John Lennon & Harry Nilsson : une amitié qui a changé sa musique

Publié le 03 octobre 2025 par John Lenmac @yellowsubnet

À travers l’amitié artistique entre John Lennon et Harry Nilsson, cet article explore comment l’ex-Beatle a puisé dans l’authenticité, la liberté formelle et la profondeur mélodique de Nilsson pour redéfinir son écriture post-Beatles. Une relation miroir où sincérité, vulnérabilité et invention se répondent dans les studios comme dans les chansons.


Où le plus grand auteur-compositeur de tous les temps va-t-il puiser son inspiration ? Si l’on avait pu poser la question à John Lennon, il aurait sans doute répondu : chez son compagnon de « Lost Weekend », Harry Nilsson. Derrière la formule, presque en forme de clin d’œil, se cache une réalité profonde : au tournant des années 1970, Nilsson n’est pas seulement un ami de fête ou un comparse d’excès. Il est l’un des repères esthétiques et émotionnels de Lennon, un modèle de sincérité, de liberté formelle et d’intelligence mélodique. Plus de quarante ans après l’assassinat de Lennon, le 8 décembre 1980, la conversation reste vive : qu’est-ce qui, chez Nilsson, a nourri l’écriture de l’ex-Beatle ? Et, plus largement, comment Lennon a-t-il articulé ses influences pour atteindre cet équilibre troublant entre hymnes populaires et introspection à nu ?

Sommaire

  • Le besoin d’honnêteté : Lennon face au carcan pop
  • Les influences revendiquées : Dylan, Berry, Lewis… et Nilsson
  • Qui est Harry Nilsson ? Un « studio kid » au cœur immense
  • « Tout est le contraire de ce que c’est, n’est-ce pas ? » : la phrase-boussole
  • Le « Lost Weekend » : amitié, excès et laboratoire créatif
  • Lennon producteur : « Pussy Cats » comme terrain d’expérience
  • « Old Dirt Road » : une route à deux mains
  • Rythme, prosodie, vérité : ce que Lennon apprend de Nilsson
  • De l’intime au politique : l’alliage Lennon-Ono, l’écho Nilsson
  • De la censure au choix : sortir du format Beatles
  • La mélodie comme aveu : comment Lennon et Nilsson font tenir le monde dans un refrain
  • Le studio comme instrument : couches, doublages et illusions sonores
  • Au-delà des genres : un classicisme sans musée
  • L’influence billetée dans les chansons
  • L’homme derrière la plume : vulnérabilité et responsabilité
  • Pourquoi Nilsson reste un favori de Lennon
  • Héritages croisés et traces durables
  • L’inspiration, ce n’est pas copier — c’est reconnaître

Le besoin d’honnêteté : Lennon face au carcan pop

Une part de l’énigme Lennon est là : son désir obstiné d’honnêteté. Au sein des Beatles, l’exigence commerciale et l’image « présentable » ont parfois comprimé ses pulsions les plus crues. On lui demande de porter certains costumes, d’adopter certaines postures, d’écrire des chansons d’amour au format radio. Lennon s’exécute, brillamment d’ailleurs, mais laisse filer des signaux dans le rétroviseur. Quand il qualifie « Help! » de l’une de ses chansons préférées, c’est justement parce que le morceau, sous son vernis pop, est un véritable cri : « help me if you can », ce n’est pas un gimmick, c’est une supplique. D’autres chansons de l’ère Beatles fissurent la surface — « Nowhere Man », « I’m Only Sleeping », « Strawberry Fields Forever », « Julia », « Yer Blues » — mais la bascule totale vers l’aveu viendra après 1970.

La carrière solo de Lennon lui offre alors ce que la machine Beatles lui refusait : l’espace de parler de lui, du monde et de ses contradictions, sans filtre. « John Lennon/Plastic Ono Band » (1970) est un choc : voix à vif, guitares dépouillées, thématiques frontales (« Mother », « Working Class Hero », « God »). On y entend un homme qui, pour paraphraser la thérapie Janov qui l’influence, hurle pour atteindre le noyau. Les refrains restent d’une efficacité mélodique redoutable, mais la rhétorique a changé : plus de périphrases, plus de faux-semblants. C’est ce franc-parler que Lennon dit admirer chez Harry Nilsson.

Les influences revendiquées : Dylan, Berry, Lewis… et Nilsson

Quand on déroule l’ADN musical de Lennon, on tombe vite sur Bob Dylan, Chuck Berry et Jerry Lee Lewis. Dylan pour l’écriture scalpel, la phrase qui dénude. Berry pour le drive rythmique, l’attaque des mots, la guitare qui raconte autant que la voix. Lewis pour l’énergie brute, quasi déraisonnable, à la frontière du dérapage contrôlé. Mais dans ce panthéon personnel, Nilsson occupe un fauteuil à part. Non pas un ancêtre tutélaire de la première vague rock’n’roll : un contemporain à la signature singulière, un artisan du studio, compositeur au falsetto souple, au sens harmonique redoutable, capable d’aligner des ballades dévastatrices et des fantaisies pop à tiroirs.

Lennon le confesse sans détour : à la radio, quand on lui demande ce qu’il écoute, il cite Nilsson. Il se surprend même à gratter sa guitare en repensant au rythme d’un titre, preuve que ce qui l’accroche est d’abord une pulsation, un balancement. Plus qu’un simple goût, c’est une parenté d’oreille : chez Nilsson, Lennon retrouve cette alliance rare de mélodie généreuse, de refrains qui tiennent au corps et de paroles qui ne trichent pas.

Qui est Harry Nilsson ? Un « studio kid » au cœur immense

Pour comprendre l’aimantation Lennon-Nilsson, il faut prendre la mesure de Harry Nilsson. Paradoxalement célèbre et discret, Nilsson refuse presque toute vie scénique : c’est un homme de studio, au contrôle total de ses textures, qui superpose les chœurs, détourne les formes, joue avec la polyphonie comme on joue avec la lumière. Ses albums de la période 1971-1973 le placent parmi les architectes pop majeurs de la côte Ouest : « Nilsson Schmilsson » aligne les tubes (la reprise « Without You », « Coconut », « Jump Into the Fire »), « Son of Schmilsson » pousse plus loin la folie douce, tandis que « A Little Touch of Schmilsson in the Night » rend hommage aux standards américains. Nilsson sait passer de l’ironie au pathos sans prévenir ; il peut tutoyer l’absurde (« put the lime in the coconut ») et, la minute suivante, vous laisser KO d’émotion.

Ce mélange d’inventivité et d’intimité, Lennon l’entend. Il y reconnaît sa propre ambition : écrire des chansons populaires sans renoncer à l’épaisseur humaine. Quand Nilsson chante « Don’t Forget Me », ce n’est pas seulement une ballade : c’est une scène de fin de soirée où la voix tremble comme un verre posé trop près du bord. Lennon, lui, a « Jealous Guy » ou « Love » pour dire la même fragilité. Deux écoles, un même risque : se rendre vulnérable au cœur du grand cirque pop.

« Tout est le contraire de ce que c’est, n’est-ce pas ? » : la phrase-boussole

Parmi les maximes attribuées à Nilsson, Lennon retient cette formule : « Everything is the opposite of what it is, isn’t it? » (« Tout est le contraire de ce que c’est, n’est-ce pas ? »). Elle l’amuse, mais elle l’instruit aussi. Chez Lennon, l’idée que les contradictions sont le matériau même de la vie irrigue l’écriture : l’homme public est aussi une conscience intime, le pacifiste est colérique, le mari est jaloux, l’icône est insécure. À deux, avec Yoko Ono, il pousse cette dialectique jusqu’au manifeste politique — on pense à « Woman Is the N*** of the World** », brûlot féministe controversé qui pointe la domination masculine. Quand Yoko résume : « La société devrait être plus solidaire et compréhensive », Lennon enchaîne : les hommes ont aussi un chemin à faire, ils doivent apprendre à écouter. Dans cette tension, Nilsson lui offre une formule de boussole : accepter que le vrai, parfois, se dise à l’envers.

Le « Lost Weekend » : amitié, excès et laboratoire créatif

La complicité Lennon-Nilsson se scelle au début de ce que Lennon appellera plus tard son « Lost Weekend », parenthèse de 1973-1974 vécue à Los Angeles durant sa séparation d’avec Yoko. Au-delà des légendes d’ivresse et des photos de nuits blanches, il se joue là quelque chose d’artistique : Lennon, libéré de New York et de la pression politique qui l’entoure, cherche des alliés qui comprennent son dualisme. Nilsson est de ceux-là : un frère d’atelier plus qu’un compagnon de beuverie. Leur amitié est faite d’éclats autant que de velours : ils rient fort, ils bluffent, ils improvisent, ils se reconnaissent.

C’est aussi l’époque où Lennon tente de reconquérir une forme de légèreté, après la période âpre de « Plastic Ono Band ». Le rock de « Rock ’n’ Roll » (1975), album de reprises, lui permet de remonter aux sources (Berry, Little Richard, Gene Vincent), et Nilsson, en chanteur-arrangeur amoureux des vieilles formes, parle cette langue-là. Leur camaraderie n’efface pas les dérapages — les soirs où l’alcool ou la testostérone prennent le dessus, la chronique a retenu des incidents — mais elle installe une intimité de travail précieuse : la chambre d’échos bienveillante où l’on peut tester une idée sans peur.

Lennon producteur : « Pussy Cats » comme terrain d’expérience

Point culminant de cette période, l’album « Pussy Cats » que John Lennon produit pour Harry Nilsson en 1974. Le disque a valeur de document : on y entend le goût de Lennon pour les prises live à l’énergie brute, et l’instinct de Nilsson pour la couleur et le contre-chant. Le casting, le choix des reprises (de Bob Dylan à Jimmy Cliff) et la place laissée aux originaux posent une cartographie de leurs communes obsessions : le groove, la vérité d’un timbre, la façon dont un mot se cale sur une snare ou une caisse claire. On a souvent raconté que Nilsson, alors fragile de cordes vocales, poussait pourtant la voix, comme s’il refusait de laisser une limite décider pour lui. Lennon, en producteur, encadre et encourage : il sait que l’émotion afûtée naît parfois dans l’imperfection.

Sur « Pussy Cats », un titre comme « Don’t Forget Me » brille d’un éclat noir : harmonies minimales, piano qui respire, lignes mélodiques longues comme des rubans dans la nuit. C’est typiquement le genre de chanson que Lennon admire : d’apparence simple, mais architecturée avec une science de l’ellipse. Le refrain n’appuie jamais, il insinue. Lennon, qui a longtemps cherché à désapprendre la démonstration, s’y reconnaît.

« Old Dirt Road » : une route à deux mains

La collaboration se lit aussi dans l’écriture. « Old Dirt Road », coécrite par Lennon et Nilsson, devient l’un des joyaux secrets de « Walls and Bridges » (1974). La chanson, sinueuse, flotte entre blues de fin d’été et ballade amniotique. Les images — la vieille route de terre, la poussière, la fatigue du voyageur — appartiennent autant à l’un qu’à l’autre. Chez Nilsson, l’Amérique des interstices, celle des motels et des briquets vides, est un cadre récurrent ; Lennon, lui, transpose la métaphore à son cheminement intérieur. Il y a dans « Old Dirt Road » une manière de laisser venir la mélodie, de faire confiance à une pente douce plutôt qu’à un grand sommet. C’est précisément l’esthétique que Lennon admire chez Nilsson : la retenue comme moteur de l’émotion.

Rythme, prosodie, vérité : ce que Lennon apprend de Nilsson

Quand Lennon se met à gratter en évoquant un titre de Nilsson, c’est qu’il a capté le rythme au sens large : pas seulement la mesure, mais la prosodie, la façon dont les syllabes s’accrochent au temps. Nilsson excelle à écrire des phrases qui roulent, à choisir des voyelles qui chantent, des consonnes qui claquent sans heurter. Cette science du placement irrigue la période post-Beatles de Lennon. Écoutez « Instant Karma! » : le mantra pop épouse la percussion comme un élastique. Écoutez « Mind Games » : les mots glissent, s’appellent, s’évitent, dansent. Lennon n’imite pas Nilsson ; il résonne avec lui. L’influence est de l’ordre de l’oreille, pas du calque.

Sur le plan lyrique, la leçon Nilsson tient en une règle : écrire du cœur, mais écrire de manière à ce que le cœur puisse accueillir plusieurs histoires. Une bonne chanson, chez Nilsson, est ouverte : elle a un centre émotionnel très précis, mais des bords poreux qui laissent l’auditeur y déposer sa propre vie. Lennon, qui a parfois le verbe plus déclaratif, regarde cela avec envie. Il en tire des textes qui, tout en disant « je », invitent le « tu » : « Jealous Guy » parle au couple, « Love » parle à chacun.

De l’intime au politique : l’alliage Lennon-Ono, l’écho Nilsson

Lennon le dit aux côtés de Yoko Ono : la société a besoin d’être plus solidaire et compréhensive. Le couple transforme l’intime en manifeste : bed-ins, affiches, slogans, morceaux comme « Imagine » ou « Power to the People ». L’empreinte Nilsson n’est pas politique au sens militant, elle est poétique : accepter la paradoxe, cultiver l’ambiguïté comme lieu d’humanité. Quand Lennon reformule : « Ce sont les hommes qui ont fait le plus long chemin vers l’idée d’égalité », il signale une évolution intérieure. Nilsson, par sa phrase-miroir (« tout est le contraire… »), lui offre un outil pour penser ces allers-retours. Le même Lennon capable de secouer la radio avec « Whatever Gets You Thru the Night » s’abandonne quelques minutes plus tard à une confession murmurée.

De la censure au choix : sortir du format Beatles

On dit que Lennon fut censuré à l’époque des Beatles. Le mot est fort ; disons que l’industrie imposait un cadre où le hit est roi et l’image un capital. Ce cadre n’interdit pas l’audace — l’album « Revolver », puis « Sgt. Pepper’s » et le double « White Album » en regorgent — mais il place les explorations sous une surveillance commerciale. Lennon s’y plie, en tire même des merveilles, mais il y étouffe parfois. Sa carrière solo lui offre la latitude de l’aveu immédiat, le droit à la faille. En cela, Nilsson lui apparaît comme un précédent : un auteur-compositeur qui choisit le studio comme sanctuaire et l’honnêteté comme méthode.

Dans les années 1970, Lennon organise ses disques autour de pôles : la ballade claire (« Love », « Woman »), le rock cru (« Cold Turkey », les covers de « Rock ’n’ Roll »), le manifesteGod », « Gimme Some Truth »). Nilsson, sur un autre versant, alterne miniatures tendres et feintes burlesques. L’un et l’autre refusent la monochromie. Et c’est peut-être cela, la vraie inspiration : la permission d’être plusieurs à la fois, sans s’excuser.

La mélodie comme aveu : comment Lennon et Nilsson font tenir le monde dans un refrain

On a beaucoup glosé sur les paroles ; on oublie parfois la mélodie, ce fil invisible qui attache la chanson à la mémoire. Lennon, mélodiste prodigieux, sait écrire des lignes qui se laissent siffloter mais qui contiennent une torsion — un intervalle qui blesse doucement, une note tenue un peu trop longtemps. Nilsson, lui, possède un sens du contour mélodique qui épouse la respiration humaine ; ses refrains s’ouvrent comme des fenêtres. Quand Lennon entend Nilsson, il retient la souplesse : comment monter sans lourdeur, comment retomber sans s’écraser. Écoutez la façon dont « Imagine » se construit : trois accords, un thème qui revient, une ouverture harmonique qui dit le possible. Le cœur de l’affaire n’est pas la virtuosité, c’est l’exactitude émotionnelle. C’est là que leurs routes se croisent.

Le studio comme instrument : couches, doublages et illusions sonores

Autre point d’affinité : le studio. Lennon adore expérimenter — on se souvient de l’ADT (automatic double tracking) à Abbey Road, des bandes passées à l’envers, des saturations. Nilsson, lui, manie le doublage vocal comme un peintre manie la glace : un reflet, puis un autre, et ainsi de suite. Les chœurs qu’il empile n’ont rien d’un gadget : ils forment des architectures où la voix principale se sent portée. Quand Lennon produit Nilsson, il reconnaît ces trucs de fabrique : l’art de cacher la difficulté sous une évidence sonore, l’art de faire croire que la chanson a toujours existé.

On retrouve cette passion pour l’illusion dans les choix de prises. Lennon aime les premiers jets, quitte à garder une imperfection ; Nilsson soigne les harmonies jusqu’à ce que la fragilité paraisse naturelle. Deux méthodes, un but commun : capter la vérité d’un moment.

Au-delà des genres : un classicisme sans musée

Ni Lennon ni Nilsson ne se laissent enfermer par le genre. Le rock n’est pas pour eux une étiquette, mais une matière. Lennon peut écrire un hymne universel à partir de trois accords et d’un piano blanc sans tomber dans la sucrerie. Nilsson peut consacrer un album entier aux standards sans sombrer dans l’exercice de style. Tous deux pratiquent un classicisme vivant : ils respectent la forme mais la renouvellent de l’intérieur. Là encore, l’inspiration circule : Lennon, en entendant Nilsson se promener chez Gershwin ou Arlen, confirme son intuition que la contrainte (un standard, un cadre) peut libérer la création. Nilsson, en entendant Lennon simplifier à l’extrême pour dire l’indicible, retient que le plus court chemin est parfois le plus profond.

L’influence billetée dans les chansons

À l’écoute, on peut cartographier des échos. Chez Lennon : « Love », « Jealous Guy », « Woman » épousent une économie de moyens, une voix placée devant, un piano pudique ; c’est une esthétique que Nilsson cultive volontiers. « Gimme Some Truth » hurle sa colère sur une trame qui pourrait accueillir un contre-chant nilssonien. « Old Dirt Road », on l’a dit, est leur pont. De l’autre côté, chez Nilsson, « Don’t Forget Me » et « All My Life » portent une gravité que Lennon revendique aussi : la maturité de ne pas confondre intensité et bruit. Même les chansons ostensiblement légères — le clin d’œil de « Coconut » — disent une vérité lennonienne : la ludicité peut cacher une mélancolie.

Quant aux reprises, elles nouent la boucle : Lennon remonte à Chuck Berry pour retrouver le souffle de ses 17 ans ; Nilsson capte Fred NeilEverybody’s Talkin’ ») pour donner à la balade une ampleur cinématographique. Dans les deux cas, l’appropriation n’est jamais littérale ; elle est réécriture.

L’homme derrière la plume : vulnérabilité et responsabilité

Ce que Lennon admire chez Nilsson, au fond, dépasse la musique : c’est la posture. Nilsson écrit en homme responsable de son émotion : il n’accuse pas, il raconte. Lennon, qui peut être tranchant, apprend à laisser de l’air. Dans les entretiens, on le sent attentif à ce que la chanson ne ferme pas son objet. Il le dit en substance en parlant des luttes féministes : les hommes ont à évoluer, à comprendre. La chanson n’est pas qu’un message ; c’est un espace partagé.

On caricature parfois Lennon en gourou ou en moraliste. L’écoute patiente de ses disques montre autre chose : un apprenti permanent. Son admiration pour Nilsson en atteste. Il y a chez lui une humilité rarement commentée : celle de dire « j’ai besoin des autres ». Les Beatles l’ont formé, Ono l’a éveillé, Dylan l’a piqué, Nilsson l’a adouci.

Pourquoi Nilsson reste un favori de Lennon

La réponse tient en trois mots : mélodie, véracité, rythme. La mélodie, parce qu’elle est chez Nilsson un vecteur d’empathie. La véracité, parce qu’il écrit sans pose, avec une émotion filtrée par l’artisanat — ni déballage, ni cynisme. Le rythme, enfin, parce qu’il est la démarche qui fait avancer la chanson : chez Nilsson, une guitare qui balance suffit à tenir le monde. On comprend dès lors pourquoi Lennon, à la simple évocation d’un titre, se met à jouer : le souvenir s’inscrit dans les doigts.

Et puis il y a le sens de la formule. « Everything is the opposite of what it is, isn’t it? » a tout du paradoxe-jouet, mais Lennon y lit une éthique : ne jamais se reposer sur la première lecture, accepter que la réalité soit contradictoire. Pour un auteur habitué à être assigné – génie, traître, saint, provocateur —, la phrase vaut défense et inspiration.

Héritages croisés et traces durables

Qu’a laissé cette amitié dans le temps ? Pour Lennon, une confiance accrue dans la simplicité. Sa dernière période, au tournant de 1980, retrouve l’évidence mélodique de ses débuts tout en gardant la transparence acquise. Pour Nilsson, la fréquentation de Lennon est une validation : son travail d’orfèvre n’est pas une fantaisie, c’est un chemin majeur de la pop moderne. Leurs discographies respectives se relisent à la lumière de l’autre ; on découvre des couloirs, des ponts, des clins d’œil.

Les fans des Beatles, souvent, ont découvert Nilsson par ricochet. Ils y trouvent ce qui les a toujours émus chez Lennon : une voix qui tremble sans faiblesse, une écriture qui cible le cœur sans chantage, une mélodie qui reste. Les amateurs de Nilsson, eux, entendent chez Lennon la référence constante à la tradition populaire américaine, la passion de la forme, et cette âme qu’on ne sait nommer qu’au singulier.

L’inspiration, ce n’est pas copier — c’est reconnaître

Alors, d’où Lennon tirait-il son inspiration ? D’un paysage plutôt que d’un modèle. De Dylan pour la plume, de Berry pour l’élan, de Lewis pour l’ardeur, et de Nilsson pour ce composé unique de mélodie, de sincérité et de rythme. Nilsson n’est pas la source qui remplace toutes les autres ; il est le miroir qui a permis à Lennon de reconnaître ce qu’il cherchait déjà : une franchise musicale qui n’insulte pas la chanson, un classicisme qui n’exclut pas l’expérimentation, une vulnérabilité qui n’abolit pas la force.

On a parfois tendance à mythifier l’inspiration comme une étincelle surnaturelle. Dans l’histoire Lennon-Nilsson, elle ressemble à quelque chose de plus humain : une conversation. Deux artistes différents, deux tempéraments, deux méthodes qui se parlent jusqu’à ce qu’un langage commun se forme. Quand Lennon cite Nilsson, quand il gratte en pensant à un rythme, il ne copie pas : il s’aligne. Il retrouve sa boussole.

Et si l’on veut garder une phrase pour la route, ce serait celle-ci : l’inspiration, chez Lennon, n’est pas l’extérieur qui remplit l’intérieur, c’est l’extérieur qui réveille ce que l’intérieur savait déjà. Nilsson, par sa franchise et sa musicalité, a su faire exactement cela. Et de cette rencontre, la pop a gagné des chansons qui, des décennies plus tard, continuent de frapper juste.