pas un « best of », ni un album conçu d’un seul souffle, mais un parcours : celui d’une claviériste et choriste de Wings qui, loin d’un répertoire-vitrine, laisse affleurer un regard d’auteure, une curiosité stylistique, des obsessions (la défense des animaux) et une manière d’habiter une chanson autrement, par la couleur, l’humeur, la photo instantanée.

Le morceau-titre, Wide Prairie, détourne d’emblée la tentation de réduire Linda à un rôle secondaire. Enregistré notamment à Paris en 1973 et retravaillé à Nashville l’année suivante, il respire l’Amérique des grands espaces : violons de Vassar Clements et Johnny Gimble, cuivre et saxophones dessinent un décor où la voix, claire, préfère la narration au vibrato. Le disque revisite aussi des moments Wings : Cook of the House (1976) replace Linda au premier plan sur Wings at the Speed of Sound, avec ce réalisme domestique – bruits de cuisine, odeur de four – qui fit sourire certains et grincer d’autres, mais qui, replacé dans la trajectoire, dit l’obsession d’un quotidien que l’on choisit de chanter. New Orleans, repris au répertoire de Gary U.S. Bonds (Frank Guida/Joseph Royster), capte l’ambiance de février 1975 autour des sessions Venus and Mars ; la ville imprime sa nonchalance, ses claviers légèrement poisseux, ses résistances au chagrin.

La fin des années 1970 surprend Linda dans un autre décor : Kingston, Black Ark, l’antre de Lee “Scratch” Perry. Deux reprises – Mr. Sandman et Sugartime – y reçoivent un bain de dub et un sens du contre-jour sonore où l’innocence originelle se frotte aux échos d’une Jamaïque foutraque, magnétique. L’empreinte de Perry et la présence de musiciens locaux (Winston Wright, Boris Gardiner, Mike “Boo” Richards) font dériver ces standards vers un ailleurs qui sied à la voix de Linda : légère, souvent en chœur, jamais démonstrative, elle laisse la texture raconter.

Linda musicienne, Linda cinéaste : « Oriental Nightfish »

Autre versant, plus singulier encore : Oriental Nightfish, pièce enregistrée à l’automne 1973 pendant les sessions de Band on the Run, et devenue en 1978 un film d’animation réalisé par Ian Emes. Visuel hypnotique, ambiance presque onirique, instrumentation Wings (flûte de Denny Laine, mélotron et guitares de Paul), et une voix qui, ici, ose la dramaturgie. La chanson ne paraîtra officiellement sur disque qu’avec Wide Prairie vingt ans plus tard, mais la circulation du film dans les années 1980 a installé le titre dans une mythologie parallèle, à mi-chemin entre expérimentation pop et conte surréaliste.

Les combats de Linda : de « The White Coated Man » à « Cow »

Pour qui a suivi Linda photographe, cuisinière et militante de la cause animale, Wide Prairie offre plus qu’un autoportrait en musicienne : un point de convergence. Deux pièces cristallisent cette dimension : The White Coated Man et Cow. Cocréées avec la scénariste britannique Carla Lane, elles pointent la vivisection et la souffrance animale. Dans The White Coated Man, la guitare électrique de Robbie McIntosh (The Pretenders) taille des angles saillants, comme pour refuser la neutralité polie ; Cow adopte le ton d’une élégie, chronique des derniers jours d’un animal condamné. Dans les deux cas, la voix de Linda, parfois presque parlée, refuse l’emphase : elle nomme, elle décrit, elle persiste.

Ce volet militant ne se limite pas à ces textes. Il informe la détermination du couple dans les années 1990 – concerts de soutien, albums caritatifs, plaidoyer constant – et il éclaire la cohérence d’une artiste que l’on caricature trop volontiers en « muse » ou « amatrice ». Wide Prairie rappelle que son engagement n’est pas un décor, mais une matière dont elle sait faire chanson.

Mémoire des fifties : « Poison Ivy », « Mr. Sandman », « Sugartime », « New Orleans »

L’un des charmes du disque tient à cette nostalgie assumée, jamais pesante. Poison Ivy (Leiber/Stoller), succès des Coasters en 1959, fait partie des premières madeleines musicales de Linda ; la reprise conserve l’élan d’époque tout en désaturant les contours. Mr. Sandman et Sugartime – réarrangées à Black Ark – évitent le pastiche : porté par les musiciens jamaïcains et la science de Lee Perry, le balancement devient caribéen, les harmonies se glissent dans l’écho, le réenchantement passe par la transformation. New Orleans, déjà évoqué, relie ces souvenirs à une géographie : l’Amérique du Sud-Est, ses studios Sea-Saint, ses souffles de cuivre, ses rythmes paresseux. Ces reprises sont des souvenirs concrétisés, des polaroids d’écoute adolescente glissés dans l’album-souvenir.

Les derniers feux : James, la lumière et le cheval

L’ultime séquence de Wide Prairie serre la gorge. Le 18 mars 1998, un mois avant sa disparition, Linda enregistre The Light Comes From Within : un titre-boussole, porté à la guitare par son fils James McCartney, 19 ans. La chanson condense l’esprit du projet : famille, persévérance, fidélité à ce que l’on est. Publiée en single en janvier 1999, elle entre dans le Top 60 britannique, signe que l’émotion trouve un écho au-delà du cercle des inconditionnels. Appaloosa, écrite sur la route des traitements, fonctionne en contrechamp : vignettes de chevaux, souffle americana, mots simples qui se posent au plus juste. Quant à I Got Up, esquissé dès 1973 puis remis à jour au printemps 1998, il témoigne d’une continuité têtue : terminer, ensemble, ce qui avait été commencé ensemble.

Le montage final : rires, larmes et métier

Achever Wide Prairie après le 17 avril 1998 n’a rien d’un exercice technique. Paul s’y attelle avec Geoff Emerick, compagnon de tant d’heures de studio depuis les Beatles. Le duo parle de « tears and laughter », sessions où l’on se surprend à rire au détour d’une ligne de texte trouvée dans la voiture, puis à pleurer sur la console, comme si le son lui-même se chargeait d’adieux. Le récit qu’en fait Paul, en conversation avec Chrissie Hynde, ne tient pas du larmoyant : il insiste sur l’élévation ressentie, une joie paradoxale à faire ce disque, car la personnalité de Linda y « passe » tout entière.

Côté atelier, la compilation révèle une façon de produire. Paul supervise l’ensemble, mais Wide Prairie n’est pas un album « relooké » à la dernière minute : il respecte les grainages d’époque, les prises Wings de 1972-76, les sessions Black Ark de 1977, les chansons plus intimistes de 1987-89. Ici, la production ne gomme pas, elle relie. On entend l’orgue, le mellotron, l’enthousiasme un peu brut des bandes 4 ou 8 pistes, puis l’assurance du Hog Hill Mill de Sussex quand il s’agit de compléter un couplet en 1998. Le fil, c’est la voix de Linda, ses harmonies parfois en retrait, parfois frontales, et cette manière de laisser l’espace respirer.

Promotion, singles et réception

Paru le 26 octobre 1998 chez Parlophone, Wide Prairie est accompagné de deux singles : Wide Prairie et The Light Comes From Within. Le premier s’installe dans le Top 75 britannique en novembre 1998 ; le second atteint la 56e place en février 1999. Paul pousse l’exercice mémoriel plus loin avec un webcast de 80 minutes le 17 décembre 1998 : il répond aux questions des fans, diffuse des vidéos promotionnelles… et prépare une purée en direct, clin d’œil chaleureux à la vie ordinaire qui irrigue tant de chansons de Linda. La critique se partage, parfois sévère, parfois touchée, mais le disque remplit sa mission : rendre présente la musicienne au-delà du deuil et tisser, enfin, une réception autonome pour son travail.

Rééditions, vinyle et (re)découverte

Vingt-et-un ans plus tard, en 2019, Wide Prairie revient au premier plan : remasterisé à Abbey Road sous la supervision de Paul, il est réédité en vinyle (noir classique et tirage coloré blanc/bleu) via MPL/Capitol/UMe. Pour nombre d’auditeurs, c’est la première occasion d’entendre l’album sur ce support, l’édition 1998 ayant vite disparu des bacs. Cette ressortie, adossée à la valorisation du fonds Linda McCartney (expositions photo, mise en ligne de clips), installe Wide Prairie comme un chapitre à part entière de l’histoire post-Beatles : non pas une note de bas de page, mais un volume singulier où l’on comprend ce que Linda a apporté – un timbre, une éthique, un cadre – à la musique du clan McCartney.

Ce que « Wide Prairie » raconte, en creux

Il y a des disques qui déplacent ce que l’on croit savoir. Wide Prairie rappelle d’abord une évidence que l’on oublie parfois en parlant des Beatles : la musique populaire se nourrit d’ateliers familiaux, de conversations domestiques, d’échanges où la photographe et la musicienne ne forment qu’une seule personne. Linda n’a jamais prétendu « faire oublier » Paul ; l’album montre plutôt comment elle s’inscrit avec lui : en contrepoint, en contrechamp, avec une voix qui se place différemment, qui ne « projette » pas mais cadre.

Il raconte ensuite une curiosité : basculer de Paris à Nashville, de La Nouvelle-Orléans à Kingston, c’est accepter que les chansons prennent la couleur des lieux. Les sessions chez Lee “Scratch” Perry n’ont rien d’un caprice d’exotisme ; elles s’accordent à l’attirance de Linda pour des rythmes qui, depuis Seaside Woman, font sens. Dans cette trajectoire, Oriental Nightfish occupe une place-clé : l’animation donne à sa musique un espace visuel où la narration passe autrement – ce que la photographe savait déjà, mais que la musicienne explore ici à sa manière.

Enfin, Wide Prairie dit une pratique : composer, terminer ensemble, même quand l’heure n’y est plus, et laisser des chansons parler de ce qui compte – famille, animaux, paysages, cuisine, humour. Si The Light Comes From Within fut la dernière chanson enregistrée par Linda, elle sonne comme une profession de foi : la lumière vient de l’intérieur, pas d’un vacarme d’apparat. Et si Seaside Woman fut la première, elle prouve qu’une voix qu’on disait « incapable d’écrire » a su, très tôt, répondre par la musique. Entre les deux, Wide Prairie trace un horizon.

Pistes d’écoute : entrer dans l’album aujourd’hui

Revenir à Wide Prairie en 2025, c’est d’abord écouter sans préjugés. On peut commencer par le diptyque jamaïcain (Mr. Sandman/Sugartime) pour mesurer l’apport de Lee Perry, puis enchaîner sur Wide Prairie (la chanson) afin d’entendre ce que les années 1973-74 laissent dans le mix : des cordes au grain country, une section de cuivres tenue, et cette manière de prendre son temps. On peut poursuivre avec Oriental Nightfish – son imaginaire singulier – puis faire un pas vers la fin avec Appaloosa et The Light Comes From Within. On entendra, au fil de la séquence, une cohérence qui n’a rien d’artificiel : un monde.

Pour le reste, l’album est émaillé de contre-jours touchants : Love’s Full Glory, ballade claire des années 1980, glisse sans heurts vers Endless Days et Poison Ivy, qui, elles, portent la patine de sessions plus modestes mais tenacement musicales. Et Cook of the House ? On peut la recevoir aujourd’hui comme elle fut faite : un moment de cuisine transformé en chanson, l’odeur croustillante du réel qui monte des enceintes et rappelle qu’en pop, le banal est souvent la meilleure matière première.