John Lennon, pourtant figure emblématique de l’album concept avec les Beatles, affirmait préférer les singles aux albums, sauf deux exceptions marquantes : Elvis Presley et Carl Perkins. Son regard nostalgique sur les 45 tours des années 1950 éclaire son éthique musicale, centrée sur l’impact immédiat d’une chanson. Il revendiquait une fidélité à l’instant, plus qu’à la cohérence d’un disque entier, et voyait dans chaque titre une vérité autonome. Un point de vue qui résonne étrangement avec l’ère du streaming.
On prête aux Beatles d’avoir refaçonné la manière d’écouter la musique populaire, en faisant basculer les usages du single vers l’album conçu comme un tout. De Rubber Soul à Revolver, de Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band à Abbey Road, la discographie du quatuor a souvent servi de matrice à l’idée de concept, de cohérence et d’ambition à l’échelle d’un LP. D’où l’étonnement, toujours vif chez les fans, lorsque John Lennon affirme au tournant des années 1980 : « La seule raison pour laquelle je fais des albums, c’est parce qu’il faut en faire. » Dans le même souffle, il confie ne pas être un « homme des albums », préférant les chansons prises une à une, et va jusqu’à distinguer deux disques seulement qu’il dit avoir aimés « de bout en bout » à l’adolescence : **un album d’Elvis Presley et un de Carl Perkins. Mieux encore : « les singles étaient toujours les meilleurs ».
Cette position, paradoxale chez un musicien associé à l’âge d’or du long format, mérite d’être replacée dans son contexte et confrontée aux faits. Elle raconte moins un désamour de l’album qu’une fidélité à la culture du 45 tours des années 1950, où un titre brut, direct, pouvait changer une vie.
Sommaire
- D’où vient la phrase ? Un Lennon de 1980, lucide et tranchant
- La matrice des années 1950 : quand le single mène la danse
- Les deux exceptions : Elvis Presley et Carl Perkins, une école de feu
- Lennon face aux albums des Beatles : respect, mais sans culte
- Comment les Beatles ont malgré tout déplacé le centre de gravité
- Elvis et Perkins : quels albums ?
- « Singles were always the best » : le manifeste d’un auteur de 45 tours
- Le cas Pepper et la question du « concept »
- Une logique économique et culturelle : le Royaume‑Uni contre les États‑Unis
- « Je ne suis pas un homme d’albums » : que faut‑il entendre ?
- En filigrane : l’adolescent de Liverpool et ses fantômes américains
- Une idée qui résonne avec l’ère du streaming
- Conclusion : un auteur de chansons dans un monde d’albums
D’où vient la phrase ? Un Lennon de 1980, lucide et tranchant
L’aveu revient à plusieurs reprises dans les échanges de John Lennon avec la presse au début des années 1980, notamment dans l’entretien fleuve accordé à David Sheff et repris plus tard dans All We Are Saying. Le chanteur y répète qu’il n’est « pas un homme d’albums », qu’il préfère piocher des morceaux isolés et que, pour l’essentiel, les LP l’ennuient. Lorsqu’on le relance sur d’éventuelles exceptions, il cite Elvis Presley et Carl Perkins, souvenirs d’un adolescent de Liverpool qui, à seize ans, découvre l’électricité d’une Amérique enregistrée à Memphis et à Nashville.
Cette méfiance affichée envers l’album n’empêche pas Lennon de reconnaître la valeur de certains disques des Beatles. Mais ses compliments vont « pour ce qu’ils sont », jamais pour l’idée de l’album comme œuvre close. L’ensemble dessine un portrait cohérent : Lennon se définit d’abord comme un chasseur de chansons, pas comme un collectionneur de suites.
La matrice des années 1950 : quand le single mène la danse
Pour comprendre cette hiérarchie, il faut revenir à la culture musicale dans laquelle Lennon grandit. Fin des années 1950, le rock ’n’ roll et le rhythm and blues s’attrapent par éclairs de trois minutes. Le format 45 tours structure l’écoute, la radio, les jukeboxes et la danse. Les albums compilent souvent des singles déjà connus, des faces B, des reprises, parfois des remplissages. En Europe, la distribution accentue encore cette logique, et les compilations bricolées pour les marchés locaux brouillent les pistes.
Aussi, lorsque Lennon dit préférer les chansons aux albums, il ne provoque pas : il reprend le code fondateur du rock. Une chanson bien écrite, bien dite et bien jouée reste, pour lui, l’unité de vérité. Elle peut naître d’un riff, d’un hook, d’une image, et renverser une journée, un public, parfois une époque. Cette philosophie — l’intensité avant la continuité — n’exclut pas que des albums changent la donne ; elle rappelle seulement que la brique essentielle demeure le titre.
Les deux exceptions : Elvis Presley et Carl Perkins, une école de feu
Quand Lennon remonte à ses seize ans, deux albums s’imposent « de bout en bout ». Le premier est Elvis Presley, premier LP du King, paru en 1956 chez RCA après le transfert spectaculaire de Sun Records. On y entend un mélange d’originaux et de reprises — du blues au gospel en passant par le country & western — et surtout un timbre neuf, mi‑velours mi‑couteau, qui rebat les cartes du chant masculin. Qu’importe que plusieurs titres aient déjà vécu en single : l’ensemble frappe par sa tension et sa présence, au point que le jeune Lennon y projette une ligne de vie.
Le second, Carl Perkins, appartient à la galaxie Sun et incarne une autre géométrie du rock : plus dépouillée, plus rythmique, avec un sens du picking qui restera une école pour les guitaristes anglais. Qu’on pense au Dance Album of Carl Perkins (paru en 1957), où se croisent « Blue Suede Shoes », « Matchbox », « Honey Don’t » et « Boppin’ the Blues » ; on comprend ce que Lennon veut dire lorsqu’il parle d’albums « écoutés jusqu’au bout ». Chaque piste tient debout seule, mais la cohérence vient de la pulsion commune, de cette façon d’allier swing et rudesse.
Ces références ne sont pas des vignettes de fan : elles irriguent la première période des Beatles. Sur scène, à Hambourg comme au Cavern Club, le groupe cale son répertoire sur ces tuteurs américains. En studio, il en reste des empreintes directes : « Matchbox » chanté par Ringo Starr en 1964, « Honey Don’t » et « Everybody’s Trying to Be My Baby » portées par George Harrison, sans compter l’énergie Elvisienne qui traverse tant de prises des années 1962‑1964.
Lennon face aux albums des Beatles : respect, mais sans culte
La franchise de Lennon ne l’empêche pas d’exprimer, au cas par cas, son attachement à plusieurs LP du groupe. Il cite volontiers « notre premier album » — Please Please Me — pour sa vitesse d’exécution et sa fraîcheur ; enregistré en douze heures le 11 février 1963 à Abbey Road, il condense l’énergie du live sur bande. Il dit aimer Rubber Soul et Revolver pour ce qu’ils révèlent : la montée en puissance d’un groupe qui s’empare du studio et pense l’album comme un terrain d’expériences.
Pour Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band, il reconnaît l’impact esthétique — pochette de Peter Blake et Jann Haworth, montage sonore, effets de séquençage — tout en rappelant que l’album n’est pas, au sens strict, un concept continu : l’ouverture, quelques motifs récurrents et la reprise finale jouent le rôle de cadre, mais chaque chanson poursuit sa trajectoire. Quant au White Album, il le défend pour sa liberté, ses angles, ses écarts, plutôt que pour une hypothétique unité.
Il y a, dans ces jugements, une constante : Lennon ne sacralise pas l’objet album. Il admire les idées, les prises, les moments de vérité. Ce qui lui pèse, c’est la tentation du remplissage — ces morceaux « cousus main » pour faire le nombre —, tout ce qui s’inscrit, selon lui, dans la politesse ou la démonstration. L’album lui plaît quand il demeure un alignement de chansons nécessaires.
Comment les Beatles ont malgré tout déplacé le centre de gravité
Le paradoxe est là : alors même que Lennon se méfie de la mythologie de l’album, les Beatles contribuent fortement à faire du LP le format cardinal des années 1965‑1969. Rubber Soul marque l’entrée dans une logique nouvelle : sélection drastique des titres, continuités de timbres et de textures, refus du remplissage. Revolver pousse le curseur : prise de son inventive, écritures harmoniques qui changent d’échelle, montages. Sgt. Pepper’s remporte la mise symbolique : pochette « musée », séquencement pensé, presse qui parle de l’album comme d’un événement culturel.
Dire cela n’efface pas la compétition contemporaine — Pet Sounds des Beach Boys, Blonde on Blonde de Bob Dylan, sans oublier l’œuvre de Smokey Robinson et de ses pairs au format LP —, mais rappelle que l’effet Beatles tient autant à l’écoute que l’on fait de leurs disques qu’aux disques eux‑mêmes. C’est parce que le public décide d’entendre l’ensemble que l’album prend son statut de forme majeure. Et c’est justement ce statut que Lennon refuse d’ériger en dogme : pour lui, l’intensité d’une chanson prime la cohésion d’un tout.
Elvis et Perkins : quels albums ?
Lorsqu’il évoque Elvis Presley, Lennon cite son premier album comme référence. Sorti au printemps 1956, enregistré à Nashville et New York avec la Section A de RCA et l’apport des musiciens Sun, le disque assemble des titres majeurs et des reprises alignées avec un sens presque cinématographique du rythme. Au‑delà des crédits, c’est la présence vocale qui obsède Lennon : une manière de parler‑chanter, d’attaquer les syllabes, de retarder la pulse pour mieux la rejoindre.
Côté Carl Perkins, le Dance Album publié en 1957 chez Sun concentre, sur une seule galette, l’art de mêler syncope et élégance. Le jeune Lennon entend là une musicalité « de mains », une façon de gratter et de claquer la guitare qui, transposée dans la beat music anglaise, donnera des rythmes nerveux et des ponts lumineux. L’évidence saute aux oreilles quand on revisite le répertoire scénique des Beatles de 1960‑1962 : l’ombre de Perkins rôde partout.
« Singles were always the best » : le manifeste d’un auteur de 45 tours
Réduire Lennon à l’album est une facilité. L’écouter parler des singles, c’est retrouver l’étincelle qui l’a lancé. Chaque titre est une idée qui n’a besoin ni d’un chapitre avant ni d’un chapitre après. Dans sa carrière solo, Lennon confirme cette éthique : « Instant Karma! » sort en single quelques jours à peine après l’enregistrement ; « Cold Turkey » est publié comme un coup de poing ; « Give Peace a Chance » fonctionne comme un slogan pacifiste porté par un refrain scandé.
Même quand l’album prend le relais — Plastic Ono Band, Imagine, Walls and Bridges, Double Fantasy —, la mémoire collective retient des chansons. On reconnaît « Mother », « God », « Jealous Guy », « #9 Dream », « Woman », « (Just Like) Starting Over » comme des unités. L’album fournit le cadre, mais c’est la densité du titre qui imprime la mémoire.
Le cas Pepper et la question du « concept »
On a souvent voulu faire de Sgt. Pepper’s l’archétype du concept album. Lennon nuance : s’il adore la mise en scène — la fiction de l’orchestre municipal, l’ouverture et la reprise qui encadrent le programme —, il rappelle que l’essentiel des morceaux n’obéit à aucun récit commun. L’album frappe parce qu’il ouvre des portes techniques et sensibles : magnétophone en studio comme instrument, collages, couleurs timbrales, écriture de chœurs comme décor. Mais même ici, la vérité pour Lennon demeure la chanson. C’est elle qu’on siffle en sortant du magasin, pas l’idée globale.
Une logique économique et culturelle : le Royaume‑Uni contre les États‑Unis
Le rapport de Lennon à l’album s’éclaire aussi quand on compare les pratiques éditoriales. Au Royaume‑Uni, jusqu’en 1966, les Beatles et George Martin tiennent à ne pas noyer leurs singles dans les LP : un 45 tours reste un événement à part. Aux États‑Unis, les compilations de Capitol remanient les séquences, ajoutent des singles aux albums, multiplient les parutions. Résultat : l’album britannique se pense plus volontiers comme une entité artistique, tandis que la version US vit au rythme des hits. Lennon, lui, garde chevillée au corps l’intuition initiale : la chanson d’abord, l’ensemble ensuite.
« Je ne suis pas un homme d’albums » : que faut‑il entendre ?
Chez Lennon, l’aveu n’a rien d’une coquetterie. Il n’est pas anti‑album ; il est anti‑inertie. Il se méfie des disques qui remplissent au lieu de dire. Il s’enthousiasme pour les prises où l’on sent la peau de la chanson, où le texte et la voix se frottent sans vernis. C’est la leçon de Plastic Ono Band : un son nu, une énonciation frontale, des chansons tenues par leur seule nécessité. C’est la promesse d’Imagine : un idéal mis en mots simples. C’est la logique de Double Fantasy : une conversation alternée où chaque titre existe individuellement même lorsqu’il dialogue avec le suivant.
En filigrane : l’adolescent de Liverpool et ses fantômes américains
Le goût exclusif de Lennon pour Elvis Presley et Carl Perkins dit quelque chose du choc fondateur. Elvis lui offre une voix et une allure ; Perkins lui donne des mains et un rythme. Ensemble, ils tracent une boussole : verbe tendu, guitare nerveuse, impulsion boiteuse qui tombe juste. On comprend pourquoi ces albums‑là, et pas d’autres, résistent à l’usure : ils conservent la déflagration du single à l’intérieur d’un LP.
Qu’on se souvienne enfin que l’écoute est d’époque : en 1956‑1957, l’album sert souvent de panier à hits. Les exceptions dont parle Lennon ressemblent moins à des concepts qu’à des compendiums de moments forts. Elles racontent, surtout, l’éveil d’un auditeur qui va devenir auteur, et qui continuera de penser en chansons.
Une idée qui résonne avec l’ère du streaming
Ironie de l’histoire : à l’heure où l’écoute se délinéarise, où l’on zappe d’un titre à l’autre sur les plateformes, la préférence de Lennon pour les singles paraît presque prophétique. Les playlists redéfinissent la circulation des chansons, les algorithmes privilégient l’accroche. Pour nombre d’auditeurs, l’album n’est plus une destination, mais une source où l’on vient puiser des tubes. On peut s’en désoler — tant d’œuvres pensées pour le long cours méritent l’écoute intégrale —, mais on peut y voir aussi une confirmation : la chanson demeure la cellule vitale.
Chez Lennon, cette intuition n’est pas un slogan ; elle a guidé son écriture, son tempo de publication, sa façon de tester des idées directement au public. Et s’il a participé, malgré lui, à la canonisation de l’album, il n’a jamais cessé de plaider pour la force autonome d’un titre.
Conclusion : un auteur de chansons dans un monde d’albums
La phrase — « les singles étaient toujours les meilleurs » — ne contredit pas la grandeur des Beatles ; elle en éclaire le moteur. Si les albums du groupe ont laissé une empreinte si durable, c’est parce qu’ils alignent, en chaîne, des chansons qui tiennent. Et si Lennon cite, pour ses propres plaisirs d’écoute, Elvis Presley et Carl Perkins, c’est qu’il se reconnaît dans une intensité de trois minutes capable d’absorber l’histoire et d’allumer le présent.
On pourra toujours discuter des classements, des hiérarchies, des albums préférés. Reste un invariant : l’éthique de Lennon privilégie l’éclair à la fresque. Ce n’est pas un déni de l’album ; c’est un rappel à la source. Le Beatles « albumique » tant célébré par les historiens habite le même artiste que l’amoureux du single. Entre les deux, il n’y a pas de contradiction : seulement un fil que l’on suit de Liverpool à New York, de Sun à RCA, de Please Please Me à Double Fantasy. Et ce fil dit, encore aujourd’hui, ce que la pop doit à la chanson.