Paul McCartney, Allen Klein et les cheveux gris : le jour où les Beatles ont failli exploser

Publié le 28 septembre 2025 par John Lenmac @yellowsubnet

En 1969, une violente dispute autour du manager Allen Klein isole Paul McCartney du reste des Beatles. Refusant de signer un contrat jugé défavorable, il se retrouve seul face au trio Lennon-Harrison-Starr. Ce moment de tension extrême, qu’il reliera à l’apparition de ses premiers cheveux gris, donne naissance à « My Dark Hour », morceau exutoire. L’affaire précipite la chute du groupe et éclaire une fracture à la fois juridique, financière et émotionnelle.


Dans un récit où l’ironie le dispute à l’amertume, Paul McCartney affirme qu’une altercation majeure avec ses camarades de The BeatlesJohn Lennon, George Harrison et Ringo Starr — l’a littéralement fait blanchir. « Mes premiers cheveux gris », explique-t‑il, en se remémorant un face‑à‑face tendu au printemps 1969, lorsque le groupe s’écharpe au sujet du rôle d’Allen Klein. Au‑delà du bon mot, l’anecdote résume un moment de bascule : la fatigue d’un groupe lessivé par les affaires, les susceptibilités bousculées, l’intrusion du juridique dans l’artistique et, en toile de fond, l’angoisse de voir dilapider l’héritage du « plus grand groupe du monde ».

L’épisode s’inscrit dans la séquence brûlante qui suit la mort de Brian Epstein en 1967. L’absence de leur mentor a créé un vide : sur la scène publique, le groupe reste triomphant, mais en coulisse, Apple Corps coûte cher, le business s’emballe et la gouvernance se disloque. Au cœur du tumulte, une question : à qui confier la maison Apple et, plus largement, la destinée financière des Beatles ?

Sommaire

  • Klein contre les Eastman : le choix impossible
  • Le nœud du tarif : la fameuse barre des 20 %
  • 9 mai 1969, Olympic Studios : fin de séance, début de rupture
  • « My Dark Hour » : la musique comme exutoire
  • Une maison qui brûle : Northern Songs, Apple Corps et la fin de l’innocence
  • Des chansons comme journaux intimes : quand le business s’invite dans l’œuvre
  • 1970–1971 : Let It Be, Phil Spector et la lettre qui claque
  • 1973 : la lune de miel est finie – et Klein perd la main
  • La part de Paul : obstination, méthode et solitude
  • L’« affaire Klein » relue à la lumière du temps
  • Ce que disent les images et les films
  • Une morale de musicien : négocier sans se perdre
  • Janvier–mai 1969 : un calendrier implacable
  • Apple sous Klein : ce qui change, ce qui casse
  • 1973–1977 : la séparation, les procès et l’accord final
  • Une réconciliation inachevée
  • Héritage : ce qui reste, au‑delà des anecdotes

Klein contre les Eastman : le choix impossible

D’un côté, Allen Klein — le manager new‑yorkais au carnet d’adresses épais, dont la réputation de négociateur intraitable séduit John Lennon et, par effet d’entraînement, George Harrison et Ringo Starr. De l’autre, les avocats Lee et John Eastman, beaux‑père et beau‑frère de Linda, que Paul McCartney veut placer aux commandes juridiques et financières. Cette dualité n’est pas qu’une question d’hommes : elle symbolise deux visions, deux cultures, deux manières d’envisager la protection d’un catalogue, la gouvernance d’une entreprise et la loyauté au sein d’un quatuor devenu empire.

Au début de 1969, la majorité du groupe s’en remet à Klein, d’abord à titre intérimaire pour scruter les comptes d’Apple, puis avec l’idée d’un mandat plein et entier. Paul McCartney, lui, refuse de s’aligner. Il ne conteste pas la nécessité d’un pilotage ferme ; il conteste l’homme, ses méthodes et, surtout, les termes du « deal » qu’on s’apprête à signer.

Le nœud du tarif : la fameuse barre des 20 %

Le bras de fer tient en partie à une ligne, apparemment technique, qui en dit long : la commission. Allen Klein réclame 20 %, un pourcentage courant dans le métier mais que Paul estime excessif au regard de la puissance d’Apple et de la valeur de The Beatles. Son raisonnement est limpide : le groupe est immensément rentable ; tout négociateur sérieux acceptera moins, 15 % par exemple, si on ne cède pas à la précipitation. Cette obstination lui vaudra d’être accusé de « faire traîner » — accusation qu’il balaie, persuadé de « travailler pour nous », pour reprendre sa formule.

Derrière le débat chiffré, McCartney pointe autre chose : une dramaturgie que Klein orchestre autour d’un prétendu « conseil d’administration » américain qu’il faudrait « prévenir dès le lendemain » — un samedi, circonstance qui achève de braquer Paul. L’idée même qu’un « board » lointain dicterait ses actes lui paraît un artifice. Aux yeux de McCartney, Klein s’auto‑légitime, et l’urgence brandie n’est qu’un levier psychologique pour arracher des signatures.

9 mai 1969, Olympic Studios : fin de séance, début de rupture

Le point d’ébullition survient à Olympic Sound Studios, à Londres, le 9 mai 1969. Les quatre Beatles s’y retrouvent pour écouter des montages destinés à l’album alors titré Get Back. L’atmosphère se tend. John, George et Ringo pressent Paul d’apposer son nom au contrat qui formalise la mainmise de Klein sur les finances d’Apple — contrat que les trois autres ont déjà signé la veille. Klein est présent, ajoute à la pression et clame qu’il doit « rendre des comptes au board », dès le lendemain. McCartney objecte : nous sommes vendredi soir, personne ne travaille le samedi, et l’on peut reprendre lundi, avec l’avocat de son choix. L’échange dégénère ; John, George et Ringo quittent la pièce.

Paul reste seul dans le studio, plein de colère froide. C’est là qu’entre Steve Miller. Il cherche un créneau pour enregistrer ; Paul l’oriente vers la console et s’assoit à la batterie, puis à la basse, puis à la guitare. La séance accouche de « My Dark Hour », morceau tendu, brut, où McCartney exorcise la journée la plus éprouvante de sa vie de Beatle. Signée du pseudonyme Paul Ramon, sa participation deviendra un discret marqueur de cet instant charnière, quand la musique est le seul moyen de « se défouler ».

« My Dark Hour » : la musique comme exutoire

Composée et enregistrée en quelques heures, « My Dark Hour » paraît sur l’album Brave New World de Steve Miller en 1969. Paul y joue la batterie, la basse, la guitare et pose des chœurs, tandis que Miller assure le chant principal et les autres parties. Le titre respire le nerf et l’urgence : on y entend — ou l’on croit y entendre — la pulsation d’une porte claquée à Olympic, le cliquetis des stylos que l’on refuse de prendre, la frustration d’un musicien sommé de trancher entre la loyauté artistique et la prudence d’actionnaire. La chanson n’a rien d’un règlement de comptes explicite, mais elle garde, jusque dans son nom, la trace d’une « heure sombre ».

Plus tard, McCartney résumera cette nuit en une image saisissante : c’est « ce mois‑là » qu’il voit apparaître ses « premiers cheveux gris ». Un trait d’humour, bien sûr, mais aussi un aveu d’épuisement. Aux tournants d’une carrière, le corps parle.

Une maison qui brûle : Northern Songs, Apple Corps et la fin de l’innocence

Le conflit autour d’Allen Klein n’est pas isolé ; il s’imbrique dans un enchevêtrement de crises. Le printemps 1969 voit Dick James vendre en catimini une partie de Northern Songs, la société d’édition fondée pour gérer le catalogue Lennon–McCartney. ATV prend progressivement le contrôle du capital, et les Beatles perdent la main sur leur propre éditeur. Pendant ce temps, Apple Corps — cette utopie pop lancée tambour battant en 1968 — se cherche un second souffle, plombée par des divisions internes, par des branches déficitaires et par des recrutements hasardeux. Il n’y a plus d’autorité naturelle depuis Brian Epstein. Chacun tire, de bonne foi, dans ce qu’il estime être la « bonne » direction.

Dans cette ambiance, la tentation du « sauveur » était forte. Pour John Lennon, qui a l’impression qu’Apple échappe à ses créateurs, Klein incarne le manager pugnace capable de remettre de l’ordre, de négocier durement avec les labels, de protéger les revenus. Paul McCartney, lui, perçoit surtout les angles morts : les conflits d’intérêts potentiels, une gouvernance floue et, déjà, la perspective qu’on se réveille exsangue juridiquement quelques années plus tard.

Des chansons comme journaux intimes : quand le business s’invite dans l’œuvre

La tension des années 1969–1970 transpire jusque dans les morceaux. « You Never Give Me Your Money » — pivot de Abbey Road — condense l’obsession des chiffres, les rendez‑vous d’avocats, l’envie de fuir « valises faites » loin des mémos et des comptes courants. Ailleurs, George Harrison traduira le climat procédurier dans « Sue Me, Sue You Blues », titre amer qui deviendra, sur scène en 1974, un clin d’œil à la « guerre des papiers bleus ». La discographie du groupe et des ex‑Beatles devient, à sa manière, un carnet d’humeur d’une séparation annoncée.

1970–1971 : Let It Be, Phil Spector et la lettre qui claque

Le feuilleton Klein interfère jusque dans la post‑production de Let It Be. Paul voit d’un très mauvais œil les cordes et chœurs ajoutés par Phil Spector à « The Long and Winding Road », et en avertit sèchement la direction d’Apple. Plus qu’un différend esthétique, c’est une question de contrôle créatif et de gouvernance : qui décide, qui autorise, qui rend des comptes ? La patience de McCartney atteint sa limite. Fin 1970, il saisit la Haute Cour de Londres pour obtenir la dissolution juridique du partenariat Beatles. Le contentieux n’oppose plus seulement les quatre musiciens ; il les place, avec leurs conseils, de part et d’autre de la barre.

1973 : la lune de miel est finie – et Klein perd la main

Deux ans plus tard, retournement : John Lennon, George Harrison et Ringo Starr rompent à leur tour avec Allen Klein. La confiance s’est érodée, des griefs émergent — jusqu’à la gestion du Concert for Bangladesh, qui laisse des traces. Klein attaque en justice pour des commissions impayées, les ex‑Beatles contre‑attaquent pour manquements. L’orage s’apaise en 1977 par un accord financier : la maison Apple solde ses comptes avec ABKCO et tourne la page. L’histoire retiendra que l’intuition de McCartney, jugée tatillonne en 1969, n’était pas infondée.

La part de Paul : obstination, méthode et solitude

Revenir à cette scène d’Olympic Studios, c’est ausculter la place qu’occupait Paul McCartney dans le dernier acte des Beatles. Soucieux de planning, attaché à l’idée qu’on protège les actifs, il passe, aux yeux des autres, pour le gardien qui « dit non ». Il tient sa ligne — parfois sèchement — et s’expose donc au reproche de rigidité. Mais sa rigidité est moins une posture qu’un principe : ne pas céder à la panique, négocier plutôt que subir, refuser d’entériner un cadre 20 % qu’il juge défavorable alors que leur position d’acheteur devrait, au contraire, faire baisser le prix.

Cette attitude a un coût affectif. La scène décrite — les trois qui sortent, Paul qui reste — n’est pas une coquetterie dramatique ; c’est l’instant où la collégialité s’effondre et où la solitude pèse. De là, peut-être, ce « cheveux gris » qui surgit au miroir : signe que la dévotion au groupe n’immunise pas contre la morsure du doute.

L’« affaire Klein » relue à la lumière du temps

Avec le recul, les acteurs ont, pour beaucoup, nuancé ou réaffirmé leurs positions. Paul McCartney n’a jamais regretté d’avoir résisté — il dit même avoir été remercié, plus tard, d’avoir « sauvé » les Beatles d’Allen Klein. Ceux qui furent favorables à Klein à l’époque ont, pour certains, reconnu s’être trompés sur la durée, ou au moins sur l’ampleur des promesses. Les archives montrent aussi que Klein a, dans un premier temps, stabilisé certaines dérives d’Apple et renégocié des contrats avantageux ; mais elles documentent, en parallèle, la fragmentation qu’a provoquée son irruption dans une dynamique déjà fragile.

Là est peut‑être la clé : Klein n’est ni l’unique bombe, ni un simple fusible. Il arrive dans un système contrarié où la moindre décision, si rationnelle soit‑elle, devient une question d’ego, de confiance et de mémoire partagée. Sans Brian Epstein, sans vision commune, les Beatles n’avaient plus d’arbitre. Olympic Studios n’a été que le théâtre d’une fracture préparée de longue date.

Ce que disent les images et les films

Depuis Anthology jusqu’au documentaire Get Back de Peter Jackson, un matériau inédit a affleuré : regards en coin, plaisanteries lourdes, frustrations rentrées. On y voit Paul tenir le volant de la production, John oscillant entre désinvolture et fulgurances, George aspirant à l’air libre, Ringo jouant les pacificateurs. Rien, dans ces heures de rushes, ne dément l’idée que l’« affaire Klein » a servi d’accélérateur chimique. Elle n’a pas « cassé » un groupe heureux ; elle a durci un état de fatigue et d’envies divergentes. Et quand le business entre au studio, la musique, parfois, prend la porte.

Une morale de musicien : négocier sans se perdre

On pourrait réduire cette histoire à un chiffre : 20 %. Ce serait passer à côté de l’essentiel. La scène d’Olympic raconte la tension qui guette tout créateur devenu institution : comment protéger son œuvre sans devenir comptable, comment écouter ses alliés sans s’aveugler, comment tenir une ligne sans confondre entêtement et cohérence ? Paul McCartney, ce soir‑là, choisit d’attendre. Ce n’est pas qu’un caprice ; c’est une éthique de négociation. Et c’est peut‑être ce qui transparaît, des années plus tard, lorsque l’on réévalue l’épisode à l’aune des ruptures et des réconciliations.

Janvier–mai 1969 : un calendrier implacable

Le film des événements se lit à la semaine près. Fin janvier 1969, au sortir des séances de Get Back, John Lennon rencontre Allen Klein à Londres. Les premiers échanges convainquent John que Klein peut « reprendre Apple en main ». Début février, Klein reçoit mandat pour « regarder les comptes » et proposer un plan. Mars–avril, bras de fer avec les Eastman, un temps désignés pour représenter juridiquement le groupe ; la cohabitation Klein/Eastman est intenable. 8 mai 1969, Lennon, Harrison et Starr signent un contrat de trois ans avec Klein en tant que business manager exclusif. 9 mai, l’altercation d’Olympic consacre la dissidence de Paul McCartney, qui refuse de parapher. Ce refus n’annule pas l’accord à trois, mais il en révèle la fragilité : un groupe, une marque, deux blocs.

Apple sous Klein : ce qui change, ce qui casse

L’irruption de Klein dans l’organigramme d’Apple produit des effets rapides. Côté dépenses, il serre la vis : audit des branches déficitaires, resserrement des effectifs, fermeture de projets jugés fumeux — Apple Electronics en fait les frais. Côté contrats, Klein renégocie des remises, recadre des flux. Des mesures que certains salariés et partenaires jugent salutaires… mais qui alimentent aussi un climat de défiance. L’épisode le plus symptomatique est peut‑être la tentative avortée d’écarter Neil Aspinall, fidèle de la première heure, ce qui hérisse tout le monde au sein du camp Beatles. La promesse d’efficacité se paie d’un surcroît de crispation.

1973–1977 : la séparation, les procès et l’accord final

À partir de 1973, l’alliance Lennon–Harrison–Starr avec Klein se fissure. Les griefs s’accumulent : orientations contestées, commissions, gestion d’événements caritatifs, divergences stratégiques. Les trois ex‑Beatles choisissent de ne pas renouveler le contrat. Klein réclame ses dûs et attaque ; Apple réplique. Cette guerre d’assignations s’achève en janvier 1977 par un règlement amiable autour de 5 millions de dollars versés par Apple à ABKCO, pierre tombale d’un partenariat autant opérationnel que toxique. Parallèlement, les quatre scellent, fin 1974, un accord global qui organise la liquidation de leur société en commun et clarifie les droits.

Une réconciliation inachevée

Le contrecoup émotionnel de ces années n’a pas empêché les hommes de se retrouver, par moments. Paul McCartney a souvent rappelé avoir renoué un lien apaisé avec John Lennon à la fin des années 1970. La « guerre des managers » laisse néanmoins des cicatrices durables : elle a cristallisé les incompréhensions, transformé des désaccords de méthode en contentieux personnels, rendu les studios plus froids et les réunions plus longues. Si l’on veut mesurer le coût humain de cette décennie, il est peut‑être là, dans ce sentiment que la grandeur du groupe a été gérée comme un dossier.

Héritage : ce qui reste, au‑delà des anecdotes

Reste l’image d’un artiste ravalant sa colère au service d’un titre enregistré à brûle‑pourpoint, « My Dark Hour », trace sonore d’une poignée de minutes qui ont pesé lourd. Reste l’idée qu’un Beatle peut refuser de signer — et accepter d’en payer le prix humain — par fidélité à une conception du groupe et de son œuvre. Reste, enfin, une scène que l’on se raconte encore : un vendredi soir de mai 1969, à Barnes, trois musiciens claquent la porte, le quatrième s’assoit derrière une caisse claire, et un morceau naît.

L’anecdote des cheveux gris prête à sourire ; elle résume surtout l’empreinte intime d’un conflit qui a façonné la fin d’une aventure collective. Ce soir‑là, la légende des Beatles s’est écrite à la pointe d’un stylo… et à la pointe d’une baguette.