Deux fois par saison, Limoges et ses Zébrures résonnent des voix théâtrales de demain. Particularité d’un festival de création, on découvre à la table ou au pupitre des textes qui passeront parfois à la scène l’année suivante. On suit alors avec réjouissance la métamorphose de ce qui était une promesse en un spectacle déjà abouti. .Rekord, le spectacle de Sumaya Al-Attia constitue l’une de ces éclosions attendues par celles et ceux qui ont vu le texte récompensé en 2024 du prix de la SACD et qui l’ont découvert mis en voix par l’autrice cette année sur la scène du Théâtre de l’Union de Limoges.
Dans les années 60, dans la région de Montpellier, la grand-mère de Sumaya Al Al-Attia vit avec sa mère et son fils, Philippe. Elle exerce comme sage-femme à la clinique Saint-Roch de Montpellier, mais la famille vit à Clermont-l’Hérault et Philippe passe beaucoup de temps avec sa grand-mère. Son père, Abdul, professeur d’économie à l’université de Bagdad, il ne le connaît pour ainsi dire pas, puisqu’il ne revient qu’un été sur deux ou trois, alors la nuit où on lui annonce qu’ils vont partir tous les trois, sa mère, son père et lui, vivre en Irak, parce qu’Abdul s’est décidé à prendre sa famille avec lui, c’est un coup de tonnerre pour l’enfant de huit ans. On est en 1966 et il n’a aucune envie de quitter Clermont-l’Hérault, sa grand-mère et ses copains d’école. Pour échapper à ce malheur, il prie très fort le petit Jésus pour qu’il fasse tomber la neige et que plus jamais les automobiles ne roulent et que les avions ne volent. En vain. Quelques semaines plus tard, ils sont tous les trois à bord d’une Opel-Rekord bleu ciel achetée par Bibi et Abdul et ils entrent dans Bagdad.
C’est donc l’histoire d’un arrachement que raconte .Rekord. Pas à pas, question après question, Sumaya Al-Attia reconstitue la mémoire d’une décennie à partir d’archives familiales et du récit fait par son père – le petit garçon de l’époque – dont on entend la voix sur une bande-son au début du spectacle, avec une émotion d’autant plus forte qu’on devine sans le savoir vraiment que cette voix est vraie et qu’elle ne se doute certainement pas du voyage que la metteuse en scène s’apprête à lui faire faire. En l’insérant dans son spectacle, en la livrant aux oreilles du public, c’est un cadeau qu’elle offre à son père, restituant pour lui une décennie qu’elle-même n’a pas connue, entre 1966 et 1976, mais dont elle comble les vides à sa manière poétique.
D’une certaine façon, elle fait probablement ce qu’ont dû faire Bibi et Philippe à leur arrivée en Irak : se raccrocher à des souvenirs, des objets matériels ayant le pouvoir de leur rappeler le pays qu’ils ont quitté. Bibi a voyagé depuis Montpellier avec un bocal entier de truffes noires et jusqu’à l’odeur de ces truffes, rien ne manque sur le plateau : piles de magazines, tourne-disques, robes et lunettes psychédéliques et bien sûr l’incontournable Opel-Rekord bleu ciel avec sa banquette avant unique, son antenne radio et son allume-cigare, autant de signes tangibles pour ceux qui voient encore dans Bagdad la ville des quarante voleurs ! Le frère et la sœur de Philippe sont nés en Irak, mais lui ne parlait pas un mot d’arabe, quand ils sont arrivés. Parce qu’il avait huit ans, des trois enfants, c’est lui seul qui a vécu le déracinement. La petite-fille de Bibi pousse son père dans ses retranchements. Or elle sait bien que ça peut faire mal, elle sait aussi combien la mémoire fait justement défaut, quand on cherche à oublier, surtout quand il faudra repartir, à peine dix années plus tard. Alors, puisque le conte est universel, un corbeau et un cerf seront donc du voyage eux aussi, ce qui n’est pas plus incongru, après tout qu’Ali Baba ! Ils serviront à panser ces moments douloureux pour aboucher enfin, tout en douceur, un orient de fantasme et un occident rassurant.
La mise en scène de Sumaya Al-Attia est poétique, onirique, pleine de délicatesse. On hésite peut-être un peu au début, déstabilisé par cette voix enregistrée du témoignage qui n’en finit pas et par le corps de la comédienne obligé de se contorsionner en tous sens pour habiter la scène, peut-être retrouve-t-on un peu de cette même hésitation, quand le rideau tombe sur une fin imprévisible et que l’on n’a pas sentie venir, mais finalement, revenu soi-même à ce temps d’innocence, on rêve longtemps dans le noir à ces enfants matérialisés par des ballons et à cette neige des prières du premier âge de la vie, quand tout possède encore la légèreté et l’insouciance du duvet.
Annie Ferret
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