Le concert des Wings que John Lennon a raillé : « Il suffit de se pointer à l’université de Bradford et de jouer »

Publié le 28 septembre 2025 par John Lenmac @yellowsubnet

John Lennon railla un concert improvisé des Wings à Bradford, illustrant deux visions opposées de la scène. Tandis que Lennon privilégiait les apparitions exceptionnelles, McCartney reconstruisait la scène à échelle humaine. Cette anecdote révèle un contraste fondamental dans leur rapport au live, au public et à l’héritage Beatles.


La petite phrase de John Lennon a fait florès : « Je ne pourrais pas faire ce que Paul a fait avec Wings et simplement me pointer à l’université de Bradford pour jouer. Il faudrait quelque chose de plus organisé que ça. » Derrière la pique, on devine deux conceptions de la scène. D’un côté, Lennon, qui a rompu avec les tournées des Beatles dès 1966 et n’est remonté sur scène qu’à de rares occasions, avec une prudence quasi clinique, préférant l’événement calibré au rituel quotidien. De l’autre, Paul McCartney, décidé au début des années 1970 à réapprendre la route, à dégrossir un nouveau groupe, Wings, au contact de petites salles et de publics étudiants, quitte à improviser. Ce contraste explique l’ironie de Lennon ; il n’en résume pas la vérité. Car si Lennon ne voyait dans ces apparitions impromptues qu’un coup de volant bohème, McCartney y voyait un programme : reconstruire une alchimie de scène à l’échelle humaine, hors du mythe écrasant des Beatles, avant de viser plus grand.

Sommaire

  • Le rapport compliqué de Lennon au « live » après 1966
  • McCartney, Wings et la scène retrouvée : la logique d’une « University Tour »
  • Bradford n’a pas eu lieu, et c’est ça le cœur du malentendu
  • Ce que jouaient les Wings quand ils « se pointaient »
  • Le sens de la phrase de Lennon : une objection de principe, pas un jugement de valeur
  • La réconciliation en creux : deux voies, un même besoin de public
  • De Leeds à Madison Square Garden : la ligne droite de McCartney
  • Bradford, ou la mécanique des légendes
  • « Roxy plutôt que ballpark » : ce que John redoutait vraiment
  • L’épreuve des chansons : politique contre artisanat ? Faux débat
  • La géographie intime d’un ancien Beatle
  • Du « se pointer » au « sold out » : la pédagogie de la scène
  • Le regard d’aujourd’hui : que dit encore la phrase de Lennon ?
  • Conclusion : une boutade, un programme, et l’histoire continue

Le rapport compliqué de Lennon au « live » après 1966

On a beaucoup dit que Lennon « n’aimait pas » la scène. C’est plus subtilement une ambivalence. La dernière tournée des Beatles, en 1966, l’a laissé vidé : sonorisation archaïque, hystérie difficile à contenir, sécurité approximative, musique engloutie par le vacarme. Dès lors, Lennon privilégie l’atelier, le studio, la chanson comme déclaration. Quand il remonte malgré tout sur scène, c’est à la faveur d’occasions exceptionnelles et sous contrôle : concerts caritatifs d’envergure, apparitions surprises mais cadrées, jamais un circuit à l’ancienne. Son propre diagnostic est limpide : jouer lui donne un déjà-vu plutôt qu’un frisson neuf, et l’industrie qui entoure chaque apparition lui pèse. Il le dit d’ailleurs sans fard dans des entretiens du début des années 1970 : s’il devait rejouer, il préférerait un club ramassé, type Roxy, à un stade ouvert aux vents. Autrement dit, pour Lennon, le concert ne vaut que s’il demeure un geste à part, pas un quotidien.

Cette réserve n’empêche pas quelques moments phares. Au Madison Square Garden, à New York, Lennon livre en 1972 des concerts charismatiques, à visée caritative, qui disent son envie d’utiliser la scène comme tribune. Deux ans plus tard, il apparaît au même MSG aux côtés d’Elton John pour honorer un pari lié au succès d’un single : encore une parenthèse, encore un cadre précis. Entre ces jalons, rien qui ressemble à un tour traditionnel. Voilà pourquoi sa remarque sur Wings ne vise pas tant Paul que la logistique elle-même : pour Lennon, se pointer quelque part et jouer, quand on se nomme John Lennon, n’existe plus. Sa célébrité rend chaque geste lourd d’intendance, de sécurité, d’attentes.

McCartney, Wings et la scène retrouvée : la logique d’une « University Tour »

Au miroir de Lennon, Paul McCartney choisit l’inverse. Après Wild Life (1971) et la mise sur pied de Wings autour de Linda McCartney, Denny Laine, Denny Seiwell et bientôt Henry McCullough, il se fixe un objectif : réapprendre la scène comme on reprend une langue. La méthode surprend, parce qu’elle est concrète et très peu beatlesienne : prendre la route en camionnette, se présenter aux bureaux des unions étudiantes, proposer un concert l’heure même ou le lendemain, afficher un prix modeste, et jouer un set nourri de nouveautés et de reprises. On appelle ça, rétrospectivement, la University Tour de 1972.

Le geste contient plusieurs idées fortes. D’abord, désacraliser McCartney : il n’est pas le quart d’un monument, mais un musicien qui travaille un groupe. Ensuite, réduire la distance : des salles basses de plafond, des gymnases, des cafétérias, des horaires midi où la routine du campus devient scène. Enfin, tester de la matière : des ébauches appelées à devenir des pièces de concert plus tardives, des chansons en rodage qui gagnent leur forme à force d’être jouées devant des gens qui n’ont pas payé une fortune.

Bradford n’a pas eu lieu, et c’est ça le cœur du malentendu

Quand Lennon lance sa pique – « Il suffit de se pointer à Bradford et de jouer » – il saisit bien l’esprit du projet, mais tombe sur un détail ironique : Wings ne jouera pas à Bradford durant la University Tour. Examen oblige, la date envisagée est abandonnée. Le groupe se rabat sur Leeds pour un concert de midi. Ce n’est pas une correction anecdotique, c’est une clue sur le fonctionnement même de la tournée : on passe, on demande, on s’adapte. L’improvisation ne vise pas la pose, elle vise l’efficacité.

Cet épisode, mineur en apparence, raconte beaucoup. Il dit la souplesse d’une formation qui ne se vit pas encore comme une marque, mais comme un atelier ambulant. Il dit que la réalité logistique – les examens, les salles indisponibles, les aléas – gouverne plus que la légende. Et il dit, surtout, que l’image de McCartney qui « se pointe » tient autant de la caricature amicale que de la description.

Ce que jouaient les Wings quand ils « se pointaient »

Dans ces concerts improvisés, Wings ne distribue pas des reliques. On y entend des titres neufs, parfois ébauchés, parfois déjà armés pour durer. La formation travaille son son : une rythmique resserrée, des guitares droites, des voix mêlées, la place de Linda fixée avec souplesse. Des morceaux qui deviendront des b-sides ou des moments de bravoure des tournées suivantes passent par ce tamis. Les soirées, en Europe l’été suivant, prendront le relais avec des salles plus spacieuses et des setlists étoffées ; mais c’est dans les cafés et aulas britanniques que la mécanique s’ajuste.

On ne saurait trop insister sur le courage que cela exigeait au regard de l’héritage. Un ancien Beatle acceptant d’essuyer un son trop sec ici, une balance sommaire là, un piano mal accordé ou un éclairage chiche, voilà qui n’a rien d’un caprice de star. C’est, au contraire, une manière de remettre la musique devant le récit. Qu’on aime ou non cette période pop et soft rock des premiers Wings, on ne peut nier que la scène y est travaillée, brique par brique.

Le sens de la phrase de Lennon : une objection de principe, pas un jugement de valeur

Revenons à la phrase. Quand Lennon dit qu’il ne pourrait pas faire ce que Paul fait – « se pointer et jouer » –, il ne traite pas McCartney de dilettante. Il constate qu’un tel naturel lui est devenu impossible. John Lennon, en 1972-1974, ne peut pas pousser la porte d’un campus et improviser un concert serein. Tout le cirque se mettrait en branle : la presse, les curieux, la police, les rumeurs. Lui-même sait son nom trop lourd. Pour se sentir « vrai », il doit encadrer. C’est ce qu’il fait avec des apparitions ciblées, des thèmes politiques assumés, des causes. L’idée de « juste jouer » n’est pas à sa portée psychologique, ni logistique.

Le trait paraît snob si on l’entend comme un jugement sur la musique de Wings. Mais la cible est ailleurs : la simplicité revendiquée par Paul, sa manière de rétablir le contact sans cérémonie, Lennnon la voit comme une option qui ne s’offre plus à lui. Et cela l’agace, parce qu’il y a dans cette liberté quelque chose qu’il envie autant qu’il la tourne en dérision.

La réconciliation en creux : deux voies, un même besoin de public

Il faut le rappeler : après les éclats des chansons à distance – « How Do You Sleep? » répondant à des piques supposées de Ram –, Lennon et McCartney ravalent l’amertume. Ils ne prétendront jamais être d’accord sur tout ; mais chacun, à sa manière, revient au public. Chez John, l’événement ponctuel permet de concentrer le sens : des concerts caritatifs, une poignée de lives ciblés, un passage scénique à forte charge émotionnelle. Chez Paul, le trajet compte autant que la destination : on rode, on écume, on grandit jusqu’à atteindre les énormes tournées de 1975-1976.

Cette différence n’est pas un simple caprice d’ego. Elle tient à la manière dont chacun vit la fin des Beatles. Lennon doit extraire une voix politique et intime qui ne supporte pas la routine ; McCartney doit reconstruire une machine musicale qui se nourrit d’usage, de répétition, d’endurance. Deux besoins, deux vecteurs.

De Leeds à Madison Square Garden : la ligne droite de McCartney

La démonstration de McCartney culmine lorsque Wings passe du café à l’arène sans perdre l’assise acquise. 1976 voit tomber des salles gigantesques, Madison Square Garden compris. On ne « se pointe » plus ; on remplit. Mais ce succès est l’aval d’un choix initial : accepter la petite échelle pour réapprendre à tenir la grande. Le son du groupe s’est épaissi, la section rythmique s’est aguerrie, les chœurs ont trouvé leur équilibre. Et Paul, que la critique pinaille volontiers pour ses penchants mélodiques, montre qu’il sait construire un show qui respire, alterne douceur et puissance, et porte une identité distincte du répertoire des Beatles, même lorsque quelques titres historiques s’invitent.

Le paradoxe est alors complet : c’est justement parce qu’il a accepté de « se pointer » que McCartney peut assumer la grandeur sans trembler. La routine des petites scènes a donné des réflexes, une science des tempos, des repères partagés par le groupe. Là où Lennon a besoin d’un cadre pour se sentir protégé, Paul construit un cadre à force de pratique.

Bradford, ou la mécanique des légendes

Comment un non-événement – un concert non joué à Bradford pour cause d’examens – devient-il un repère mémoriel ? Parce qu’une phrase heureuse lui a donné une vie. La pique de Lennon est drôle, elle sonne juste, elle cadre bien la trajectoire de son ancien partenaire ; elle se retient. Elle écorche juste ce qu’il faut pour faire rire, sans empire sur la réalité. On pourrait s’en irriter ; on peut aussi y voir la matière même de l’histoire populaire : des images fortes, des raccourcis, puis la mise au point des biographes, des mémoires, des archives.

Dans le cas présent, la mise au point ne change pas la morale. Wings n’a pas joué à Bradford ; Wings a joué ailleurs, avec la même hâte, la même insistance. Lennon a raillé ; McCartney a continué. Et l’un comme l’autre ont trouvé leur vérité scénique à l’endroit où ils pouvaient la tenir.

« Roxy plutôt que ballpark » : ce que John redoutait vraiment

La hantise de Lennon n’est pas la scène, c’est le monstre qui l’accompagne. Dès qu’on agrandit l’échelle, la musique devient procession. Les camions, les techniciens, les riders, l’argent, les assurances : tout ce hors-champ vient manger la liberté qu’il cherche. Dans un club, on retrouve un visage humain, un son qui tient à portée de main, une proximité qui permet à la chanson de mordre sans qu’on l’aide. Cette intuition, souvent ramenée à un caprice, est en vérité un choix esthétique : si la scène doit avoir un sens, elle doit pouvoir risquer quelque chose.

Ce choix n’est pas celui de Paul à la même époque, et c’est très bien ainsi. Là où John éprouve la scène comme un lieu qui demande une justification, Paul l’éprouve comme un lieu qui justifie la musique par sa fréquence. L’un veut l’exception ; l’autre, l’habitude. Ce ne sont pas des contraires : ce sont deux régimes.

L’épreuve des chansons : politique contre artisanat ? Faux débat

On aime opposer un Lennon politique et expérimental à un McCartney pop et soft rock. L’étiquette oublie que la politique de John passe par des moments ponctuels (des concerts ciblés, des déclarations) quand la poétique de Paul passe par la mise à l’épreuve quotidienne de chansons conçues pour tenir en public. Lorsqu’il faut fédérer, McCartney sait bâtir un pont – une basse qui chante, un hook qui s’enroule, un tempo qui porte. Et lorsque la chanson réclame un choc frontal, Lennon sait frapper au bon endroit, avec les mots et la présence.

Dire que l’un « shill » son soft rock pendant que l’autre « milite » n’a de sens que si l’on oublie la complexité des années 1970 pour eux deux. Paul reconstruit un groupe après une séparation qui l’a meurtri ; John redéfinit un moi public bousculé, pris entre la création, la famille, l’immigration, la politique américaine. Chacun cherche sa façon d’habiter le présent.

La géographie intime d’un ancien Beatle

Il y a aussi, dans l’affaire Bradford, une part de géographie intime. McCartney connaît comme sa poche les routes de province, les universités, les petits théâtres. Il sait qu’on y trouve un public prêt à écouter avec une bienveillance curieuse. Lennon, lui, a basculé sa vie vers New York, avec d’autres ensembles, d’autres rythmes, d’autres codes. L’Angleterre qu’il avait sillonnée en 1963-1966 n’est plus son terrain naturel. Qu’il évoque Bradford relève autant du souvenir que de la boutade.

Ce décalage explique l’incompréhension feutrée de certaines années. Les mots de John sonnent parfois acides parce qu’ils traduisent une nostalgie qui n’ose pas se dire. Ceux de Paul sonnent parfois lisses parce qu’ils protègent le travail qu’il mène au quotidien pour rester sur la route. Entre les deux, un fil qui ne casse jamais complètement.

Du « se pointer » au « sold out » : la pédagogie de la scène

La University Tour a laissé autre chose qu’un souvenir romantique. Elle a éduqué un public à de nouvelles chansons qui, sans cela, auraient mis plus de temps à s’installer. Elle a éduqué la presse, qui a dû regarder Wings autrement que comme le vaisseau de Paul. Elle a éduqué les musiciens du groupe, soudés par l’usage commun. Cette pédagogie se mesure quand on écoute les concerts plus tardifs : une autorité se dégage, née de centaines de nuits sans gloire, de balances à midi, de retours tièdes et d’applaudissements francs.

C’est aussi pourquoi la saillie « Bradford » reste savoureuse sans être définitive : elle fige l’image là où, précisément, McCartney cherchait le mouvement. En s’ouvrant à l’aléa, il a trouvé, pas à pas, la stabilité nécessaire pour porter un show qui tienne les grandes salles.

Le regard d’aujourd’hui : que dit encore la phrase de Lennon ?

À distance, la formule de Lennon ressemble moins à une ridiculisation qu’à un aveu. Elle dit : « Ce que tu fais, je ne peux pas le faire, moi. » Et c’est vrai. Lennon n’avait plus la patience ni la structure mentale pour reprendre la route au ras du sol. McCartney, lui, s’y épanouit. Plutôt que d’y voir une hiérarchie, on y lira une différence de tempérament. Le monde des Beatles a tenu parce que ces contraires se complétaient. Après la séparation, ils ont dû apprendre à vivre séparément ce qui les rendait indispensables l’un à l’autre.

L’anecdote « Bradford » survit parce qu’elle est drôle, parce qu’elle sonne Lennon, et parce qu’elle révèle, en creux, le courage tranquille de McCartney à recommencer là où tout le monde lui interdisait de redevenir un débutant.

Conclusion : une boutade, un programme, et l’histoire continue

On peut sourire de cette saillie comme d’un tic de langage. On peut aussi y voir un miroir fidèle de deux trajectoires. John Lennon, après 1966, n’a plus jamais voulu faire de la scène un métier ; il en a fait un geste. Paul McCartney a fait le pari inverse : que la scène redevienne un métier pour que le geste garde son éclat. Entre ces deux lignes, la phrase « juste se pointer à Bradford » a trouvé un écrin. Et si Wings n’a pas joué à Bradford, l’esprit de cette tournée universitaire a bel et bien fait son œuvre : préparer un groupe à tenir les grandes scènes, Madison Square Garden compris, sans renier ce qui donne à un concert sa chaleur.

Raconter cette histoire du point de vue des Beatles, c’est rappeler que le mythe ne vit pas seulement de grands titres, mais de détails très terre à terre : un bureau d’union étudiante où l’on frappe, un planning d’examens qui bloque une date, un déjeuner musical improvisé, une phrase bien tournée. Ce sont ces coutures minuscules qui tiennent l’étoffe. Et c’est pourquoi la sentence de Lennon restera longtemps citée : non parce qu’elle aurait « cloué » Wings, mais parce qu’elle a nommé sans le vouloir ce qui faisait la force du projet de McCartney – la volonté têtue d’aller la musique peut encore naître tous les jours, même si ce n’est « que » dans un refectoire d’université un mardi à midi.