La dernière goutte : comment Allen Klein a précipité la fin des Beatles

Publié le 27 septembre 2025 par John Lenmac @yellowsubnet

Entre 1968 et 1970, les Beatles se séparent progressivement, pris dans un tourbillon de tensions artistiques, de conflits de management et de divergences esthétiques. L’arrivée d’Allen Klein et les modifications de Phil Spector sur « The Long and Winding Road » marquent, pour McCartney, un point de non-retour. Cette période complexe, marquée par des désaccords internes et des décisions contestées, scelle la fin d’une aventure musicale légendaire.


La séparation des Beatles ne saurait être réduite à un seul geste, une seule personne, un seul jour. Entre 1968 et 1970, le quatuor le plus célèbre de la planète se délite par accumulation : divergences artistiques, fatigue, désaccords esthétiques, pressions médiatiques, bouleversements intimes et, surtout, un enchevêtrement d’affaires commerciales qui vampirisent l’énergie créative. Dans cet écheveau, Paul McCartney a souvent décrit ce qu’il considère comme la « dernière goutte » – le déclencheur qui fait déborder le vase. À ses yeux, l’arrivée d’Allen Klein à la tête des affaires du groupe, puis la retouche orchestrale de Phil Spector sur « The Long and Winding Road », constituent le point de non-retour.

Précisons d’emblée ce que cette perspective n’implique pas : elle n’absout pas les tensions préexistantes, ni ne charge de façon simpliste des figures extérieures comme Yoko Ono, souvent érigée – à tort – en bouc émissaire. Elle décrit le moment où des tensions longtemps contenues prennent une forme qui heurte l’éthique professionnelle et la sensibilité musicale de McCartney. C’est cette séquence que nous retraçons ici, en lui rendant sa complexité.

Sommaire

  • Après Brian Epstein : l’épine du management
  • Janvier 1969 : « Let It Be », la lassitude filmée
  • L’annonce officieuse de Lennon et le calendrier contrarié
  • Allen Klein : promesses et méthode
  • Phil Spector et « The Long and Winding Road » : l’étincelle
  • « Ce n’était pas la faute de Yoko » : un contre-récit nécessaire
  • « Abbey Road » : un répit avant l’épilogue
  • Klein et les lignes de fracture
  • « How Do You Sleep? » et l’ombre portée de Klein
  • Le geste juridique : McCartney contre Apple/Beatles
  • Le point de vue de McCartney : la « dernière goutte » en toutes lettres
  • « Let It Be… Naked » : réécrire l’oreille
  • Le regard « Get Back » : complexifier, pas simplifier
  • Au-delà des personnes : une mécanique de dissolution
  • Chronologie resserrée : du studio au tribunal
  • Et si « Let It Be » n’avait pas été « tarted up » ?
  • Le legs : pluralité des vérités
  • Une fin sans coupable unique

Après Brian Epstein : l’épine du management

La mort soudaine de Brian Epstein en août 1967 crée un vide. En quelques années, Epstein avait fait passer les Beatles de Mathew Street aux scènes du monde, imposant une discipline et un cadre. Son absence révèle des failles : qui s’occupera des contrats, des droits, des stratégies ? Apple Corps, entreprise aux ambitions généreuses – label, boutique, films, éditons – devient très vite un labyrinthe où se mêlent idéalisme et improvisation. Les dépenses s’envolent, les contrôles se relâchent, les mauvais conseillers prolifèrent.

Au cœur de 1968, deux visions s’opposent. Paul McCartney plaide pour confier les intérêts du groupe à la famille Eastman (Lee et John Eastman), avocats new-yorkais sérieux, qui deviendront ses beaux-parents par son mariage avec Linda. John Lennon, George Harrison et souvent Ringo Starr penchent pour Allen Klein, manager américain au tempérament offensif, qui promet de redresser Apple en renégociant frontalement des contrats jugés défavorables. Cette guerre de gestion fragilise immédiatement l’unité du groupe : elle introduit des intérêts divergents au cœur même de la prise de décision.

Janvier 1969 : « Let It Be », la lassitude filmée

Le projet Get Back – futur Let It Be – devait réconcilier les Beatles avec la scène, la prise directe, la simplicité. On filme des répétitions à Twickenham puis au sous-sol du siège d’Apple. L’ambiance hésite entre camaraderie et lassitude. Les caméras captent des disputes, mais aussi des éclats de joie, des trouvailles fulgurantes, des chansons qui naissent sous nos yeux. Le 30 janvier 1969, le concert sur le toit offre un épilogue euphorique – un dernier geste scénique qui dit autant la vitalité du groupe que la difficulté à s’accorder sur la suite.

Sur le plan sonore, Glyn Johns est chargé de monter un album « brut », fidèle à l’esprit de prise live. Plusieurs versions circulent en interne durant l’année 1969. Mais rien n’est validé. Entre-temps, les Beatles enregistrent Abbey Road à l’été 1969, sous la houlette d’un George Martin revenu aux commandes, avec cette exigence retrouvée qui donnera au disque des allures de sommet tardif.

L’annonce officieuse de Lennon et le calendrier contrarié

À l’automne 1969, John Lennon confie aux autres qu’il souhaite « divorcer » du groupe. L’info reste privée : on continue à faire avancer les projets. L’album Let It Be demeure en suspens, Apple cherche une issue honorable à des mois d’errances sonores. C’est ici qu’Allen Klein propose une solution radicale : confier le matériel à Phil Spector, producteur réputé pour son mur du son, afin de finaliser l’album et le film qui l’accompagne.

La décision est acceptée par Lennon et Harrison, Ringo suit, McCartney est réticent. Il l’est d’autant plus que, pour lui, Let It Be était censé rester un projet simple, loin des orchestrations luxueuses. L’esthétique qu’il défend sur ces titres – piano, basse, batterie, guitares, voix – supporte mal, à ses oreilles, l’ajout de chœurs et d’un orchestre.

Allen Klein : promesses et méthode

Allen Klein n’est pas un inconnu : il s’est fait un nom en « arrachant » pour ses artistes des pourcentages plus élevés et des avances substantielles. Son style agressif séduit Lennon et Harrison, lassés des hémorragies d’Apple Corps. Klein promet de négocier dur avec les majors, de fermer la boutique Apple qui perd de l’argent, de poursuivre en justice les partenaires défaillants, de récupérer des royalties. Côté musique, il prône l’efficacité : terminer les projets en friche, sortir des disques, faire rentrer de l’argent.

Pour McCartney, ce style managerial s’accompagne d’un mépris pour la délicatesse des décisions artistiques. Il reproche à Klein d’intrusion dans le créatif ; il craint une mainmise juridico-commerciale sur un espace que les Beatles avaient, jusqu’alors, su préserver. La controverse esthétique autour de Let It Be – et singulièrement « The Long and Winding Road » – cristallisera ce désaccord.

Phil Spector et « The Long and Winding Road » : l’étincelle

Lorsque Phil Spector entre dans l’équation au début 1970, il reprend les bandes laissées par Glyn Johns et s’autorise des interventions : montages, sélections de prises, ajouts d’orchestrations et de chœurs. Sur « The Long and Winding Road », ballade au piano signée Paul McCartney, Spector fait enregistrer des cordes, des cuivres, une harpe, renforce la réverbération, et pose des chœurs en arrière-plan.

Pour McCartney, c’est une trahison esthétique : la chanson, conçue comme une méditation dépouillée, se voit « habillée » au point, estime-t-il, d’en dénaturer l’émotion. Il proteste, réclame que certains ajouts soient retirés, en vain. Dans sa mémoire, cet épisode se confond avec la méthode Klein – un processus où l’on décide sans lui, au nom d’une urgence commerciale et d’une efficacité industrielle. Il parlera plus tard de « dernière goutte » pour qualifier l’entrée en scène de Klein et les conséquences musicales qui s’ensuivent.

« Ce n’était pas la faute de Yoko » : un contre-récit nécessaire

L’histoire populaire a trop souvent désigné Yoko Ono comme l’élément perturbateur. La réalité est moins commode. Yoko est présente, oui ; elle partage la vie et le travail de John Lennon, assiste aux sessions, propose des idées. Mais rien ne permet de lui imputer la désagrégation d’un équilibre déjà fragile. Les problèmes sont d’abord structurels (gestion d’Apple), artistiques (visions divergentes sur le son et la méthode), psychologiques (épuisement, besoin d’indépendance), juridiques (choix du management). Rétablir ce cadre n’enlève rien à la singularité de la relation Lennon/Ono ; il corrige un mythe tenace.

« Abbey Road » : un répit avant l’épilogue

Paradoxalement, au milieu de ces tourments, l’été 1969 voit naître Abbey Road, album magnifiquement produit, où le groupe retrouve – sous la houlette de George Martin – une discipline et une méthode. La Face B en enchaînements, la retenue orchestrale, l’élégance des prises de son donnent l’illusion d’un apaisement durable. Mais il s’agit d’un interlude. Dès l’automne, la déclaration de Lennon (qu’il veut « divorcer »), la question du management, la postproduction de Let It Be relancent les fractures.

Klein et les lignes de fracture

La légitimité d’Allen Klein aux yeux des Beatles n’est pas uniforme. Lennon voit en lui un défenseur capable d’imposer des conditions avantageuses à EMI et à d’autres partenaires. Harrison y voit un rempart contre l’hémorragie financière d’Apple. Ringo oscille, souvent solidaire de George et John quand il s’agit d’endiguer le désordre administratif. McCartney, lui, refuse la méthode et propose une alternative crédible en la personne des Eastman.

Ce clivage instaure une asymétrie : trois contre un. Il produit des décisions prises sans quorum affectif, et un ressentiment durable chez Paul, qui se sent désavoué sur un sujet qu’il estime vital. Cet angle politique se double d’une conséquence artistique directe quand Klein charge Spector de finaliser Let It Be sous une esthétique qui ne convient pas à McCartney.

« How Do You Sleep? » et l’ombre portée de Klein

Au-delà de la séparation, la dégradation des rapports s’exprimera aussi par chansons interposées. En 1971, John Lennon publie « How Do You Sleep? », charge vitriolée contre McCartney. Des témoignages suggèrent qu’Allen Klein – alors en lien étroit avec Lennonencourage ce type de brutalité verbale, voire souffle des formulations. Même si la paternité exacte de certaines lignes reste matière à débat, l’esprit de l’époque ne fait guère de doute : on régle aussi des comptes artistiques en public, et Klein n’est pas le dernier à théâtraliser ces oppositions si elles servent son agenda.

Le geste juridique : McCartney contre Apple/Beatles

Face à l’impasse, Paul McCartney engage une action en justice fin 1970 pour dissoudre la partenariat qui lie les quatre Beatles. Le geste choque certains, mais il répond à une réalité : tant que l’entité juridique subsiste, Allen Klein conserve une prise sur les décisions et les comptes. La procédure – longue, technique – aboutira à une clarification : chacun gèrera désormais sa carrière et ses affaires. Qu’on le déplore ou qu’on s’en félicite, c’est l’acte qui officialise une séparation déjà vécue au quotidien.

Le point de vue de McCartney : la « dernière goutte » en toutes lettres

Dans ses récits ultérieurs, Paul McCartney formule sans détour sa grief : l’irruption de Klein comme décideur, l’idée que Let It Be n’était « pas assez bon » sans cordes et chœurs, le tarting up – enjolivage – imposé par Phil Spector. Par-delà la formule, c’est une philosophie qui se heurte à une autre. Pour Paul, la chanson doit respirer ; l’orchestration n’est pas un cache-misère, elle doit naître de la logique interne du morceau. Pour Spector, la dramatisation sonore s’assume comme un langage. Pour Klein, un album doit sortir, performer, assurer la trésorerie.

Cette collision n’efface pas le fait que les Beatles se distançaient les uns des autres depuis longtemps : George Harrison étouffait dans un cadre où ses compositions tardaient à trouver place, Lennon cherchait une autonomie artistique et personnelle, Ringo aspirait à des projets où il serait plus qu’un maillon. Mais, dans la mémoire de Paul, l’épisode Spector/Klein demeure le déclencheur émotionnel qui transforme des doutes en rupture.

« Let It Be… Naked » : réécrire l’oreille

La révision publiée en 2003, « Let It Be… Naked », éclaire cette lecture. En reconstituant un mix fidèle à l’intention initiale – sans les ajouts spectoriens – McCartney et Ringo Starr offrent au public une autre écoute des sessions de 1969. Les arrangements y sont plus dépouillés, les voix et les instruments gagnent en proximité, « The Long and Winding Road » retrouve sa nudité de ballade au piano. Le projet ne remplace pas l’album originel ; il coexiste avec lui comme un commentaire a posteriori. Mais il confirme, en creux, que la décision de 1970 avait été une ligne rouge pour McCartney.

Le regard « Get Back » : complexifier, pas simplifier

La sortie du documentaire « The Beatles: Get Back » a permis d’affiner la perception des sessions. On y voit des musiciens fatigués mais souvent tendres et drôles, inventifs au dernier moment, capables de renouer avec la joie de jouer. On y entend Lennon évoquer Klein, Harrison exprimer sa frustration, McCartney vaciller d’émotion devant l’usure du lien, Ringo jouer les médiateurs. Le film ne réécrit pas l’histoire ; il nuance des clichés. On y mesure mieux la part de structure (Apple, management), celle de la psychologie, et la résilience d’un groupe qui, même éprouvé, produit encore des moments d’une musicalité stupéfiante.

Au-delà des personnes : une mécanique de dissolution

Il serait commode d’ériger Allen Klein en méchant de service. Sa méthode, ses litiges ultérieurs, les contentieux qui l’opposeront à certains artistes alimentent un portrait sans faveur. Mais l’historien doit rappeler que Klein n’a pas inventé les fractures des Beatles ; il s’y est inséré avec une énergie qui a pu accélérer le mouvement. La dissolution tient à une mécanique plus large :

– La fin d’un cycle créatif d’une intensité inouïe depuis 1963, avec le besoin, chez chacun, d’une respiration individuelle.

– L’usure du modèle « groupe » face à des écritures concurrentes qui souhaitaient des espaces propres.

– L’enchevêtrement des affaires (droits, contrats, fiscalité) qui, faute d’un arbitre reconnu, contaminent l’artistique.

– La mutation culturelle de la fin des sixties : le passage du swinging London à une ère plus politique, plus fragmentée, où le studio cesse d’être un havre et devient un terrain d’idéologies.

Dans cette configuration, la « dernière goutte » selon McCartney n’est pas un caprice : c’est la forme que prend, pour lui, l’intolérable, au point de provoquer un geste juridique et une déclaration publique, au printemps 1970, selon laquelle le groupe n’existe plus en tant qu’entité créative.

Chronologie resserrée : du studio au tribunal

Au début 1969, les Beatles répètent et enregistrent pour Get Back. Le 30 janvier, ils offrent un ultime concert sur le toit d’Apple. Au printemps/été, ils se consacrent à Abbey Road, qui paraît en septembre 1969. Peu après, Lennon annonce en privé son désir de quitter le groupe.

Début 1970, Allen Klein sollicite Phil Spector pour finaliser l’album Let It Be à partir des bandes de 1969. Mai 1970, l’album Let It Be paraît, accompagné du film. McCartney publie en avril un communiqué lié à la sortie de son premier album solo qui, de facto, enterre l’idée d’un avenir commun immédiat. Fin 1970, McCartney saisit la justice pour dissoudre le partenariat ; le jugement actera la séparation juridique dans les années suivantes.

Cette chronologie dit la cohabitation étrange de deux narrations : celle d’un groupe encore capable d’un chef-d’œuvre (Abbey Road) et celle d’une association qui s’éteint dans la paperasse.

Et si « Let It Be » n’avait pas été « tarted up » ?

La question contrefactuelle hante parfois les discussions : et si Spector n’avait pas habillé « The Long and Winding Road » ? et si l’album était sorti dès 1969 dans une version live ? On ne saura jamais si cela aurait suffi à différer la rupture. Les dynamiques internes – la quête d’autonomie, l’épuisement, les orgueils froissés – excédaient l’esthétique d’un seul titre. Mais il est probable qu’un consensus minimal sur le mix final aurait adouci la séquence et, peut-être, allégé le ressentiment de McCartney au moment d’acter la fin.

Le legs : pluralité des vérités

Cinquante ans plus tard, il subsiste des vérités en tension. Pour McCartney, l’arrivée d’Allen Klein et la philosophie qui l’accompagnait ont servi de détonateur. Pour Lennon, la faim d’ailleurs et la promesse d’une liberté totale comptaient davantage. Harrison a souvent rappelé sa frustration de voir ses chansons reléguées, malgré l’évidence de leur qualité croissante. Ringo, diplomate, a alterné loyautés et pragmatisme, soucieux d’avancer sans perdre l’amitié.

La grandeur de l’histoire des Beatles tient peut-être à cela : la coexistence de quatre récits justes à leur manière. La « dernière goutte » de l’un n’est pas forcément celle de l’autre. Et pourtant, ces vérités discordantes ont enfanté un corpus qui continue de défier le temps.

Une fin sans coupable unique

L’image qui demeure est moins celle d’un coupable que celle d’une ligne franchie. La gestion d’Apple, la guerre de management entre Eastman et Klein, la décision de remettre Let It Be aux mains de Phil Spector, l’orchestration de « The Long and Winding Road » sans l’assentiment de son auteur : autant de gestes qui, en s’additionnant, ont transformé une crise en séparation. La formule de Paul McCartney – la « dernière goutte » – ne vise pas à effacer le reste ; elle nomme le moment où, pour lui, l’équilibre s’est rompu.

Rien n’empêche d’aimer la version Spector de Let It Be, de reconnaître la force d’Abbey Road, de voir dans Get Back un portrait humain plutôt qu’un dossier à charge. Mais rien n’empêche, non plus, de comprendre qu’un songwriter pour qui la mise en son est un prolongement de l’écriture ait vécu l’enjolivage final comme une dépossession. Dans ce tir à la corde entre art et affaires, entre méthode et instinct, entre urgence et patience, s’est jouée la fin d’un des plus grands laboratoires de la musique du XXe siècle.