Comment « Photograph » a fait de Ringo Starr une légende solo

Publié le 06 octobre 2025 par John Lenmac @yellowsubnet

À l’automne 1973, Ringo Starr atteint un sommet artistique et commercial avec « Photograph », co-écrit avec George Harrison. Le titre, enregistré à Los Angeles avec un casting prestigieux et produit par Richard Perry, devient son premier n°1 solo aux États-Unis. L’album Ringo, qui suit, réunit les quatre ex-Beatles dans un projet cohérent et salué. « Photograph », entre mélancolie pop et hommage à l’amitié, devient un classique intemporel, emblème de la saison dorée 1973-1974 de Ringo.


Quand Ringo Starr lançait sa carrière solo au début des années 70, il martelait en refrain que « it don’t come easy ». L’ironie, c’est qu’entre l’automne 1973 et l’hiver 1974, tout a semblé venir… très vite. En l’espace de neuf semaines, il aligne deux n° 1 américains : d’abord « Photograph », co-écrit avec George Harrison, puis « You’re Sixteen ». À l’arrière-plan, une réalité rassurante pour les fans : malgré la séparation, les liens artistiques entre ex-Beatles demeurent. Harrison, déjà présent sur les 45-tours « It Don’t Come Easy » et « Back Off Boogaloo », réapparaît ici comme coauteur, guitariste 12-cordes et choriste, tandis que John Lennon et Paul McCartney s’invitent ailleurs sur l’album Ringo. Un moment d’alignement rare où l’aisance de Ringo comme chanteur-narrateur croise le savoir-faire de ses anciens camarades.

Sommaire

  • La genèse de « Photograph » : une idée notée au soleil, maturée dans les studios
  • Une équipe de studio cinq étoiles
  • Une sortie calibrée et un clin d’œil à Tittenhurst Park
  • De n° 74 à n° 1 : la trajectoire américaine d’un standard
  • Un succès international : n° 1 au Canada et en Australie, Top 10 au Royaume-Uni
  • Ringo : une « quasi-réunion » des Beatles qui dépasse le symbole
  • Les neuf semaines qui changent tout : de « Photograph » à « You’re Sixteen »
  • Pourquoi « Photograph » fonctionne : écriture, image et espace
  • Un 45-tours pensé comme objet : la face B, la pochette, l’iconographie
  • Tittenhurst Park, décor de cinéma et symbole d’un passage de témoin
  • Réception critique et carrière de l’album : de la spéculation au disque solide
  • « Photograph » en scène : du Concert for George aux Grammy Awards
  • Un mot sur l’écriture Starr/Harrison : complicité et complémentarité
  • « You’re Sixteen » et la mise au point sur le « kazoo » de Paul McCartney
  • Iconographie, mémoire et… livre de photos
  • Petite anatomie sonore : quand Richard Perry polit le « mur du son »
  • Et après ? De Goodnight Vienna aux tournées All-Starr
  • Ce que « Photograph » raconte aujourd’hui
    • Repères essentiels (rappel)
    • Crédits et collaborateurs, autour de « Photograph » et de Ringo
    • Épilogue : quand la photo fait chanson… et que la chanson nourrit un livre

La genèse de « Photograph » : une idée notée au soleil, maturée dans les studios

L’histoire de « Photograph » commence loin des plateaux de télévision. Au printemps 1971, Ringo et George griffonnent une première ébauche sur la Côte d’Azur, entre Cannes et Monaco, alors que le batteur s’autorise un détour par le cinéma. On la retouchera ensuite fin 1972 lors des séances de Living in the Material World de Harrison, avant d’enregistrer la version définitive à Los Angeles avec le producteur Richard Perry. La chanson, en mi majeur, épouse une ligne mélodique simple, taillée pour la voix chaleureuse de Ringo : un texte de séparation où la photographie devient le dernier lien avec l’être aimé. Le tout est enveloppé d’une esthétique « wall of sound » : guitares acoustiques épaisses, batterie doublée, chœurs et orchestre. Jack Nitzsche signe les arrangements, prolongeant l’ombre portée de Phil Spector sur la pop du début des 70’s.

Une équipe de studio cinq étoiles

Le casting de « Photograph » raconte à lui seul l’ambition du disque. Outre Ringo (chant, batterie) et George Harrison (12-cordes, harmonies), on retrouve Nicky Hopkins au piano, Bobby Keys au ténor, Klaus Voormann à la basse, Jim Keltner à la batterie, Vini Poncia et Jimmy Calvert aux guitares acoustiques, ainsi que Lon et Derrek Van Eaton aux percussions. Nitzsche tisse ses trames orchestrales au dessus d’un chœur qui épaissit le refrain sans l’écraser : une signature de Perry, qui sait densifier sans alourdir. C’est l’un des secrets de la radio-compatibilité du morceau : la voix reste frontale, l’émotion circulant en premier.

Une sortie calibrée et un clin d’œil à Tittenhurst Park

Paru le 24 septembre 1973 aux États-Unis, le single bénéficie d’un petit film promotionnel tourné à Tittenhurst Park, la vaste demeure de John Lennon que Ringo vient d’acheter le 18 septembre 1973. Dans ce clip, le chanteur mime la chanson en se promenant dans le parc, allant jusqu’à masquer sa bouche d’une main pour contourner les règles anti-playback de la BBC ; image à la fois espiègle et élégante qui accompagne parfaitement l’aura mélancolique du titre. L’album Ringo, enregistré entre mars et juillet, suivra début novembre.

De n° 74 à n° 1 : la trajectoire américaine d’un standard

Le 6 octobre 1973, « Photograph » entre au Billboard Hot 100 à la 74ᵉ place. Trois semaines suffisent pour le hisser dans le Top 20, et le 24 novembre, il s’empare de la 1ʳᵉ position, détrônant « Keep On Truckin’ » d’Eddie Kendricks. C’est le premier n° 1 solo de Ringo aux États-Unis ; pour Harrison, coauteur, c’est déjà le troisième titre qu’il place au sommet comme compositeur depuis 1970. La certification or tombera le 28 décembre 1973, synonyme d’un million de ventes outre-Atlantique. Signature song de Ringo, « Photograph » devient immédiatement indissociable de son nom.

Un succès international : n° 1 au Canada et en Australie, Top 10 au Royaume-Uni

La réussite ne s’arrête pas à l’Amérique. « Photograph » décroche la 1ʳᵉ place au Canada et en Australie, s’impose dans le Top 10 de l’Allemagne, de la Suisse, des Pays-Bas, et atteint la 8ᵉ place au Royaume-Uni. Cette géographie du succès dit autre chose : Ringo, qu’on imaginait cantonné au rôle du batteur badaud, fédère un public large et intergénérationnel. Les stations Easy Listening américaines embrayent d’ailleurs, le titre montant jusqu’au n° 3 de ce classement.

Ringo : une « quasi-réunion » des Beatles qui dépasse le symbole

L’album Ringo ne se contente pas de « Photograph ». Il orchestre une forme de réunion à distance des Beatles. John Lennon offre « I’m the Greatest » et enregistre piano et chœurs à Los Angeles avec Ringo et George, Paul McCartney apporte « Six O’Clock » et joue sur plusieurs titres, tandis que toute une galaxie d’amis se presse : Billy Preston, Marc Bolan, Nicky Hopkins, Harry Nilsson, Martha Reeves, Steve Cropper, et même The Band au complet, sauf Richard Manuel. Sur le papier, cela pourrait virer au catalogue d’ego. Sur bande, tout respire, grâce à la direction sonore de Richard Perry et au rôle pivot de Ringo, centre de gravité souriant. L’album culmine n° 2 au Billboard 200, bloqué par Goodbye Yellow Brick Road d’Elton John, et n° 7 au Royaume-Uni ; il se hisse n° 1 au Canada.

Les neuf semaines qui changent tout : de « Photograph » à « You’re Sixteen »

À peine « Photograph » a-t-il quitté la première place que Ringo récidive avec « You’re Sixteen », reprise d’un standard de Johnny Burnette. Le morceau atteint la 1ʳᵉ place du Hot 100 le 26 janvier 1974. On a souvent parlé d’un solo de kazoo signé Paul McCartney ; Richard Perry lui-même a précisé que Paul imite surtout un kazoo avec sa bouche, l’énergie du clin d’œil comptant plus que l’instrument. Entre les deux n° 1, neuf semaines exactement : un sprint qui assoit Ringo comme poids lourd des ondes. « Oh My My », troisième extrait, ajoutera un Top 5 américain au printemps.

Pourquoi « Photograph » fonctionne : écriture, image et espace

Tout paraît simple, mais « Photograph » est un modèle d’équilibre. Le texte convoque un objet banal – une photo – pour dire l’absence. La mélodie s’élève puis retombe, comme un souvenir qu’on effleure et qu’on repose. Le mixage garde la voix de Ringo au centre, jamais noyée. Harrison agence des changements d’accords discrets qui enrichissent l’harmonie. Nitzsche ajoute l’épaisseur orchestrale sans neutraliser le groove. C’est une pop hummable qui n’a pas peur de la gravité. En 1973, ce dosage fait mouche sur les radios AM comme FM, et sur les playlists Easy Listening qui accueillent de plus en plus la pop d’auteur.

Un 45-tours pensé comme objet : la face B, la pochette, l’iconographie

Au dos de « Photograph », Ringo place « Down and Out », morceau enregistré avec Harrison durant les sessions de fin 1972. La pochette attire l’œil : la tête de Ringo passe au travers d’une étoile argentée photographiée par Barry Feinstein, motif repris sur les étiquettes du single et de l’album. Sur la pochette de Ringo, l’illustrateur Tim Bruckner imagine un balcon garni de portraits : une galerie d’amis et de contributeurs, écho tardif au théâtre de Sgt. Pepper sans pastiche. Klaus Voormann réalise, par ailleurs, un jeu de lithographies qui accompagne certaines éditions. Un projet total, jusque dans le design.

Tittenhurst Park, décor de cinéma et symbole d’un passage de témoin

Le choix de Tittenhurst Park n’est pas anodin. C’est là que les Beatles ont posé ensemble pour leur dernière séance photo en 1969, là aussi que Lennon a conçu Imagine. En septembre 1973, Ringo reprend la propriété et rebaptise le studio Startling Studios. Le clip de « Photograph » en retient une promenade, presque une errance, où les allées du domaine deviennent métaphore d’un album de souvenirs. Tittenhurst agit comme un fil tendu entre l’ère Lennon/Ono et la renaissance de Ringo.

Réception critique et carrière de l’album : de la spéculation au disque solide

Dès l’annonce d’un album réunissant les quatre ex-Beatles – certes, jamais tous les quatre sur la même piste, mais bien tous au générique – l’intérêt médiatique décolle. Au-delà du symbole, Ringo séduit la presse : disque « équilibré, aéré, aimable », dira un critique américain, là où d’autres soulignent l’aisance du batteur à endosser le rôle de frontman. Côté charts, c’est un plébiscite : n° 2 aux États-Unis, n° 7 au Royaume-Uni, n° 1 au Canada, avec certifications or puis platine selon les marchés. « Photograph » a clairement servi de rampe de lancement.

« Photograph » en scène : du Concert for George aux Grammy Awards

La vie d’une chanson se poursuit sur scène. Le 29 novembre 2002, au Concert for George au Royal Albert Hall, Ringo annonce : « Le sens a changé, bien sûr », avant d’entonner « Photograph ». L’instant devient un sommet émotionnel de la soirée, à la hauteur de l’amitié Starr/Harrison. En 2014, Ringo la chante encore aux Grammy Awards, soirée qui honore aussi son duo avec Paul. « Photograph » a glissé du récit d’un amour perdu vers un hommage à l’ami disparu ; rare preuve d’une chanson capable d’absorber le temps et les deuils.

Un mot sur l’écriture Starr/Harrison : complicité et complémentarité

Ringo a toujours expliqué qu’il « connaît trois accords » là où George en ajoute quatre de plus, mais c’est précisément ce frottement qui donne à « Photograph » son charme : une idée directe, clarifiée par des contre-champs harmoniques subtils. Si les deux hommes ont signé d’autres titres ensemble, « Photograph » demeure leur seule co-composition officiellement créditée, ce qui en renforce le statut. Elle capture un moment de proximité post-Beatles où Harrison pousse Ringo à écrire, Ringo pousse Harrison à simplifier. On y entend un dialogue de longue date, de All Things Must Pass à Ringo, prolongé bientôt par d’autres interventions en studio.

« You’re Sixteen » et la mise au point sur le « kazoo » de Paul McCartney

L’anecdote colle à la peau de « You’re Sixteen » : Paul McCartney y jouerait du kazoo. Réalité : il fait la bouche comme un kazoo – effet d’atelier propre aux séances de Richard Perry – et ajoute une couche de malice au single. Quoi qu’il en soit, le public ne s’attarde pas sur l’instrument : le titre grimpe au n° 1 le 26 janvier 1974, bouclant l’hiver euphorique de Ringo. Bonne nouvelle annexe : en mai, « Oh My My » propulse encore le projet dans le Top 5, preuve qu’il ne s’agit pas d’un feu de paille.

Iconographie, mémoire et… livre de photos

Le lien entre chanson et image deviendra explicite lorsque Ringo publie Photograph, somptueux livre de photos en 2013 (édition de luxe chez Genesis), puis en version grand public en 2015. Il y exhume des clichés inédits de sa vie : enfance à Liverpool, virée américaine de 1964, coulisses de studios et road-movies personnels. Dans les salles, quand Ringo projette ses images d’époque en chantant « Photograph », le texte se charge d’autobiographie. Le mot-titre de 1973 devient, quarante ans plus tard, matériau d’archives.

Petite anatomie sonore : quand Richard Perry polit le « mur du son »

On a souvent résumé « Photograph » à un Spector-isme feutré. C’est plus subtil : Richard Perry reprend la densité spectorienne mais introduit des vides structurants, surtout dans les transitions couplet/refrain. Les chœurs répondent à Ringo sans le couvrir ; la batterie – Starr et Keltner – avance large mais souple, laissant au saxophone de Bobby Keys et au piano d’Hopkins de quoi colorer les fins de phrases. L’orchestre de Nitzsche ne commente pas : il porte. Cette grammaire expliquera la longévité radio du morceau, parfait compromis entre pop immédiate et dramaturgie.

Et après ? De Goodnight Vienna aux tournées All-Starr

La séquence 1973-1974 ouvre une fenêtre où Ringo s’impose comme hit-maker régulier. Goodnight Vienna prend la relève à l’automne 1974, offrant encore « Only You (And You Alone) » (n° 6 aux États-Unis, n° 1 AC) et, début 1975, le malicieusement anti-drogue « No No Song » (n° 3). Plus tard, à partir de 1989, les tournées All-Starr Band installeront « Photograph » au cœur des setlists, moment de communion finale où Ringo quitte parfois la batterie pour mener le public au chant. Une signature de concert, au même titre que « With a Little Help from My Friends ».

Ce que « Photograph » raconte aujourd’hui

Il y a, dans « Photograph », une ambivalence qui explique sa résistance au temps. D’un côté, une chanson d’amour perdu ; de l’autre, un chant de mémoire. Elle porte la trace d’un dialogue fécond Starr/Harrison, d’une méthode Perry qui marie chair et clarté, et d’une communauté d’invités qui ne phagocytent jamais le cœur du titre. En 1973, c’est un tube. Un demi-siècle plus tard, c’est aussi une élégie capable d’embrasser l’amitié et le manque, surtout depuis le Concert for George. C’est enfin un jalon de la saison dorée 1973-1974 de Ringo, celle où l’ex-batteur s’impose au micro avec une autorité tranquille. Un simple cliché ? Non. Un instantané précis d’un artiste qui se découvre conteur et enregistre, sans forcer, sa carte d’identité de soliste.


Repères essentiels (rappel)

En 1973, « Photograph » sort le 24 septembre aux USA, entre au Hot 100 le 6 octobre à la 74ᵉ place, atteint le n° 1 le 24 novembre et sera disque d’or le 28 décembre. Au Royaume-Uni, il culmine n° 8 ; au Canada et en Australie, il est n° 1. Ringo (l’album) paraît début novembre, grimpe n° 2 aux États-Unis et n° 7 au Royaume-Uni. « You’re Sixteen » prend la relève au n° 1 le 26 janvier 1974 ; « Oh My My » atteint le Top 5 au printemps. Saison pleine.


Crédits et collaborateurs, autour de « Photograph » et de Ringo

Sur « Photograph » : Ringo Starr, George Harrison, Nicky Hopkins, Bobby Keys, Klaus Voormann, Jim Keltner, Vini Poncia, Jimmy Calvert et l’orchestre dirigé par Jack Nitzsche. Sur l’album Ringo : apports de John Lennon (« I’m the Greatest »), Paul McCartney (« Six O’Clock », voix « kazoo » sur « You’re Sixteen »), Billy Preston, Marc Bolan, Steve Cropper, Martha Reeves, Harry Nilsson, The Band (sans Richard Manuel), entre autres. Richard Perry supervise l’ensemble.


Épilogue : quand la photo fait chanson… et que la chanson nourrit un livre

La boucle s’est doucement refermée lorsque Ringo a titré Photograph son beau livre de 2013 : plus de 250 images sorties de ses archives, un récit rétrospectif par le regard. « Photograph » n’était pas qu’un tube : c’était déjà une poétique de l’instant saisi, un art d’attraper la vie en quatre minutes et de l’illuminer. Et si sa « saison » 1973-1974 paraît aujourd’hui si spectaculaire, c’est qu’elle a fixé, comme un cliché net, le moment où Ringo Starr devient pleinement auteur-interprète – avec, dans le cadre, le sourire complice de George Harrison.