Avant les tubes planétaires, les Beatles étaient un groupe de scène forgé dans la sueur des caves de Liverpool. Parmi leurs titres fétiches figure « Some Other Guy », chanson brute et énergique adorée par John Lennon. Ce morceau oublié, joué au Cavern Club et pour la BBC, révèle les racines du rock direct que Lennon n’a jamais renié.
Chaque fan des Beatles sait que l’histoire commence, bien avant les chefs‑d’œuvre « maison », dans les caves de Liverpool et les nuits d’Hambourg à piocher dans le trésor des covers. Le répertoire des premiers jours est un kaléidoscope d’américain : Chuck Berry, Little Richard, Arthur Alexander, Barrett Strong, Larry Williams. Parmi ces titres plus ou moins célèbres, un morceau occupe une place affective singulière pour John Lennon : « Some Other Guy ».
Écrit par Jerry Leiber, Mike Stoller et Richie Barrett, publié par Barrett au printemps 1962, le titre devient très vite un étalon pour les groupes du Merseybeat. Les Beatles l’adoptent dans leurs setlists de 1962‑63, l’empoignent au Cavern Club, le portent à la BBC et en conservent un souvenir tenace. Des années plus tard, Lennon confiera qu’il rêvait d’enregistrer une chanson qui le satisfasse autant que « Some Other Guy ». La formule n’a rien d’un effet de manche : elle révèle le compas esthétique d’un musicien qui, derrière les trouvailles d’Abbey Road, a toujours gardé la boussole du rock’n’roll le plus nu.
Sommaire
- Origines : Leiber & Stoller, Richie Barrett et l’étincelle R&B
- Liverpool 1962 : la révélation Cavern et une caméra au fond de la cave
- La version que Lennon adorait : The Big Three et le son Merseybeat brut
- Dans les setlists : 1962‑1963, un coup de poing qui ouvre les shows
- BBC : la capture en studio et l’épreuve du micro
- Pourquoi Lennon s’y retrouve : le rock’n’roll comme vérité première
- Brian Epstein, la NEMS et la chasse aux 45 tours
- Anatomie rapide du morceau : pourquoi ça « marche » si fort
- Pourquoi la chanson a disparu des radars grand public
- L’ombre bienveillante de « Some Other Guy » dans l’écriture Beatles
- Hambourg, Cavern : ce que le morceau a appris au groupe
- Le jukebox de 1965 : un autoportrait en quarante disques
- Réhabilitations modernes : archives, anthologies, restaurations
- Encadré — Écoute guidée : quatre jalons pour « entendre » la chanson
- Ce que « Some Other Guy » apprend à l’oreille Beatles
- Épilogue — La petite pierre dans la grande rivière
Origines : Leiber & Stoller, Richie Barrett et l’étincelle R&B
Pour comprendre pourquoi « Some Other Guy » frappe si fort, il faut revenir à sa fabrication. Leiber & Stoller, tandem légendaire de l’âge d’or du 45 tours, ont signé des hymnes pour Elvis Presley, The Coasters, The Drifters. Avec Richie Barrett, chanteur au grain râpeux, ils confectionnent une chanson simple, frontale, où un narrateur jaloux s’adresse à une fille qui l’ignore au profit d’un autre. Le texte est presque rien : un refrain qui pique et quelques lignes de vanité blessée. Toute la magie tient ailleurs — dans le groove, la répétition, les arrêts millimétrés, ces stop‑times qui suspendent la phrase avant de replonger.
Musicalement, la base est bluesy, proche du 12‑mesures, mais avec des découpes qui font claquer les réponses instrumentales. La voix harangue, la guitare pousse en staccato, la batterie monte au charley en étouffant les cymbales, la basse marche avec une autorité sourde. Cette économie de moyens — tout dire en moins de deux minutes — séduit les groupes en quête d’impact. À Liverpool, où les quatre rêvent d’Amérique, c’est un modèle prêt‑à‑jouer.
Liverpool 1962 : la révélation Cavern et une caméra au fond de la cave
Le 22 août 1962, une équipe de Granada TV descend filmer au Cavern Club. Ringo Starr vient tout juste de rejoindre les Beatles ; l’électricité dans la salle est tangible. Au programme, notamment, « Some Other Guy ». Les images, granuleuses, rapides, étriquées par les contraintes techniques, valent or : elles montrent Lennon, McCartney, Harrison et Starr au contact immédiat du public, serrés sous les voûtes, en train de frapper le morceau comme on cogne à une porte. La prise son de la soirée est précaire — on la « soignera » plus tard pour la télévision — mais l’intention s’entend : c’est un rock qui mord, qui parle au corps avant l’esprit.
Cette séquence, devenue un document fétiche des compilations visuelles, a fixé pour des millions de fans l’image de « Some Other Guy » comme un rite d’initiation. Dans un monde où l’on connaît les Beatles par les albums policés de 1963‑1964, voir ce titre jouer les béliers dans une cave exiguë rappelle leur métier de groupe de scène.
La version que Lennon adorait : The Big Three et le son Merseybeat brut
Si Richie Barrett signe la version originale, c’est bien la lecture The Big Three — trio liverpoolien emmené par Brian Griffiths, Johnny Gustafson et Johnny Hutchinson — qui met le feu aux poudres sur la scène locale. Plus lourde, plus sèche, avec un tempo à peine resserré et une attaque de guitare presque percussive, elle devient la référence pour les groupes de la région. Lennon aimait cette rudesse, ce son de planches qui ramasse tout en un jet.
Au point que « Some Other Guy » fera partie de « John Lennon’s Jukebox », un Seeburg acheté en 1965 que John remplit de quarante 45 tours pour la route. Cet objet, mythique s’il en est, n’est pas un caprice de star : c’est une boîte noire où l’on lit les goûts d’un musicien en déplacement perpétuel. Y figurer aux côtés de Gene Vincent, Little Richard ou Smokey Robinson dit assez la place de « Some Other Guy » dans la tête de Lennon.
Dans les setlists : 1962‑1963, un coup de poing qui ouvre les shows
Les Beatles jouent « Some Other Guy » partout où il faut de la percussion : lunchtimes du Cavern, soirées d’Orrell Park Ballroom, sets d’Hambourg et premières tournées britanniques. Le titre sert souvent de déclencheur : c’est une chanson d’ouverture ou de relance, celle qui resserre le groupe, calibre le souffle et prévient le public que l’on ne va pas s’apitoyer. Lennon y tient le rôle de crieur ; sa guitare rythmique cale la pulsation, McCartney se cale sur le backbeat de Ringo, Harrison mord les contretemps.
Dans la mémoire du groupe, c’est un exutoire : l’une des rares chansons où l’on peut se perm ettre l’approximation tant l’énergie porte tout. Une bonne version n’est pas propre ; elle est franche. Cette liberté explique l’affection tenace de Lennon : au milieu des harmonies travaillées et des ponts raffinés qui feront la réputation du duo Lennon‑McCartney, « Some Other Guy » offre le plaisir primitif de crier une mélodie sur un drone de guitares.
BBC : la capture en studio et l’épreuve du micro
Les Beatles en laissent une trace radiophonique pour la BBC en 1963, lors de sessions où ils enchaînent prises et directs pour des programmes comme « Pop Go The Beatles ». Cette version, rééditée des décennies plus tard, fait entendre ce que la cave camouflait : la mise en place, la justesse de Paul, le grain du medium de Lennon, la batterie de Ringo qui pique sans écraser. Elle révèle aussi le paradoxe du titre : plus on l’éclaire, plus il perd un soupçon de sa sauvagerie. C’est une chanson faite pour le rebond du plancher, pour le souffle court, pour l’apnée.
Qu’elle n’entre jamais dans la discographie EMI 1962‑1964 n’a rien d’étonnant. L’album de l’époque est une vitrine calculée où chaque cover a une fonction. « Some Other Guy » joue mieux son rôle dans l’ombre : sur scène, à la radio, dans un film granuleux.
Pourquoi Lennon s’y retrouve : le rock’n’roll comme vérité première
En 1968, John Lennon lâche une confession restée célèbre : « Je voudrais faire un disque comme ‘Some Other Guy’. Je n’en ai pas fait un qui me satisfasse autant que celui‑là me satisfait. » Plus loin, il avoue qu’au fond, il ne cesse d’essayer de reproduire « Some Other Guy » ou « Be‑Bop‑A‑Lula » en studio. On peut sourire : l’auteur de « Strawberry Fields Forever » et de « I Am the Walrus » voudrait refaire un rock à trois accords ? La phrase est sincère. Elle dit la nostalgie d’un instant où l’on n’avait qu’à brancher, compter jusqu’à quatre et lancer la vague.
Cette vérité première infuse toute l’œuvre Lennon. Même aux heures baroques, il cherche l’arrachement physique : une note tenue dans « A Day in the Life », une contre‑poussée dans « Happiness Is a Warm Gun », un rythme de bourrin dans « I Want You (She’s So Heavy) ». « Some Other Guy » n’est pas un modèle harmonique ; c’est un modèle de disposition — la manière d’aller au centre sans préambule.
Brian Epstein, la NEMS et la chasse aux 45 tours
Dans Anthology, George Harrison raconte un rituel qui a tout d’un conte : avant de partir jouer, les Beatles se retrouvent chez NEMS, le magasin de Brian Epstein, après la fermeture. Ils fouillent les bacs « comme des furets », à l’affût des nouveautés qui n’ont pas encore percé. C’est là qu’ils découvrent Arthur Alexander, Don Covay, Larry Williams, Ritchie/Richie Barrett… et qu’ils cueillent « Some Other Guy ». Cette curiosité systématique explique la richesse du répertoire live 1960‑1962 : on y croise des faces B, des raretés, des couleurs inattendues.
Ce travail de disquaire appliqué par des musiciens rappelle aussi combien Brian Epstein a façonné l’écosystème Beatles : il ne s’est pas contenté de nettoyer l’image et de lisser les costumes ; il a aussi assuré l’approvisionnement esthétique de la bande en musique fraîche.
Anatomie rapide du morceau : pourquoi ça « marche » si fort
La force de « Some Other Guy » tient à trois leviers. D’abord, le motif rythmique est d’une lisibilité exemplaire : un riff en contretemps qui pose d’emblée l’énergie sans besoin de pré‑intro. Ensuite, la forme ménage des suspensions — ces stop‑times qui laissent la voix en apnée — avant de redonner tout à la batterie. Enfin, la métrique reste assez ouverte pour que chaque groupe l’adapte : on peut l’alourdir, l’accélérer, la resserrer.
Les Beatles en tirent un usage optimal. Lennon plante la consonne au début de chaque vers, McCartney répond en harmonie ou en unisson selon la salle, Harrison griffe deux ou trois appuis, Ringo joue devant la battue pour donner l’impression que tout va déborder. On comprend que Lennon parle d’un plaisir de studio jamais égalé : un tel déséquilibre contrôlé est plus facile à créer en cave qu’en cabine.
Pourquoi la chanson a disparu des radars grand public
À la différence de « Twist and Shout », « Long Tall Sally » ou « Money (That’s What I Want) », « Some Other Guy » ne bénéficie pas d’une empreinte discographique EMI. Elle n’est pas poussée à la radio comme un single, ne figure sur aucun album officiel des années 1960. Son statut se fige ainsi dans l’entre‑deux : connue des initiés, chérie des bootlegs, elle réapparaît avec les anthologies et les archives BBC mais ne rejoint jamais le cercle des covers que tout le monde croit originaux.
Il y a aussi une raison esthétique : « Some Other Guy » est une énergie plus qu’une chanson à mémoriser. Sans l’odeur de bière, sans la sueur du plafond bas, elle perd quelque chose. Les Beatles ont compris très tôt que certaines pièces n’étaient pas faites pour le studio de George Martin ; elles appartiennent à une géographie — celle des clubs — qui s’exporte mal sur vinyle.
L’ombre bienveillante de « Some Other Guy » dans l’écriture Beatles
Même si la chanson s’efface, son ombre reste lisible dans la fabrique Beatles. On la sent dans l’attaque d’« I Saw Her Standing There », dans la carrure sèche d’« I’m Down », dans une certaine mani ère de hurler la note sur « Bad Boy ». On peut même y lire une trace dans la radicalité de « Helter Skelter » : le désir de tester la tolérance du son, de jouer avec ce qui casse la politesse.
Chez Lennon, l’empreinte est presque affective. Quand il préfère la prise rugueuse d’« Twist and Shout » au confort d’une voix plus posée, c’est le fantôme de « Some Other Guy » qui sourit : celui d’un rock où le corps prime sur la pureté.
Hambourg, Cavern : ce que le morceau a appris au groupe
Jouer « Some Other Guy » dans un club allemand ou dans une cave liverpoolienne, c’est apprendre des réflexes décisifs : resserrer les finals, écourter un pont si la salle ralentit, relancer un refrain si un groupe de fans escalade la scène. Cette adaptabilité — haute école du live — sert ensuite les Beatles en studio. On entend, dans leurs propres compositions de 1963‑1964, cette économie d’écriture mise au service d’un impact immédiat.
La discipline rythmique que Ringo impose dès 1962 — même avant sa stabilisation complète au sein du groupe — se nourrit de ces titres dont la logique est corporelle. « Some Other Guy » est un professeur exigeant : il récompense la tenue et punit l’à‑peu‑près.
Le jukebox de 1965 : un autoportrait en quarante disques
Quand John Lennon glisse une pièce dans son jukebox portable en 1965, c’est autant pour le réconfort personnel que pour calibrer l’ambiance des loges. Y entendre « Some Other Guy » dire beaucoup : parmi tous les singles possibles, celui‑ci résume la ligne à tenir si l’on veut rester un groupe au milieu de la tempête. Au fil des années, l’objet deviendra une relique exposée, disséquée, enchérie en salle de ventes ; mais sa leçon demeure simple, presque domestique : quand on perd le Nord, on repart d’un rock sec.
Réhabilitations modernes : archives, anthologies, restaurations
Au gré des rééditions et des anthologies, « Some Other Guy » a refait surface sous plusieurs avatars : prise BBC en qualité améliorée, extraits Cavern restaurés, montages pour des documentaires. Chaque retour rappelle le pouvoir d’adhérence du titre. Les auditeurs contemporains, habitués à des égalisations parfaites et à des basses profuses, y découvrent une minceur sonore qui surprend — et qui, paradoxalement, réveille. C’est un son qui respire entre les notes, qui laisse la place à la vitesse de l’air.
On comprend aussi, à l’écoute comparée des versions Barrett, Big Three et Beatles, comment une même ossature peut engendrer des caractères distincts : le chaleureux R&B de la version originale, la sécheresse merseybeat du trio de Liverpool, la tension « bande de garage disciplinée » des Beatles.
Encadré — Écoute guidée : quatre jalons pour « entendre » la chanson
Pour saisir en une heure le spectre de « Some Other Guy », on peut se composer un petit parcours. D’abord, la version originale de Richie Barrett pose la mélodie et le sens du groove. Ensuite, la lecture The Big Three montre comment le Merseybeat compacte l’attaque et durcit la pulsation. Vient alors un document Cavern où l’on voit les Beatles plaquer le titre au ras des épaules ; on y perd le spectre, on y gagne l’élan. Enfin, une prise BBC permet d’entendre la tenue professionnelle du groupe quand la proximité des micros oblige à la précision.
Ces quatre écoutes racontent une histoire : comment un même noyau R&B se décline du studio américain à la cave britannique, puis au plateau radio, sans jamais perdre son pouvoir de secousse.
Ce que « Some Other Guy » apprend à l’oreille Beatles
Le titre éduque l’oreille des Beatles à plusieurs choses. Il leur apprend la valeur d’un arrêt — cette demi‑seconde où l’énergie se recompose. Il leur montre la puissance d’un texte réduit à l’essentiel. Il les convainc que la batterie peut raconter autant que la mélodie. Il leur prouve qu’un riff n’a pas besoin de virtuosité pour vivre, seulement d’une place exacte dans la mesure. Ces leçons irriguent ensuite des titres originaux en apparence plus policés — mais c’est bien là que réside la ruse : sous la propreté, la pulsion reste sauvage.
Épilogue — La petite pierre dans la grande rivière
Dans la rivière des Beatles, « Some Other Guy » est une pierre que l’eau contourne mais qu’elle ne déloge pas. Elle ne trône pas sur les étagères des grands albums, elle ne déchaîne pas les karaokés, elle n’a pas de clip en couleur. Elle a mieux : un statut de référence pour ceux qui veulent entendre ce que les Beatles étaient avant d’être des icônes — un groupe qui avait faim, qui devinait derrière chaque face B un outil pour apprendre, qui se forgeait au contact d’un public trop proche pour mentir.
Que John Lennon ait gardé ce titre comme un talism an n’a rien d’anecdotique. C’est un rappel discret, presque pudique, que sa vérité d’artiste ne s’est jamais coupée de sa vérité d’adolescent : ouvrir la bouche, taper dans ses cordes, tenir le tempo, faire bouger quatre mètres carrés de plancher. Tout ce qui vient après — la poésie électrique, les collages, les cordes, les studios infinis — ne fait que déployer l’étincelle première.
Alors, quand on réécoute « Some Other Guy », on n’entend pas un oublié ; on entend un socle. Et si, dans un studio moderne, un musicien cherche un Nord, qu’il glisse le 45 tours sur la platine : il retrouvera le chemin.