Un simple accord de Buddy Holly, entendu par Paul McCartney dans « Peggy Sue », a déclenché une révolution discrète mais majeure dans l’écriture des Beatles. Cet accord inattendu a ouvert la voie à une nouvelle façon de composer, faite de surprises harmoniques et de détours subtils. De Liverpool à Abbey Road, les Beatles ont transformé cette étincelle en méthode, alliant sophistication et accessibilité pop.
On imagine souvent la première époque des Beatles comme un jaillissement de refrains solaires et de rock’n’roll efficace, mais sous le vernis pop se cache une curiosité harmonique qui, très tôt, bouscule les habitudes. À l’origine de cet appétit, un choc venu d’un aîné à peine plus âgé : Buddy Holly. Au milieu d’une mer de standards en I‑IV‑V, il glisse parfois un caillou dans la chaussure — un accord inattendu qui oblige l’oreille à se retourner. Paul McCartney raconte qu’en écoutant « Peggy Sue », un détail l’a saisi : au pont, un F surgit « de nulle part ». Réflexe immédiat : « Remets le disque ! ». Cette surprise, presque enfantine, deviendra une méthode. Elle autorise les Beatles à chercher l’ailleurs à l’intérieur même de la chanson.
Cet article revient sur ce « accord Buddy Holly » et sur la manière dont il a contribué à déverrouiller l’écriture des Beatles. Il ne s’agit pas d’un dogme théorique, mais d’un geste esthétique : faire dévier un morceau au moment où tout semblait tracé. À partir de là, Lennon‑McCartney puis George Harrison refuseront les automatismes, préférant l’étonnement à la routine.
Sommaire
- Liverpool, le poste de radio et un Cricket devenu boussole
- Hambourg : laboratoire sans filet
- Le « F » de « Peggy Sue » : un caillou lumineux dans la chaussure
- De l’étincelle au système : comment les Beatles ont institutionnalisé la surprise
- Lennon, l’instinct ; McCartney, l’architecte ; Harrison, le coloriste
- Des exemples concrets, de la prime jeunesse à la fin d’Abbey Road
- Ce que Buddy Holly a réellement changé : la permission
- Encadré — Pour les musiciens : anatomie d’un accord emprunté
- La fabrique du pont : l’art du middle eight
- Les Everly Brothers, l’autre miroir
- Une histoire d’arrangements, pas seulement d’accords
- Du twist au classique : une ligne directe
- La mémoire active : comment l’accord se transmet
- Leçon d’écoute — garder l’auditeur en éveil
- Coda — Un F qui valait un monde
Liverpool, le poste de radio et un Cricket devenu boussole
À Liverpool à la fin des années 1950, le rock’n’roll arrive par éclairs. On capte Radio Luxembourg, on guette les importations, on échange des 45 tours dans les salles paroissiales. Buddy Holly, lunettes noires et Fender Stratocaster turquoise, n’est pas seulement un chanteur. C’est un auteur‑compositeur‑guitariste qui signe ses propres morceaux, calibre ses arrangements et fait sonner un groupe maigre et nerveux, les Crickets. Le simple nom du groupe — des insectes — joue le rôle d’une étincelle : quelques mois plus tard, les Beetles, puis Beatals, enfin Beatles, assument le calembour entomologique comme profession de foi pop. Derrière la blague, une filiation revendiquée.
Première trace concrète : avant même d’être célèbres, les Quarry Men de John Lennon gravent une chanson de Buddy Holly, « That’ll Be the Day », lors d’une séance de fortune à Liverpool en 1958. Plus tard, au creux des années Cavern et des nuits d’Hambourg, le répertoire Holly circule à foison : « Words of Love », « Crying, Waiting, Hoping », « Everyday ». Tout y est : le tempo clair, les arrêts secs, la relance de caisse claire, les chœurs à deux voix hérités des Everly Brothers. Surtout, cette économie d’écriture qui cache une science.
Hambourg : laboratoire sans filet
À Hambourg, autre école décisive, la règle est simple : « Faites danser ou laissez la place ». Les Beatles se coltinent des sets interminables, jusqu’à huit heures par nuit, qui obligent à l’éclectisme. Sur une même soirée, on enchaîne un show tune, une ballade doo‑wop, un twist, puis un rock plus brut. Cette contrainte fabrique des réflexes : varier les formes, relancer l’attention, changer de couleur au milieu d’un morceau plutôt qu’entre deux titres. C’est exactement ce que suggèrent certaines chansons de Buddy Holly : micro‑déplacements harmoniques, contretemps dans l’accompagnement, silences utilisés comme ressort dramatique.
Le « F » de « Peggy Sue » : un caillou lumineux dans la chaussure
Revenons à ce F qui fait lever les sourcils. Dans « Peggy Sue », morceau réputé simple au premier abord, l’ossature penche vers le schéma I‑IV‑V classique du rock. Et puis, au pont, surgit un accord étranger au paysage attendu — un F naturel là où l’oreille « scolaire » anticiperait tout autre chose. Pour un musicien formé aux chansons roots du moment, c’est un accident heureux. Pour McCartney, c’est un privilège : celui d’entendre que la logique peut être déplacée une seconde, juste ce qu’il faut pour créer un frisson.
Si l’on fait un pas d’analyse, ce F peut être entendu comme un ♭VI emprunté (un accords emprunté à la tonalité parallèle), ou comme un contre‑poids modal venu s’inscrire en faux contre le courant diatonique. Peu importe ici la terminologie : ce qui compte est l’effet. On change l’angle de vue, on trouble la ligne d’horizon, puis on revient à la route principale. L’oreille, elle, a senti passer le courant.
De l’étincelle au système : comment les Beatles ont institutionnalisé la surprise
À partir de là, la surprise devient un outil de composition chez Lennon‑McCartney. Dès 1963, au cœur des tubes les plus limpides, de petites entorses modales ou harmoniques s’invitent. Sans noircir le trait, on les repère dans « From Me to You », « Please Please Me », « This Boy », puis plus clairement dans « And I Love Her », « If I Fell », « I Want to Hold Your Hand ». L’accord emprunté — qu’il soit un iv mineur dans un contexte majeur, un ♭VII à la saveur mixolydienne ou un II7 de passage — devient une couleur signature.
La méthode reste pop : il ne s’agit pas de donner des leçons de conservatoire, mais d’épaissir la chanson de deux millimètres pour qu’elle tienne mieux, plus longtemps. On cherche un pont qui ouvre une fenêtre sans faire exploser la façade, une cadenza qui écrase les habitudes, une note tenue qui magnétise le passage suivant. L’important reste la mélodie et la voix ; l’harmonie travaille en ombre portée.
Lennon, l’instinct ; McCartney, l’architecte ; Harrison, le coloriste
La légende veut que John Lennon incarnait la rudesse instinctive et Paul McCartney l’architecte mélodique. La réalité est plus poreuse. Lennon savait entendre et nommer ce qu’il cherchait — une densité immédiate, une note longue plantée « au milieu » de tout —, tandis que McCartney n’hésitait pas à retourner un enchaînement d’accords comme on retourne un gant. George Harrison, lui, vient colorer la toile avec des modes et des accordages qui élargissent l’éventail : mixolydien, dorien, drone inspiré par la musique indienne bien avant le sitar de « Norwegian Wood ».
Chacun apporte un outil et, surtout, la volonté commune d’éviter les évidences. On le sent dans les ponts de chansons très tôt : courts, efficaces, mais presque toujours déviants. L’exemple typique est ce fameux iv mineur en majeur — passage express dans la parallèle mineure — que McCartney affectionne et que Lennon accepte parce qu’il fait effet.
Des exemples concrets, de la prime jeunesse à la fin d’Abbey Road
On peut suivre ce fil jusqu’à Abbey Road. « From Me to You » a tout du single immédiat, mais son pont refuse la facilité et réoriente le centre tonal quelques mesures avant de rendre la main au refrain. « If I Fell » s’ouvre sur une progression qui semble moduler sans cesse, une déclaration d’amour qui commence par chanceler — exactement ce que raconte le texte. « And I Love Her » ravale son romantisme en l’installant dans une ambivalence majeure‑mineure ; de la bossa en filigrane, mais pas celle des cartes postales.
Plus tard, « Penny Lane » s’amuse à jouer avec des changements de lumière, tantôt éclatants, tantôt laiteux, et leur confort harmonique toujours un peu instable ; « Something » fait serpenter des emprunts qui donnent à la mélodie de Harrison une portance presque standard jazz ; « Because » superpose des voix sur des accords au tirant baroque. Et quand Lennon ferme la porte sur « I Want You (She’s So Heavy) », c’est par une reprise obstinée d’un ostinato tombant qui, là aussi, pose un ♭VI au cœur d’un monde mineur, jusqu’à l’abrupt silence.
Dans tous ces cas, l’intelligence harmonique n’est pas un but. C’est une conséquence : le désir de surprendre exactement comme le fit, un jour, l’accord de Buddy Holly.
Ce que Buddy Holly a réellement changé : la permission
Il serait abusif d’en faire un père de la théorie moderne. Buddy Holly n’est pas venu « expliquer » la chanson ; il l’a décomplexée. En quelques gestes — un contre‑accord, un arrêt, une montée qui dévie — il a offert une permission : qu’un titre de deux minutes puisse contenir une idée sidérante sans perdre sa danse. Les Beatles s’engouffrent dans cette brèche à quatre.
C’est visible aussi dans l’arrangement. Chez Holly, la rythmique peut se désossée sur une mesure, la guitare mutée prend le devant, puis la caisse claire revient claquer. Chez les Beatles, ces respirations deviennent une langue : le stop‑time de « I Saw Her Standing There », les cassures de « Ticket to Ride », le faux final de « Helter Skelter », l’attaque à contre‑poil de « Day Tripper ».
Encadré — Pour les musiciens : anatomie d’un accord emprunté
Ce qu’on appelle accord emprunté consiste à aller chercher, l’espace d’un instant, une couleur dans la tonalité parallèle (par exemple, puiser un accord mineur au pays du majeur ou l’inverse) ou dans un mode cousin (saveur mixolydienne avec un ♭VII, glissement dorien avec une sixte majeure sur un accord mineur, etc.). On entend alors un grain un peu fumé, une mélancolie soudaine ou, au contraire, une éclaircie. L’accord de F qui jaillit dans un contexte où il n’était pas « prévu » produit ce cadre mouvant : l’oreille ré‑évalue la carte, le pont gagne en relief, et le retour au refrain paraît plus inévitable encore.
Dans la pratique des Beatles, cet emprunt n’est jamais de la poudre aux yeux. Il sert le texte, colle à un gestus vocal, synchronise une lumière ou un mot. C’est un accessoire dramaturgique autant qu’une décision musicale.
La fabrique du pont : l’art du middle eight
Autre héritage Holly que les Beatles vont polir : le middle eight, le pont de huit mesures qui décolle du couplet et du refrain. Buddy Holly s’en sert comme d’un levier : il y place un accord différent, une rythmique qui prend de l’air, une métrique parfois subtilement déplacée. Lennon‑McCartney en feront une signature. D’un middle eight à l’autre, souvent, la chanson révèle sa clé émotionnelle.
Écoutez la contradiction douce‑amère d’un pont où la mélodie s’ouvre tout en parlant de perte, la cassure volontaire d’un tempo qui élargit le buste avant de replonger. À chaque fois, l’accord étranger joue le rôle du feu jaune : pas encore l’arrêt, déjà autre chose que le vert continu.
Les Everly Brothers, l’autre miroir
S’il faut situer les Beatles dans l’orchestre des influences, les Everly Brothers complètent le tableau. Holly apporte le grain et le contre‑accident ; les Everly donnent la grammaire des deux voix qui se froissent sans se superposer exactement. Ajouter les chœurs à deux voix au grain de l’accord emprunté, c’est offrir à la pop britannique la possibilité d’être sophistiquée sans se prendre au sérieux. On en entend les conséquences de « Please Please Me » à « Nowhere Man », puis jusqu’aux harmonies serrées de « Because ».
Une histoire d’arrangements, pas seulement d’accords
Ne réduisons pas Buddy Holly à un tour harmonique. Sa révolution tient autant à l’arrangement qu’au choix de telle ou telle note. La batterie d’Jerry Allison joue le silence autant que la frappe ; la guitare rythmique sait s’effacer pour laisser le chant prendre tout l’espace ; la reverb reste courte, l’image sèche, ce qui renforce chaque déviation. Les Beatles reprennent cette hygiène : on entend mieux un F intrus quand tout autour est clair et net.
Cette clarté devient un choix esthétique chez George Martin et l’ingénieur Geoff Emerick : même quand le studio explose en gadget onirique à l’ère Sgt. Pepper, chaque couleur reste lisible. C’est précisément parce que la forme demeure compréhensible que l’accord dans l’ombre perturbe fort.
Du twist au classique : une ligne directe
Un autre point où le F de Holly et l’audace des Beatles se rejoignent : la porosité avec le classique. Ce n’est pas que Lennon‑McCartney écrivent des fugues, mais ils apprivoisent l’idée qu’un renversement ou un accord inattendu puisse donner une gravité expressive quasi symphonique à un refrain de deux minutes. Quand Lennon termine « I Want You (She’s So Heavy) » par une catapulte harmonique et un cut brutal, on retrouve ce frisson de « d’où ça vient ? » que McCartney éprouva adolescent.
Le chemin est direct : un seul accord peut déplacer la géographie émotionnelle d’un morceau. Le rock n’est plus une pente unique, il devient un plateau avec des falaises soudaines. Buddy Holly aura montré la faille ; les Beatles y ont construit une route.
La mémoire active : comment l’accord se transmet
Ce goût pour la déviation discrète s’est prolongé bien après la séparation du groupe. McCartney en solo continue d’aimer les ponts qui tirent la nappe une seconde avant de la remettre en place ; Lennon sur Walls and Bridges alterne chaleur soul et piqûres harmoniques ; Harrison multiplie les modes à l’ombre de mélodies très chantables.
L’enseignement de Buddy Holly se lit jusque dans les hommages explicites : « Words of Love » sera enregistré par les Beatles dans une version dépouillée en 1964, témoignant d’un respect quasi scolaire pour la mise en place et le timbre ; « Crying, Waiting, Hoping » restera un classique de leurs sets d’Hambourg ; bien plus tard, McCartney soutiendra activement la mémoire de Holly, comme pour rendre au maître la permission reçue.
Leçon d’écoute — garder l’auditeur en éveil
On parle souvent de la virtuosité chez les Beatles. La vérité est plus simple : ils pratiquent l’art de la découverte. Quand ils s’assoient pour écrire, ils se souviennent du frisson de l’accord qui dévie — garder l’auditeur en mouvement, le faire deviner au lieu de le rassurer sans cesse.
Cela peut être subtil au point de paraître transparent — l’infime miroitement d’un iv mineur, un ♭VII qui ouvre l’horizon — ou au contraire spectaculaire comme une chute de bandes ou un cut de mixage. Mais l’éthique est la même : ne pas priver la pop de son pouvoir d’étonnement.
Coda — Un F qui valait un monde
Un accord ne fait pas une carrière, mais il peut orienter un regard. Le F entendu par McCartney dans « Peggy Sue » n’est ni un secret ésotérique ni un exploit de solfège : c’est un clin d’œil de compositeur adressé à l’oreille d’un adolescent qui allait, bientôt, écrire des centaines de mélodies pour des millions de gens. Ce clin d’œil disait : tu peux bifurquer.
À partir de là, les Beatles ne cesseront d’ouvrir des portes — parfois des brèches, parfois des arcs — à l’intérieur de formes simples. C’est ainsi que la pop est devenue, grâce à eux, un laboratoire où l’on peut danser et s’étonner dans la même minute. Et c’est ainsi qu’un accord venu d’un Cricket texan a aidé quatre Scousers à inventer des ponts assez solides pour, encore aujourd’hui, nous emmener ailleurs au beau milieu d’un refrain que l’on connaît par cœur.