En décembre 1964, les Beatles sortent Beatles for Sale, un album marquant un tournant dans leur évolution musicale. Influencés par Bob Dylan et leur découverte du cannabis, les Fab Four s’orientent vers des textes plus introspectifs et une musique plus sophistiquée. L’épuisement dû à la Beatlemania transparaît dans les reprises présentes sur l’album et la pochette mélancolique. Cet album illustre leur transition vers une phase plus mature et artistique.
En décembre 1964, les Beatles sortent leur quatrième album,Beatles for Sale. Ceci coïncide avec un évènement important qui exercera tout au long de cette période une profonde influence sur leur musique et l’imagerie qui lui est associée : leur rencontre avec la marijuana, quelques mois auparavant. Les Fab Four étaient jusque là déjà adeptes des amphétamines, qu’ils commencent à consommer lors de leur séjour à Hambourg. Celles-ci leur permettaient de rester éveillés lors des concerts et des séances d’enregistrement, et décuplait leur niveau d’énergie pour les aider à mener le style de vie épuisant qu’avait engendré leur popularité. C’est le chanteur américain Bob Dylan qui, le 28 Août 1964, initie les Beatles et leur manager BrianEpstein au cannabis, lors de leur première rencontre à New York. Paul McCartney, particulièrement frappé par la profondeur de cette première expérience, partage avec les autres son sentiment : il a l’impression qu’il “réfléchissait pour la première fois, réfléchissait vraiment”. La consommation de cannabis aura un effet sur l’écriture de la musique du groupe durant toute cette période : celle-ci devient plus douce et tend davantage vers une vision introspective. Leur musique prendra une tournure plus incertaine, aspirant à plus de profondeur et d’originalité, mais sans parvenir encore à l’exprimer précisément.
Lorsque les Beatles enregistrent leur albumBeatles for Sale, la Beatlemania est à son apogée. Il était inévitable le rythme frénétique de leur vie professionnelle – animée par les tournées, l’écriture et la composition de chansons, l’enregistrement et la promotion des albums – allait finir par les accabler. Le duo d’auteurs-compositeurs Lennon-McCartney a du mal à suivre les demandes de plus en plus importantes pour de nouvelles chansons et albums. C’est pourquoi l’album contient six reprises de chansons existantes, contrairement à l’album précédentA Hard Day’s Night, qui ne contenait que des chansons originales.
Mais les huit chansons originales contenues dans l’album marquent un tournant dans l’écriture des chansons des Beatles, particulièrement l’écriture de John Lennon, qui commence à s’intéresser à la composition de chansons d’une nature autobiographique. L’influence la plus significative sur l’album est Bob Dylan, que les Beatles rencontrent quelques mois plus tôt. Durant leurs deux premières années de carrière, les Beatles se concentraient principalement sur le coté musical de leurs chansons – la construction des accords, l’arrangement, la performance. Dylan était le premier musicien à les affecter essentiellement en tant qu’auteurs.
Ils étaient attirés par Dylan car ses paroles étaient tout aussi importantes que ses mélodies. Cette influence provoquera un mouvement chez les Beatles vers un style plus narratif. Grâce à Dylan, les Beatles comprennent que l’écriture de paroles et l’écriture littéraire ne sont pas nécessairement deux notions distinctes. Les fans de Bob Dylan le considéraient d’ailleurs comme un poète qui utilisait le rock n’ roll pour répandre son art. Le rock en tant que poésie était devenu, vers le milieu des années soixante, un concept commercialisable.
L’influence dylanienne est surtout palpable sur la chanson “I’m a loser”, où John Lennon semble se diriger vers un style plus personnel, plus introspectif. “Je commençais à penser à mes propres émotions”, dit-il de cet album. “J’essayais d’exprimer ce que je ressentais, comme je le faisais dans mes livres. Je pense que c’est Dylan qui m’a aidé à réaliser cela. J’avais une attitude professionnelle dans l’écriture des chansons pop, j’écrivais
des chansons pour une sorte de ‘boucherie’, et je considérais que les paroles n’avaient aucune profondeur. Ensuite j’ai commencé à être ‘moi’ dans les chansons, à ne plus vouloir les écrire objectivement, mais subjectivement”. Cette nouvelle approche mature aux paroles, se traduit également musicalement : l’album met en évidence des influences folk, western et country, et marque un mouvement vers un pop/rock plus sophistiqué que la musique pop produite lors de l’époque précédente de la Beatlemania. McCartney considèreBeatles For Salecomme le début d’une phase plus mature du groupe : “On voulait faire quelque chose d’un peu plus sombre, un peu plus adulte, plutôt que des chansons de pop conventionnelles”. Plutôt que de persévérer dans leur charme garçonnier, ils commencent à montrer un coté artistique plus sérieux
Ces innovations musicales et lyriques se traduisent visuellement sur la pochette deBeatles for Sale, à nouveau photographiée par Robert Freeman. C’est la première photographie en couleur que le photographe prend du groupe. Freeman et les Beatles décident de travailler en extérieur plutôt qu’en studio. Le site choisi est Hyde Park, où tout le monde se retrouve dans la lumière déclinante d’une fraiche soirée, pour la séance de prise
de vues. Le résultat est une série de photographies montrant des Beatles assez fatigués, sur un somptueux arrière-plan de feuillages d’automne ; le sentiment de mélancolie qui s’en dégage correspond bien à la tonalité de l’album. C’est aussi une évocation indirecte du mode de vie épuisant du groupe durant cette période. De plus,Beatles For Saleavait l’une des premières pochettes ouvrantes, permettant donc l’inclusion d’images aussi bien à l’intérieur de la pochette que sur le recto et le verso. L’intérieur arbore deux clichés en noir et blanc pris également par Freeman, qui reflètent encore une fois le mode de vie agité du groupe : les photos montrent les Beatles durant le tournage deA Hard Day’s Nightdans les studios de Twickenham, et en concert au Coliseum de Washington, au début de cette année 1964.
Pour la première fois, il existe une réelle interaction entre le titre de l’album et la photographie, et cette relation entre texte et image est créatrice de sens. En effet, le titre très évocateur de l’album, “Beatles à vendre”, suggère l’idée d’industrie culturelleévoquée au premier chapitre, très caractéristique de l’époque de la Beatlemania où les Beatles et leurs albums sont traités comme des objets de consommation. Or ici, la photographie mélancolique crée une tension avec cette idée. La photographie est ici une exemplification de l’observation de l’auteur Susan Sontag que “dans sa forme la plus simple, une photographie agit comme une substitution pour la possession d’un objet ou d’une personne chérie”. C’est cette possession ou propriété que cette photographie accomplit, en relation avec le titre, l’idée de “Beatles à vendre”. En effet, lorsqu’on achète le disque dans sa pochette, on achète simultanément les Beatles eux-mêmes, lorsqu’on écoute le disque ou lorsqu’on regarde la pochette, on consomme notre acquisition, lorsqu’on range le disque dans notre collection, on confirme que le produit est exclusivement le nôtre. De cette manière, le titre et le design deBeatles for Salere présente un aperçu astucieux de la nature de la relation entre le groupe et ses fans, et pose peut-être un regard critique et sombre sur le phénomène de la Beatlemania et le statut du groupe en tant qu’objet de consommation. Il est même envisageable de penser qu’à travers cette image, le groupe tente de défier ce statut, et affiche une volonté de le changer, une volonté de faire évoluer leur musique, mais aussi leur image. Cette observation est renforcée par les réflexions de John Lennon, citées auparavant, où il affirme vouloir changer la manière dont le groupe composait ses chansons “pour une boucherie”, dans un but consumériste.
A propos de l’auteur de cet article :Cet article est issu du mémoire de Master 1 d’Histoire de l’Art, rédigé par Nour Tohmé. Il est reproduit ici avec son aimable autorisation. Nour Tohme, illustratrice libanaise, dessine avec humour et talent, toute une série de compositions liées à la musique et à la Pop Culture. Nous ne pouvons que vous recommander de découvrir son oeuvre sur son site officiel.