Quand McCartney clashait Benny Goodman : jazz contre pop

Publié le 30 septembre 2025 par John Lenmac @yellowsubnet

Dans les années 60, un échange piquant entre Paul McCartney et Benny Goodman illustre le choc culturel entre pop et jazz. Plus qu’un simple clash, cet épisode révèle deux visions de la musique, entre improvisation scénique et studio créatif. À travers cet affrontement symbolique, les Beatles imposent la pop comme art à part entière, tandis que les jazzmen s’approprient leur répertoire avec brio.


Au milieu des sixties, les Beatles semblent tout emporter : ventes, tournées, cinéma, style, langage. Mais cette ascension, si foudroyante soit‑elle, n’a pas anesthésié tout l’écosystème musical. Une partie du monde du jazz regarde cette pop nouvelle avec curiosité, parfois avec méfiance. C’est dans ce climat qu’est né un petit échange de piques entre Paul McCartney et le « King of Swing » Benny Goodman, épisode mineur par sa durée, mais majeur par ce qu’il révèle : un choc de générations, deux conceptions de la musique live, et la question éternelle de ce qui fait la « grande » musique.

D’un côté, quatre garçons de Liverpool qui transforment l’énergie de la Beatlemania en innovations de studio et en standards instantanés. De l’autre, un titan du swing qui avait conquis Carnegie Hall et mené des formations intégrées dans une Amérique encore ségrégée. Lorsque McCartney lâche, pour rire et par riposte, l’uppercut « Qu’est‑ce qu’il est, au juste, un putain de clarinettiste ? », il dit moins sa détestation de Goodman que l’exaspération d’une jeunesse sommée de se justifier face à ses aînés.

Sommaire

  • Les lignes de fracture : swing vs. pop, improvisation vs. studio
  • Benny Goodman, figure tutélaire et adversaire malgré lui
  • Quand Esquire met en scène la rencontre
  • La riposte de McCartney : humour, agacement et fierté de classe pop
  • Les jazzmen vont‑ils « au contact » ? Plutôt une maison qui s’agrandit
  • Le boomerang de la clarinette : « When I’m Sixty‑Four »
  • Les critiques jazz face au raz‑de‑marée pop
  • Ce que la scène change : volume, hystérie et malentendus
  • Goodman, loin d’être un « anti‑Beatles » caricatural
  • McCartney, l’anti‑« vieux ronchon » : curiosité intacte
  • De la « fête » à la « forme » : la pop qui tient au microscope
  • Verdict : une passe d’armes, pas une guerre
  • Épilogue : ce que retiennent les chansons

Les lignes de fracture : swing vs. pop, improvisation vs. studio

Pour comprendre la petite joute verbale, il faut revenir à ce qui sépare et rapproche ces univers. Le jazz de Goodman s’est bâti sur la scène, l’improvisation, la virtuosité collective d’un grand orchestre, la tension du solo qui se risque. La pop des Beatles, née des clubs puis vite propulsée au‑delà des théâtres, se réinvente très tôt au studio : prises multiples, arrangements écrits par George Martin, palette de timbres élargie par des instruments « classiques » ou jazzistiques.

La friction est donc esthétique autant que sociologique. Aux yeux de certains critiques jazz, l’hystérie des publics adolescents, les cheveux longs et la simplicité apparente de morceaux comme « She Loves You » brouillaient la perception d’un travail mélodique et harmonique d’une réelle finesse. À l’inverse, les Beatles ont très vite absorbé des procédés issus du jazz : voicings de cuivres dans « Got to Get You into My Life », clins d’œil ragtime et music‑hall dans « Honey Pie », souplesse harmonique de « Martha My Dear », et surtout l’usage assumé des clarinettes dans « When I’m Sixty‑Four ».

Benny Goodman, figure tutélaire et adversaire malgré lui

Rappeler qui est Benny Goodman n’est pas superflu. Clarinettiste surdoué, chef d’orchestre exigeant, il bâtit dès les années 1930 une réputation de virtuose et de pionnier : triomphe du Carnegie Hall en 1938, tournées internationales, et – fait essentiel – des formations intégrées (avec Teddy Wilson, Lionel Hampton), geste artistique et politique rare à une époque de ségrégation. Surnommé « King of Swing », il incarne, aux yeux d’un large public, la noblesse populaire du jazz : rigueur, panache, et une idée très haute du son et de la scène.

Quand les Beatles surgissent au début des années 1960, cette noblesse est bousculée par une culture adolescente mondiale que l’on commence à prendre au sérieux. En 1964‑1965, alors que la planète fredonne « A Hard Day’s Night » puis « Help! », Goodman observe le phénomène avec une distance parfois condescendante. La presse adore mettre de l’huile sur le feu, opposant volontiers l’« art » à l’« industrie ». Dans ce jeu médiatique, le clarinettiste laisse filer quelques commentaires goguenards sur les Fab Four ; McCartney, piqué au vif par ce qu’il ressent comme un dégonflage gratuit, renvoie, hilare, une punchline devenue célèbre. Rien d’une guerre, plutôt le grognement d’une frontière culturelle.

Quand Esquire met en scène la rencontre

L’année 1965 voit même la presse magazine théâtraliser ce face‑à‑face. Dans ses pages, Esquire peint le choc entre le « King of Swing » et la troupe britannique qui « captiv[e] » le rythme mais « pas à sa manière ». Traduction : Goodman reconnaît l’impact des Beatles, sans s’y reconnaître. Ce n’est pas l’hostilité d’un ennemi, plutôt le constat d’un autre pays musical qui ne parle pas la même grammaire. L’ironie de l’histoire ? Un an plus tard, les standards des Beatles deviendront pain bénit pour des big bands

La riposte de McCartney : humour, agacement et fierté de classe pop

Face aux pointes venues de la vieille garde, Paul McCartney ne se défausse pas. Il refuse le rôle du « vieux ronchon » qui prétend que « c’était mieux avant », mais ne se laisse pas non plus rabaisser par qui méprise la pop. Sa phrase – « Qu’est‑ce qu’il est, au juste, un putain de clarinettiste ? » – est un trait moqueur, oui, mais c’est surtout une manière de désamorcer la hiérarchie implicite qui placerait mécaniquement le jazz « au‑dessus » de la pop. McCartney revendique un art populaire qui n’a pas à s’excuser d’être aimé ; il rappelle, en creux, qu’on peut écrire « Yesterday » ou « Here, There and Everywhere » avec la même exigence que celle d’un chorus sur « Sing, Sing, Sing ».

La pique, replacée dans son contexte, témoigne d’une confiance retrouvée : désormais, les Beatles n’ont plus besoin de la validation d’un canon académique pour exister. Leur terrain de jeu, c’est l’écriture, l’arrangement, la texture sonore – bref, une autre forme de virtuosité.

Les jazzmen vont‑ils « au contact » ? Plutôt une maison qui s’agrandit

L’image d’un jazz « partant au combat » contre la pop britannique est trop simple. Si certains critiques font la moue, de nombreux musiciens jazz s’approprient très vite le songbook des Beatles. Dès 1966, Count Basie publie « Basie’s Beatle Bag » : « Help! », « Michelle », « A Hard Day’s Night », « Yesterday » se métamorphosent en matière pour sections de cuivres et solistes. En 1967, Wes Montgomery signe « A Day in the Life », disque emblématique d’un jazz qui réinvente la mélodie pop sans la rabaisser. En 1970, George Benson consacre un album entier aux morceaux d’« Abbey Road », « The Other Side of Abbey Road », preuve que le répertoire Beatles peut susciter une lecture harmonique et rythmique sophistiquée.

Même la First Lady of Song, Ella Fitzgerald, s’empare dès 1964 de « Can’t Buy Me Love », avec une élégance pleine d’espièglerie. À travers ces relectures, quelque chose d’évident se dit : les Beatles n’opposent pas improvisation et écriture ; ils offrent au jazz une matière mélodique dont les meilleurs tirent des étincelles.

Le boomerang de la clarinette : « When I’m Sixty‑Four »

Il y a, dans la phrase de McCartney, un clin d’œil involontaire. Car l’un des marqueurs sonores du Sgt. Pepper’s est précisément la clarinette. « When I’m Sixty‑Four » met en avant un trio – deux clarinettes et une clarinette basse – imaginé avec George Martin pour éviter le sucre d’un arrangement trop sirupeux. Le résultat : un timbre boisé, swinguant à sa manière, qui convoque la tradition populaire britannique autant que l’idiome jazz. Difficile, après cela, d’accuser McCartney de mépriser l’instrument de Goodman. Bien au contraire : il en connaît la chaleur, l’agilité, et il la place au cœur d’un standard planétaire.

Au passage, on se souvient qu’une autre ballade – « Yesterday » – doit sa magie à un quatuor à cordes. Là encore, l’idée était de creuser une couleur, de ne pas céder aux tics de variétés. La leçon est claire : chez les Beatles, l’orchestration n’est pas un luxe, c’est une écriture.

Les critiques jazz face au raz‑de‑marée pop

Les voix aigries n’ont pas manqué au milieu des années 1960. Certains chroniqueurs issus du jazz concèdent du bout des lèvres l’habileté des Beatles, tout en raillant leur look ou en suspectant une imposture : trop d’effets, pas assez de substance, pas de solo « dangereux ». Mais ces jugements vieillissent mal. D’abord parce que la discographie des Beatles durcit très vite le trait : « Norwegian Wood », « In My Life », « Strawberry Fields Forever », « A Day in the Life » repoussent les murs de la pop. Ensuite parce que les musiciens de jazz eux‑mêmes ont apporté le démenti le plus éclatant en créant avec cette matière.

Il faut aussi se souvenir que l’auditeur jazz des années 1960 n’est pas un bloc. Une partie se laisse charmer, une autre résiste. Rien de nouveau : on s’était déjà écharpé sur Charlie Parker ou Ornette Coleman. L’histoire de la musique avance par débats.

Ce que la scène change : volume, hystérie et malentendus

Si Goodman hausse un sourcil, ce n’est pas seulement une affaire de note et de gamme. C’est aussi une affaire de décibels et de codes. Les concerts des Beatles, surtout en 1964‑1965, plongent dans un vacarme tel que le groupe ne s’entend plus. Shea Stadium transforme la pop en sport de masse, avec son lot de cris qui submergent la musique. Or, la culture du jazz valorise l’écoute, le silence entre les phrases, l’interplay des musiciens. Deux rituels s’entrechoquent. L’un n’invalide pas l’autre ; ils ont juste, pour un temps, du mal à cohabiter.

Ce malentendu se résorbe avec l’abandon de la scène par les Beatles en 1966 et leur bascule complète dans le studio. Là, ceux qui cherchent la matière peuvent la trouver. Et l’on voit émerger, chez des auditeurs venus du jazz, une admiration pour la fabrique sonore des albums.

Goodman, loin d’être un « anti‑Beatles » caricatural

On aurait tort de figer Benny Goodman en croquemitaine de la pop. Son parcours plaide pour un musicien curieux, parfois raide, certes, mais ouvert à l’histoire qui se fait. Quand il ironise sur les Beatles, il ne mène pas croisade ; il défend une éthique de métier et un rapport à la scène. Et si la presse adore peindre des campagnes, la réalité est plus nuancée : le répertoire des Beatles rejoint très vite la bibliothèque des standards que travaillent les jazzmen.

Il est également utile de rappeler que Goodman avait, des décennies plus tôt, posé des actes qui font de lui une figure progressiste : travailler avec des musiciens noirs dans ses ensembles, refuser certains contextes ségrégés, ouvrir le Carnegie Hall au jazz en 1938. Bref, on peut taquiner l’icône sans oublier ce qu’elle a apporté.

McCartney, l’anti‑« vieux ronchon » : curiosité intacte

Le plus piquant, c’est que McCartney n’a jamais cultivé la posture du gardien de temple. Sur la durée, il s’est souvent montré curieux des musiques contemporaines : collaborations avec des artistes du hip‑hop ou de la pop alternative, attention portée à des créateurs actuels comme Christine and the Queens, intérêt amusé et respectueux pour des auteurs rap comme Kendrick Lamar à travers les croisements les plus inattendus. Cette disponibilité dit quelque chose de la philosophie Beatles : écouter, absorber, restituer à sa manière, sans anxiété de statut.

Cette posture éclaire rétrospectivement la pique à Goodman : ce n’est pas la toute‑puissance d’une star qui parle, mais l’instinct d’un musicien qui refuse qu’on minimise la pop parce qu’elle plait. Autrement dit : on peut adorer Ellington et Monk, et revendiquer « I Saw Her Standing There » comme une merveille d’énergie et de structure.

De la « fête » à la « forme » : la pop qui tient au microscope

Pour clore le dossier, revenons au cœur du laboratoire Beatles. Si la pop qu’ils incarnent a tenu face aux décennies, c’est parce qu’elle tient au microscope : mélodies mémorables, enchaînements harmoniques malins, rythmes qui rebondissent, arrangements qui jouent des timbres. Les jazzmen qui ont repris leurs chansons l’ont bien senti. « Michelle » supporte des reharmonisations savantes ; « And I Love Her » se prête à des voicings feutrés ; « A Hard Day’s Night » devient un prétexte pour groover autrement.

Ce continuum dit l’essentiel : il n’y a pas, d’un côté, la musique sérieuse et, de l’autre, la musique légère. Il y a des formes, des cultures de jeu, des publics, des rituels – et, chez les plus grands, une capacité à dialoguer.

Verdict : une passe d’armes, pas une guerre

Alors, qui a voulu « se friter » avec qui ? La formule est jolie, mais elle cache une réalité moins romanesque. Goodman n’a pas lancé de croisade anti‑Beatles ; il a exprimé des réserves de grand ancien face à une jeunesse qui déboulait. McCartney, en retour, a dégainé l’humour britannique, un peu sale gosse, pour rappeler qu’on ne classe pas les musiques à coups d’anathèmes.

L’épisode, aujourd’hui, amuse parce qu’il rassemble deux mondes qui, loin de s’ignorer, se sont finalement rejoints. La clarinette de Goodman plane sur « When I’m Sixty‑Four » comme un esprit tutélaire. Et les orchestrations de George Martin auraient parlé à n’importe quel arrangeur jazz. La petite phrase de McCartney reste une saillie délicieusement impertinente. Le reste ? Une maison commune de la chanson et du jazz, plus vaste qu’on ne l’imaginait en 1964.

Épilogue : ce que retiennent les chansons

Au‑delà des bons mots, ce sont les chansons qui tranchent. « Yesterday », « Here, There and Everywhere », « Something », « Blackbird » : la liste des pièces Beatles passées, au fil des ans, dans les répertoires des jazzmen et des chanteurs standards est déjà longue. Count Basie s’y est promené avec délice, Wes Montgomery y a déplié sa lyricité, George Benson y a trouvé un terrain de jeu idéal, Ella Fitzgerald y a mis sa classe.

Et du côté Beatles ? Les clarinettes, les cors, les cordes, les flûtes, les pianos honky‑tonk, les harmonium et les bandes renversées témoignent d’un amour ancien pour les couleurs instrumentales dont le jazz a, lui aussi, fait son royaume. C’est peut‑être cela que nous raconte, en creux, la « dispute » Goodman‑McCartney : l’histoire d’une famille où l’on se chambre, où l’on s’éprouve, mais où l’on finit, toujours, par jouer ensemble – ne serait‑ce qu’en reprenant les mêmes chansons.

L’épisode Benny Goodman contre les Beatles n’est pas un duel à mort ; c’est un miroir tendu à une époque qui apprenait à vivre avec une culture de masse devenue créative. Il rappelle que les frontières esthétiques sont perméables, et que l’humour peut servir d’arme contre les mépris de classe artistique.

Au fond, tout le monde y gagne. Les Beatles prouvent que la pop peut se hisser au rang de répertoire. Les jazzmen démontrent qu’il n’est de bonne musique que réinventée. Et Benny Goodman, par sa stature, continue d’imposer respect – y compris quand on le chambre à propos de sa clarinette. À l’arrivée, ce n’est pas un procès ; c’est une conversation qui dure depuis soixante ans, et qui, entre swing et pop, a encore de beaux échos devant elle.