Sommaire
- Paul McCartney : « I Saw Her Standing There » et « Here, There and Everywhere », les deux sommets selon lui
- Dilemme de géant : choisir dans un océan de chansons
- 1963 : l’entrée fracassante de « I Saw Her Standing There »
- Du club au hit : trajectoire d’un classique
- Ce que cette chanson révèle de Paul McCartney
- 1966 : la douceur exigeante de « Here, There and Everywhere »
- Entre Beach Boys et standards : influences digérées
- L’avis de John Lennon : un rare compliment sans réserve
- Le métier de chanter : une voix au plus près du texte
- Deux sommets, un même auteur : ce que ces choix racontent
- Le contexte des Beatles : du vacarme à l’atelier
- De la scène à la postérité : vies parallèles des deux titres
- Deux pièces à l’épreuve du temps
- Le regard de McCartney sur ses propres chansons
- L’ombre portée des influences, la signature personnelle
- Lennon–McCartney : rivalité créative et compliments mérités
- Pourquoi pas « A Day in the Life » ? La tentation de la réponse évidente
- Héritages et résonances
- Deux bords du même fleuve
Paul McCartney : « I Saw Her Standing There » et « Here, There and Everywhere », les deux sommets selon lui
Dilemme de géant : choisir dans un océan de chansons
Demander à Paul McCartney de désigner sa chanson préférée revient à tendre un verre à la mer et espérer la contenir. De Liverpool aux studios d’Abbey Road, des Beatles à Wings puis à sa carrière solo, l’homme a semé au fil des décennies des mélodies devenues langage commun. On peut comprendre qu’il sourie quand on tente de réduire une œuvre aussi vaste à une seule pièce maîtresse. Pourtant, au jeu des confidences, McCartney a déjà lâché un fil : lorsqu’on l’invite à citer deux titres dont il se dit particulièrement fier, il revient à deux morceaux aussi éloignés par le temps que rapprochés par leur vérité. Le premier est un jet d’adrénaline de 1963, « I Saw Her Standing There ». Le second, une déclaration intime gravée en 1966 sur Revolver, « Here, There and Everywhere ». Deux façons de réussir la chanson pop : l’élan et la caresse.
1963 : l’entrée fracassante de « I Saw Her Standing There »
Ce que « I Saw Her Standing There » apporte, c’est la preuve qu’une énergie scénique peut être transmutée en disque sans perdre son grain de vérité. Au tournant de 1962‑1963, les Beatles bouclent des mois de concerts serrés : Cavern Club, Hambourg, salles municipales, tournées provinciales. Le répertoire a été éprouvé à la sueur, la cohésion s’est soudée à force de surmonter des systèmes son précaires et des publics déchaînés. Lorsque les sessions fondatrices de Please Please Me se déroulent, le 11 février 1963, George Martin cherche à embarquer ce live sur bande. L’album sera bâti en une journée historique, et « I Saw Her Standing There » s’y installe d’emblée en ouverture, comme on soulève le rideau d’un spectacle dont on devine tout de suite la vitesse.
Le morceau porte toutes les signatures d’une période où McCartney et Lennon s’encouragent à écrire court et fort. La ligne de basse de Paul, bondissante, reprend l’esprit du rhythm and blues américain et pousse littéralement la chanson vers l’avant. Le compte introductif – un « One, two, three, four ! » crâneur et un peu rugueux – reste l’une des entrées en matière les plus célèbres de la pop britannique : il installe le tempo et, d’un coup, inscrit le morceau dans la tradition scénique. La guitare évoque le rock’n’roll dont se nourrissent encore les Beatles, mais avec un tranchant déjà singulier : ce n’est ni pastiche ni hommage, c’est un langage qui naît.
La genèse du texte participe à ce mélange d’insouciance et de malice qui fera l’identité du groupe. McCartney a raconté avoir d’abord jeté : « She was just seventeen / She’d never been a beauty queen », un vers qu’on sent discuté dans la camaraderie du duo. John Lennon l’incite à basculer vers une formule plus équivoque, restée fameuse : « She was just seventeen / If you know what I mean ». Rien d’obscène, au fond ; plutôt l’art de suggérer en laissant la musique porter l’innocence électrique du moment. La voix de Paul, encore juvénile, s’y accorde : elle attaque franc, sans vibrato superflu, comme on saute d’une estrade sur un plancher élastique.
Du club au hit : trajectoire d’un classique
« I Saw Her Standing There » tient une place centrale dans la mythologie du premier album des Beatles. Please Please Me n’est pas qu’un ensemble de chansons ; c’est un document sur un groupe prêt. L’ouverture par ce titre dit tout : la section rythmique souple, l’assise de Ringo Starr, la conversation entre les guitares, la complicité des chœurs. En Grande‑Bretagne, la chanson n’est pas publiée en single, mais sa notoriété est instantanée, tant la place d’ouvreuse lui confère un statut. Aux États‑Unis, elle devient le versant de « I Want to Hold Your Hand » lorsque Capitol la publie en face B, et elle remonte les classements par la force de l’airplay. On voit alors ce phénomène propre aux Beatles : une face B qui se comporte en tube, comme si l’abondance créative refusait la hiérarchie des formats.
Derrière la réussite, il y a une éthique. « I Saw Her Standing There » fonctionne parce qu’elle comprend le public. Elle offre un hook robuste, une structure qui ne s’attarde pas, des ponts précis, et surtout, cette joie qui s’entend sans que nul ne la nomme. On y trouve également la touche de George Harrison : un jeu tranchant, au service de la mélodie, jamais démonstratif, déjà stylé. C’est la période où la guitare solo se pense comme voix complémentaire, pas comme pyrotechnie. L’ensemble dessine un prototype de la chanson Beatles des débuts : simplicité, élan, camaraderie.
Ce que cette chanson révèle de Paul McCartney
Choisir « I Saw Her Standing There » parmi les chansons préférées de sa propre plume en dit long sur McCartney. On le réduit souvent au mélodiste raffiné des années plus tardives, au concepteur d’architectures harmoniques sophistiquées. Or, dès 1963, il maîtrise l’énergie pure, ce balancement rock qui fait lever une salle. Cette maîtrise n’est pas « instinctive » au sens où on l’entend parfois ; elle est le fruit de centaines d’heures de club, d’une discipline scénique bâtie à Hambourg et dans les circuits nord‑anglais. McCartney sait écrire pour l’instant, avec une science du tempo et de la respiration qui font de « I Saw Her Standing There » un classique imperméable aux décennies.
1966 : la douceur exigeante de « Here, There and Everywhere »
Saut de trois ans, et changement de climat. « Here, There and Everywhere » appartient aux Beatles qui ont grandi. Le groupe a pris ses distances avec la tournée, et le studio est devenu un lieu de recherche. Sur Revolver, l’écriture s’élargit : textures nouvelles, harmonies plus audacieuses, exploration des dynamiques. Au milieu des expérimentations, McCartney apporte une chanson qui ressemble à une confidence. Le titre est une promesse : être ici, là et partout, c’est dire l’ubiquité d’un attachement, son désir de présence dans tous les espaces du quotidien.
La genèse est connue : Paul a souvent raconté avoir façonné une partie de la mélodie en plein air, dans une atmosphère paisible qui a dicté le timbre de sa voix. On entend, dans les premiers vers, une retenue qui n’exclut pas la plénitude ; la métrique est souple, les modulations surviennent comme des pas de côté, assurés et sans ostentation. Les chœurs de John Lennon et George Harrison se posent en voile fin, glissant sous et autour de la ligne principale. L’arrangement instrumental, lui, refuse le spectaculaire : rien qui ne détourne l’oreille de la mélodie. La batterie de Ringo effleure plus qu’elle ne pousse, la guitare respire, le basse soutient. C’est une miniature d’orfèvre où chaque élément est à sa place.
Entre Beach Boys et standards : influences digérées
On a souvent rapproché « Here, There and Everywhere » d’un certain idéalisme harmonique des Beach Boys, tant la pureté des voix et l’emploi des modulations évoquent la grâce de « God Only Knows ». McCartney ne l’a jamais nié : il existe, dans cette période, une conversation féconde entre Londres et la Californie, où chacun écoute et répond à l’autre avec une exigence affectueuse. Mais la chanson ne se réduit pas à une influence : elle s’ancre dans la tradition anglo‑américaine de la ballade bien tenue, qui va de Cole Porter à la crooner pop des sixties. La forme en dit long : couplets ramassés, pont qui ouvre une fenêtre harmonique, retour naturel au thème, coda qui s’éteint sans emphase.
L’avis de John Lennon : un rare compliment sans réserve
Dans un groupe où la franchise était règle, recevoir un éloge de John Lennon valait plus que n’importe quelle statue. Lennon a reconnu « Here, There and Everywhere » comme l’une de ses chansons préférées écrites par McCartney. Ce sceau a son importance : plus qu’un simple diplôme d’ami, il signale que la chanson atteint cette zone rare où la simplicité et la sophistication se superposent. Paul, de son côté, l’a dit avec une fausse modestie qui lui ressemble : « c’est une bonne chanson et j’en étais content en la composant ». Traduction : il sait qu’il a touché juste.
Le métier de chanter : une voix au plus près du texte
La performance vocale de McCartney sur « Here, There and Everywhere » est une leçon de contrôle. Sans effet spectaculaire, il place chaque syllabe au point de rencontre entre le sens et la note. Le tessiture moyenne favorise l’identification : n’importe quel auditeur peut s’y essayer et sentir la mélodie lui venir, mais la mise en place demande une précision que seule une oreille aguerrie maîtrise. Les chœurs font le reste : Lennon et Harrison tissent ces intervalles qui épaulent sans jamais alourdir. La prise en studio, avec ses soins de placement, confère à l’ensemble une lumière douce qui a miraculeusement résisté au temps.
Deux sommets, un même auteur : ce que ces choix racontent
Il y a, dans l’association de « I Saw Her Standing There » et « Here, There and Everywhere », une ligne qui raconte McCartney mieux qu’un curriculum. D’un côté, l’urgence d’un groupe qui déborde de scène, un art de la relance instantanée, la joie d’écrire pour l’élan. De l’autre, la maturité d’un écrivain de la mélodie, capable de resserrer sa langue jusqu’à l’épure et d’écrire une déclaration d’amour qui sonne juste pour tout le monde sans sonner générique. Deux pôles d’une même boussole : l’énergie et l’élégance.
Le contexte des Beatles : du vacarme à l’atelier
On ne comprend pas « Here, There and Everywhere » sans rappeler qu’en 1966, les Beatles s’apprêtent à quitter la route. Le bruit des stades, les crispations politiques de certaines tournées, la technique sonore encore balbutiante des concerts géants : tout pousse le groupe vers le studio, devenu atelier. Cette migration rend possible des chansons dont la fragilité exige un silence attentif. C’est la toile de fond de Revolver : un disque qui alterne coups d’éclat et miniatures précieuses, où « Here, There and Everywhere » agit comme une respiration posée au cœur d’une aventure sonore.
De la scène à la postérité : vies parallèles des deux titres
La vie de « I Saw Her Standing There » a été corps à corps avec le public. Jouée dans les clubs, puis sur les plateaux télévisés et dans les tournées des premières années, elle conserve ce parfum de bottes qui claquent et de câbles enroulés à la hâte. « Here, There and Everywhere » a suivi une trajectoire plus intérieure. Elle a été reprise par des voix venues d’horizons différents, preuve qu’elle résiste aux transferts d’arrangement. Dans les concerts ultérieurs de McCartney, la chanson revient souvent comme un moment suspendu, un îlot de silence que le public accueille comme au premier jour. L’autre, plus électrique, rallume à volonté les premiers feux de la rencontre entre un groupe et son destin.
Deux pièces à l’épreuve du temps
Qu’est‑ce qui fait que ces deux chansons tiennent si bien ? D’abord, une économie de moyens. Ni l’une ni l’autre ne comptent sur des effets qui vieillissent mal. « I Saw Her Standing There » avance sur une rythmique éternelle et un texte où l’imaginaire adolescente n’a rien perdu de son éclat. « Here, There and Everywhere » s’appuie sur une mélodie qui semble aller de soi, comme si elle avait toujours existé. Ensuite, une identité clairement assumée : le rock enjoué d’un côté, la ballade au souffle long de l’autre. Enfin, un art du chant qui place Paul McCartney où il excelle : raconter sans trop en faire, tenir la note juste, laisser respirer l’auditeur.
Le regard de McCartney sur ses propres chansons
Lorsqu’il confie qu’il est « content » de « Here, There and Everywhere », McCartney a l’air de minimiser. Il faut entendre derrière cette pudeur une forme de critère. Chez lui, la fierté naît rarement de la démonstration technique ; elle vient quand la chanson tombe juste, quand la mécanique interne – métrique, harmonie, texte – s’emboîte sans forcer. C’est exactement ce qui se passe ici. Quant à « I Saw Her Standing There », il y voit la naissance d’une énergie que les Beatles porteront loin : le rock’n’roll maîtrisé par l’écriture, l’élan d’un groupe qui se sait capable de déplacer les murs.
L’ombre portée des influences, la signature personnelle
Les Beatles ont bâti une partie de leur langage sur ce dialogue avec l’Amérique : Chuck Berry, Little Richard, Buddy Holly pour le jus initial ; plus tard, Smokey Robinson, Motown, et l’avant‑garde de studio. « I Saw Her Standing There » est l’un des points où l’on sent encore la filiation directe avec le rock’n’roll des origines, mais déjà réécrit par l’oreille de McCartney : des ponts qui tombent pile, des accents placés avec malice, une basse qui compose autant qu’elle pulse. « Here, There and Everywhere » dit l’autre versant : Paul en chansonnier romantique, nourri des standards, capable d’absorber l’exigence harmonique des Beach Boys sans en emprunter le décor.
Lennon–McCartney : rivalité créative et compliments mérités
Au cœur de la dynamique Beatles, l’émulation entre Lennon et McCartney a produit des étincelles d’une rare qualité. Lorsque John salue « Here, There and Everywhere », il ne distribue pas un bon point ; il reconnaît une chanson qui rejoint le panthéon interne du duo. On pourrait aligner mille exemples de cette rivalité féconde : un pont écrit pour aider l’autre, un mot remplacé pour resserrer le sens, une mélodie réhaussée par un contre‑chant. Ici, l’histoire retient que Lennon a reconnu la perfection discrète de la pièce, et que McCartney lui‑même l’a classée parmi ses très chères.
Pourquoi pas « A Day in the Life » ? La tentation de la réponse évidente
Face à une œuvre qui a tordu la forme de la chanson, on pourrait s’attendre à ce que McCartney pointe une cathédrale comme « A Day in the Life », une fresque où les Beatles synthétisent leur audace. S’il s’en tient à « I Saw Her Standing There » et « Here, There and Everywhere », c’est peut‑être parce qu’elles condensent ce que la pop offre de plus durable : la conviction d’un instant et la mélodie qui réconcilie. Elles ne disent pas tout de McCartney, mais elles disent l’essentiel : un sens de la forme, une oreille pour la voix, une fidélité à la chanson comme centre.
Héritages et résonances
Les deux titres n’ont jamais quitté la mémoire collective. « I Saw Her Standing There » s’entend encore dans des sets où l’on veut ramener un public au plancher de danse. Elle porte un sourire incrusté dans ses accords. « Here, There and Everywhere » demeure l’un de ces airs que l’on choisit pour dire ce qui brille sans bruit : un mariage, une naissance, un adieu parfois. On y revient parce que la mélodie ne vieillit pas. C’est la marque des chansons qui dépassent leur époque : elles habitent nos vies sans demander de cartes.
Deux bords du même fleuve
Si l’on voulait résumer Paul McCartney à travers deux chansons, on pourrait choisir mille paires. Mais celle‑ci – « I Saw Her Standing There » et « Here, There and Everywhere » – possède une évidence tranquille. L’une ouvre une porte en grand, l’autre referme doucement une fenêtre après avoir laissé entrer la lumière. Entre les deux, on tient une boussole. Elle indique que, chez McCartney, la virtuosité n’a de sens que servante de la chanson, et que la pop la plus franche peut côtoyer la ballade la plus délicate sans que rien ne jure. C’est peut‑être cela, au fond, la réponse qu’il nous laisse : ses meilleures chansons sont celles qui, au moment d’être écrites, ont trouvé leur forme exacte. Et ces deux‑là l’ont trouvée.