Dans les années 1970, John Lennon plonge dans l’excès à Los Angeles, jusqu’à ce que la mort de son ami Keith Moon l’oblige à revoir ses priorités. Ce choc le pousse à quitter les nuits alcoolisées du « Lost Weekend » pour revenir à une vie plus sobre et centrée. Entre musique, amitié et désintoxication, cette bascule marque un tournant décisif dans sa vie et sa création.
Au mitan des années 1960, l’aura immaculée des Beatles commence à se fissurer aux yeux d’un public qui les a érigés en modèles pour la jeunesse. L’époque change, les mœurs aussi, et l’on découvre que, comme nombre d’artistes de leur génération, John Lennon et ses camarades expérimentent. Les titres s’enchaînent à un rythme industriel, la pression est colossale, et l’ivresse de la célébrité vient avec ses anesthésies mentales et ses ports d’attache nocturnes. En façade, quatre jeunes hommes « propres sur eux » ; en coulisses, les ambiguïtés d’une décennie qui confond très vite créativité, transgression et échappatoires.
Ce paradoxe est particulièrement visible dans la trajectoire de John Lennon, génie d’écriture à la lucidité tranchante, mais homme traversé d’inquiétudes et de colères. À la fin des années 1960 et au début des années 1970, l’alcool — l’alcool surtout — occupe une place de plus en plus envahissante, jusqu’à conformer une image de « rock star » dont Lennon se méfie autant qu’il s’y abandonne. Cette pente l’emmène vers les États‑Unis, et plus précisément à Los Angeles, où il entame ce que l’histoire retiendra comme le « Lost Weekend » : dix‑huit mois de séparation d’avec Yoko Ono, d’égarements festifs, d’éclats médiatiques et, paradoxalement, d’élans créatifs.
Sommaire
- Los Angeles, 1973‑1974 : le « Lost Weekend » sans filtre
- Harry Nilsson, miroir déformant et fraternité tordue
- Keith Moon, l’ami qui accélère le compte à rebours
- « Sortir » : ce que cela veut dire pour Lennon
- De l’ivresse à la méthode : un retour en musique sans rechute publique
- Les ressorts d’une bascule : pourquoi Keith Moon a compté
- Les complications du sevrage : un contexte à ne pas oublier
- Nilsson, Bobby Keys, et la tendresse amère de Lennon
- Un détour par New York : le laboratoire de la sobriété
- 1975‑1980 : la parenthèse domestique comme antidote
- Héritage : une histoire de ponts plus que de murs
- Chronologie resserrée et repères
- « Sortir » pour mieux revenir
Los Angeles, 1973‑1974 : le « Lost Weekend » sans filtre
En 1973, alors que les procédures d’immigration hostiles se multiplient aux États‑Unis et que le couple Lennon/Ono traverse une crise profonde, John s’installe sur la côte Ouest. Il se rapproche d’un cercle d’amitiés où la beuverie tient lieu de fraternité : Harry Nilsson, chanteur‑auteur au timbre de velours et au tempérament joueur ; Bobby Keys, saxophoniste flamboyant ; Keith Moon, batteur météore des Who, tornade d’énergie et d’autodestruction ; Ringo Starr qui, de passage, partage plus d’une nuit blanche ; et, dans l’ombre rayonnante des clubs, Alice Cooper, Micky Dolenz et d’autres membres du cénacle surnommé les Hollywood Vampires. Dans les salons perchés du Rainbow Bar & Grill et les arrière‑salles du Troubadour, on boit, on rit, on refait la nuit et, parfois, on dérape.
Le Lost Weekend n’est pas qu’une gueule de bois. Lennon y compose, produit, teste. Mais c’est aussi une période où les limites se brouillent. Les Brandy Alexander succèdent aux verres de toutes sortes ; les nuits deviennent des semaines, puis des mois. La presse se délecte de quelques épisodes spectaculaires : un soir de mars 1974, au Troubadour de Los Angeles, Lennon et Nilsson, déjà bien « avancés », perturbent un show, s’attirent les foudres du personnel, finissent expulsés. La scène circule comme un photo‑roman de la déchéance ; elle devient l’emblème facile d’une période que l’on réduit volontiers à ses excès. Mais elle n’en dit pas la totalité.
Harry Nilsson, miroir déformant et fraternité tordue
Dans l’œil du cyclone, la relation Lennon/Nilsson étonne par sa complexité. Lennon admire Nilsson depuis la fin des années 1960 ; il a publiquement déclaré qu’il s’agissait de son « groupe préféré » à lui tout seul. Leur rencontre à Los Angeles ressemble à une évidence : deux perfectionnistes qui, à force de se dérober à eux‑mêmes, trouvent dans l’autre un reflet tantôt indulgent, tantôt impitoyable.
C’est dans ce contexte que naît Pussy Cats (1974), dixième album d’Harry Nilsson que John Lennon produit. Le disque, commencé à Burbank et achevé à New York, porte la marque des dérives californiennes et des remises au point de la côte Est. L’envers du décor est rugueux : Nilsson pousse sa voix au‑delà du raisonnable, se blesse aux cordes vocales, mais s’acharne, par admiration pour John autant que par peur de perdre sa chance. Autour d’eux, la galaxie des amis et acolytes vient ajouter sa patine : Ringo Starr, Klaus Voormann, Jim Keltner, et jusqu’à Keith Moon, crédité à la batterie sur le final furieux de « Rock Around the Clock ».
Le disque n’est pas qu’une carte postale d’excès. Il capte un climat : la sensation d’être au bord, toujours, et de choisir la prise de son au lieu de la prise de conscience. Lennon, qui s’était aventuré quelques mois plus tôt dans des sessions chaotiques avec Phil Spector pour un album de reprises (Rock ’n’ Roll), trouve dans ce rôle de producteur une façon de canaliser l’énergie. Mais la fête reste le carburant le plus facile.
Keith Moon, l’ami qui accélère le compte à rebours
Dans ce théâtre de la nuit, Keith Moon occupe une place à part. Batteur fulgurant des Who, esprit farceur, cœur généreux, Moon vit à cent à l’heure. Son rapport à l’alcool est aussi spectaculaire que son jeu de scène. Quand il est là, tout s’illumine — et tout se met en danger. Les trajectoires de Lennon, Nilsson et Moon se croisent en studio, en club, en soirée. On raconte une camaraderie faite d’éclats, de défis absurdes, de naufrages partagés.
En septembre 1978, la nouvelle tombe : Keith Moon meurt à 32 ans, dans un appartement de Mayfair à Londres que lui loue… Harry Nilsson. L’endroit a la réputation d’être maudit : quatre ans plus tôt, Cass Elliot y a également perdu la vie. La cause du décès de Moon est précisée : un médicament destiné à l’aider à se sevrer de l’alcool, pris à une dose fatale. Le choc est immense dans la communauté rock. Pour Lennon, c’est une alarme qui résonne avec une brutalité particulière. Il le confiera plus tard sans détour : dans ce cercle où l’on joue avec le feu, la question était devenue « Qui va mourir le premier ? ». Keith a été le premier. Lui a décidé de sortir.
« Sortir » : ce que cela veut dire pour Lennon
Le mot est important : « sortir ». Lennon ne dit pas « se sauver » ni même « s’arrêter ». Il parle de quitter une orbite : celle de soirées où l’alcool sert de colle, de langue et de raison d’être. En réalité, ce mouvement a commencé avant la mort de Moon. Lassé par le désordre californien, Lennon rentre à New York au printemps 1974. Il y met en place, pour l’album Walls and Bridges, une méthode de travail rigoureuse : journées de douze heures, week‑ends off, pas d’alcool ni de drogues au Record Plant, une équipe resserrée et professionnelle. Cette discipline lui convient. En septembre 1974, l’album sort, porté par « Whatever Gets You Thru the Night », duo étincelant avec Elton John qui devient son premier n°1 solo aux États‑Unis.
La suite est connue : décembre 1974, Madison Square Garden, Lennon honore un pari et rejoint Elton sur scène pour un moment resté mythique. Puis viennent des gestes plus décisifs encore. Octobre 1975, Sean Lennon naît le jour des 35 ans de son père. John décide de s’éclipser de l’industrie musicale. Il parle de boulangerie, de paternité, de silence choisi. La bataille judiciaire contre l’expulsion se termine par l’obtention d’une résidence permanente aux États‑Unis en 1976. Les années 1975‑1980 — souvent qualifiées d’années « househusband » — ne sont pas une cure médiatisée ; ce sont des années de vie où l’on apprend à ne plus fonctionner grâce à l’alcool.
Dans ce trajet, la mort de Keith Moon agit comme un glaçon dans la nuque. Lennon a connu l’étincelle de Moon, ses démonstrations de batterie sur scène, son humour au bord de la bêtise, sa fragilité d’homme. Voir ce compagnon de route disparaître à cause d’un sevrage mal encadré, c’est se reconnaître dans un miroir trop exact. Lennon parle d’Harry Nilsson avec tendresse — « Dieu te bénisse, où que tu sois » — et d’urgence : sortir de là avant que la prochaine pierre tombale ne porte son nom.
De l’ivresse à la méthode : un retour en musique sans rechute publique
On aurait pu craindre que la sobriété apparaisse comme une privation et tarisse l’inspiration. C’est l’inverse qui se produit lorsque John Lennon revient en 1980 avec Double Fantasy puis Milk and Honey (achevé et publié posthume). Les chansons de cette dernière période — « (Just Like) Starting Over », « Watching the Wheels », « Woman » — n’ont rien de béat. Elles célèbrent un équilibre : celui d’un homme qui a remis la vie familiale au centre, qui a appris à travailler sans se détruire, et qui assume, avec humour et dignité, d’être un cinquagénaire en devenir plutôt qu’un Peter Pan ivre.
Ce retour est bref, tragiquement interrompu le 8 décembre 1980. Il n’en demeure pas moins éloquent : Lennon n’a pas eu besoin de plier à nouveau sous l’alcool pour écrire. Il a même pu, dans ses dernières interviews, articuler une pensée simple et saine sur le succès, la famille, la création. Il répétait que les cinq années de retraite l’avaient sauvé autant qu’elles avaient consolidé la famille. Le rock ne lui avait pas repris ce qu’il lui avait redonné.
Les ressorts d’une bascule : pourquoi Keith Moon a compté
Il est tentant de réduire cette histoire à un moralisme : un ami meurt, je décroche. Ce serait oublier la préparation lente de cette décision. Lennon avait déjà recadré ses sessions en 1974, déjà réorganisé sa vie en 1975. Ce que la disparition de Keith Moon provoque, c’est une cristallisation : elle nomme le danger. Dans la petite fraternité nocturne — Harry, Keith, John —, chacun triche avec ses limites en espérant que l’autre tiendra le mur. La mort rappelle la règle de ce jeu truqué : on ne gagne pas contre l’alcool, on arrête de jouer.
Cette bascule rappelle aussi la porosité des cercles rock des années 1970. Les Hollywood Vampires, mi‑blague, mi‑rite d’appartenance, ne sont pas qu’une photo sympathique prise au Troubadour. C’est un espace où se valident des comportements à risque au nom de la camaraderie et de la performance. Keith Moon, vice‑président autoproclamé de ces réjouissances, en est le héros et la victime. Qu’il meure dans un appartement prêté par Nilsson, autre figure de cette constellation, imprime la tragédie d’un sceau supplémentaire.
Les complications du sevrage : un contexte à ne pas oublier
Un autre aspect mérite d’être souligné : la médecine de l’époque. Les tentatives de sevrage de Keith Moon recourent à des sédatifs puissants, prescrits dans des conditions qui nous paraissent aujourd’hui hasardeuses. Les protocoles de désintoxication à domicile, sans surveillance médicale constante, exposent à des surdoses accidentelles, surtout lorsque l’alcool n’a pas été totalement abandonné. La mort de Moon n’est pas qu’une affaire de démesure rock ; c’est aussi une défaillance d’accompagnement sanitaire. Lennon, en verbalissant le « qui va mourir en premier », pointe ce triangle tragique : déni, improvisation médicale, environnement incitatif.
Nilsson, Bobby Keys, et la tendresse amère de Lennon
Lorsqu’il évoque la période, Lennon ne charge pas ses amis. Il se moque de lui‑même avec cette dureté pince‑sans‑rire qu’on lui connaît, et il prie pour Nilsson. Bobby Keys, autre camarade de nuits blanches, traversera lui aussi des crises sérieuses avant d’opérer, des années plus tard, un redressement durable. Il y a, dans ces trajectoires, de la fidélité et un soupçon de culpabilité : on a ri ensemble, on a fait de la musique ensemble, on a pleuré ensemble, mais on ne s’est pas toujours protégés.
Ce mélange de tendresse et de lucidité est l’un des traits les plus touchants des confidences de Lennon dans ses entretiens tardifs. Il ne se pose pas en repenti exemplaire, il n’édicte pas de leçon. Il constate seulement qu’il a failli se casser, que la famille l’a recalé sur des priorités simples, et que la mort de Keith lui a donné le dernier coup de coude nécessaire.
Un détour par New York : le laboratoire de la sobriété
Le New York des années 1974‑1976 n’est pas un monastère. C’est une ville‑stimulant, dure et ultra créative, où les studios comme le Record Plant offrent à Lennon l’outil qu’il cherchait : un endroit où l’on peut travailler longtemps sans que la fête ne s’impose en principe. Autour de lui, des ingénieurs comme Roy Cicala ou de jeunes techniciens ambitieux (parmi lesquels Jimmy Iovine, encore stagiaire de luxe) offrent une contre‑culture méthodique : le son d’abord, le cadre ensuite, la durée enfin.
Dans ce décor, Walls and Bridges est plus qu’un album : c’est la preuve par huit semaines qu’un cadre peut sauver un disciple du vertige. Les cuivres de New York, les claviers de Nicky Hopkins, la batterie de Jim Keltner, tout concourt à tenir droit un homme qui vacille. On se souvient que l’album contient aussi « #9 Dream », rêve éveillé de mélodie et de texte murmuré, qui prouve qu’une écriture subtile peut cohabiter avec un sevrage progressif des comportements auto‑destructeurs.
1975‑1980 : la parenthèse domestique comme antidote
Lorsque Sean naît le 9 octobre 1975, Lennon a 35 ans. Il choisit de reculer. Il parle avec humour de la boulangerie, de pain pétri à la main, de menus préparés, d’horaires réglés au millimètre. On en a parfois fait des images faciles. En réalité, c’est un exercice de reconstruction : apprendre à remplir les journées autrement qu’en piano‑bar, apprendre à espacer les pics, à préférer les plateaux.
Cette parenthèse — qui n’en est pas une puisqu’elle dure cinq ans — aura un effet décisif sur sa relation à l’alcool. Les témoins de l’époque décrivent un Lennon moins enragé, plus christique dans ses humeurs, certes ironique, mais posé. La création continue, mais par à‑coups privés : dessins, ébauches, idées griffonnées. Le jour où il revient, c’est un artiste qui s’est déjà prouvé à lui‑même qu’il pouvait vivre sans excès, et non l’inverse.
Héritage : une histoire de ponts plus que de murs
Ce récit n’est pas une hagiographie. John Lennon n’est pas devenu un saint par la grâce d’un seul déclic. Il a négocié sa sortie de route, a préparé ses virages, a changé de vitesse. Le rôle involontaire de Keith Moon dans cette trajectoire tient à la puissance d’un choc : la mort d’un ami, d’un pair, d’un frère de nuit, réordonne les priorités avec une accélération que rien d’autre n’aurait provoquée.
Ce qui compte, au bout du compte, c’est l’œuvre qui en découle et la vie qui s’y accroche. Double Fantasy ne doit rien à une tristesse échappatoire ; il doit tout à un équilibre durement trouvé. L’album raconte une famille, un couple, un âge. Il doit sa clarté au fait que l’alcool n’a plus besoin de signer la phrase.
Chronologie resserrée et repères
Le « Lost Weekend » démarre à l’été 1973 : Lennon se sépare de Yoko Ono et s’installe sur la côte Ouest. Il produit Pussy Cats pour Harry Nilsson au printemps 1974 ; les sessions sont tumultueuses, mais le disque paraît en août 1974. De janvier à août 1974, Lennon navigue entre Los Angeles et New York. À l’été 1974, il regagne Manhattan pour baliser Walls and Bridges, qu’il enregistre avec une discipline quasi bureaucratique ; l’album sort fin septembre 1974 aux États‑Unis. Octobre 1975, naissance de Sean ; Lennon s’efface volontairement de la scène musicale. 1976, résolution de son dossier d’immigration et résidence permanente aux États‑Unis. 7 septembre 1978, mort de Keith Moon à Londres, dans un appartement loué à Harry Nilsson. 1980, retour artistique avec Double Fantasy ; Lennon s’exprime alors avec franchise sur les dérives passées et sur sa décision de se tenir à distance du cercle alcoolisé des années californiennes.
« Sortir » pour mieux revenir
Le récit du décrochage de John Lennon ne tient pas en une anecdote héroïque. Il tient en une série de micro‑choix : retourner à New York ; poser des règles de travail ; choisir la famille ; refuser l’ivresse comme carburant créatif ; nommer la mort de Keith Moon pour ce qu’elle est — un signal qu’on ne peut plus ignorer.
Dans cette histoire, Keith Moon est le rockeur qui a, malgré lui, poussé Lennon vers la sobriété. C’est terrible et précieux à la fois. Terrible parce qu’un talent est parti trop tôt ; précieux parce qu’un ami a su, en partant, sauver peut‑être la vie d’un autre. John l’a compris à temps. Il a alors construit des ponts — vers Yoko, vers Sean, vers une écriture apaisée — et a laissé, pour finir, des chansons que l’on réécoute sans penser à la bouteille, mais à la lumière qui en sort.