En 1973-1974, Ringo Starr signe une série de records inégalés par les autres ex-Beatles : deux singles n°1 consécutifs et un troisième top 5 extraits du même album, « Ringo ». Propulsé par la production de Richard Perry et des collaborations prestigieuses, cet album devient une référence de la pop seventies et le seul à réunir les quatre anciens Beatles.
Par la grâce d’un album calibré pour la radio et d’un producteur au sommet de son art, Ringo (Apple Records, 1973) a propulsé l’ancien batteur des Beatles vers une série d’exploits américains que ni John Lennon, ni Paul McCartney, ni George Harrison n’ont égalés depuis. À l’automne 1973 et durant l’hiver 1974, Ringo aligne deux numéros un consécutifs, « Photograph » puis « You’re Sixteen », suivis d’un troisième single top 5, « Oh My My ». Résultat : il demeure, à ce jour, le seul ex-Beatle à avoir extrait deux n°1 du même album et à avoir enchaîné deux singles consécutifs n°1 au Hot 100. Et Ringo reste le seul album solo d’un ex-Beatle à engendrer trois titres classés dans le top 5 du Hot 100.
Sommaire
- 1973-1974 : un moment charnière pour la carrière solo de Ringo Starr
- Richard Perry, l’architecte sonore qui parlait le langage des radios
- Un album-événement : la seule fois où les quatre ex-Beatles se croisent sur un même disque
- « Photograph » : un standard instantané
- « You’re Sixteen » : reprise fifties, triomphe seventies
- « Oh My My » : l’énergie, le groove, et un troisième top 5
- Pourquoi ces records tiennent encore
- Studios, musiciens, méthode : l’album « Ringo » au microscope
- L’autre victoire : replacer Ringo au centre de la pop
- Ce que disent les chiffres
- Les « quasi » des autres ex-Beatles : si proches, si loin
- La réédition UMe : quatre albums fondateurs en vinyles colorés
- Un son de groupe, sans le groupe
- Ce que « Ringo » dit de 1973
- Héritage et postérité
- Épilogue : pourquoi cet article aujourd’hui
- Repères discographiques et de publication (sélection)
1973-1974 : un moment charnière pour la carrière solo de Ringo Starr
Après deux disques de genre parus en 1970 — Sentimental Journey, hommage au Great American Songbook, puis Beaucoups of Blues, incursion country enregistrée à Nashville — Ringo revient en 1973 avec Ringo, son premier véritable album pop/rock contemporain. Le projet, prudent sur le papier, se transforme en phénomène. En novembre 1973, l’album atteint la 2e place du Billboard 200, seulement tenu à distance par Goodbye Yellow Brick Road d’Elton John. Ce pic à la deuxième marche restera le meilleur classement album de toute la carrière solo de Ringo aux États-Unis — une singularité : c’est le seul ex-Beatle à n’avoir jamais pris la tête du Billboard 200.
En Royaume-Uni, Ringo grimpe au n°7, tandis qu’au Canada il décroche le n°1. L’album obtiendra ensuite une certification platine de la RIAA, attestant son succès durable.
Richard Perry, l’architecte sonore qui parlait le langage des radios
Si Ringo sonne aussi immédiatement « radio », c’est d’abord l’empreinte d’un producteur : Richard Perry. Déjà responsable de succès monumentaux — « You’re So Vain » de Carly Simon, « Without You » de Harry Nilsson — Perry orchestre ici une synthèse pop luxuriante : grooves nets, cuivres dessinés, refrains chantables dès la première écoute. Disparu le 24 décembre 2024 à 82 ans, le producteur laisse, entre autres, cette collaboration avec Ringo comme l’un de ses faits d’armes les plus commentés, aux côtés de ses réalisations pour Rod Stewart, The Pointer Sisters ou Art Garfunkel.
Son autre apport majeur tient au casting. Perry réunit autour de Ringo une constellation d’amis et de partenaires : George Harrison, John Lennon, Paul McCartney, Harry Nilsson, Billy Preston, Marc Bolan (T. Rex), Robbie Robertson, Garth Hudson, Levon Helm et Rick Danko (The Band), sans oublier des piliers des studios comme Nicky Hopkins, Tom Scott, Jim Keltner ou Klaus Voormann. Cette économie des copains, très californienne, infuse l’album et deviendra une signature de la trajectoire solo de Starr.
Un album-événement : la seule fois où les quatre ex-Beatles se croisent sur un même disque
La légende tient aussi à la symbolique. Ringo demeure le seul album post-séparation sur lequel les quatre ex-Beatles apparaissent, certes jamais tous ensemble sur une même chanson, mais tous créditeurs et instrumentistes au fil de la séquence : John Lennon offre et joue « I’m the Greatest » (avec George Harrison aux guitares, Billy Preston à l’orgue, Klaus Voormann à la basse), George coécrit et réalise « Photograph » et amène « Sunshine Life for Me (Sail Away Raymond) », Paul et Linda McCartney livrent « Six O’Clock » et Paul vient colorer « You’re Sixteen » d’un court solo « façon kazoo ». Aucun autre album solo d’un ex-Beatle n’a jamais rassemblé le quatuor à ce point.
« Photograph » : un standard instantané
Paru le 24 septembre 1973, « Photograph » est le premier jalon. Coécrit par Ringo et George Harrison, le titre est porté par une mélodie ample et une production qui embrasse les cordes, les harmonies et un tempo mid-tempo idéal pour la FM. Aux États-Unis, la chanson atteint le n°1 du Hot 100 fin novembre 1973 ; au Canada et en Australie, elle trône également au sommet, tandis qu’au Royaume-Uni elle culmine n°8. Elle devient rapidement un classique du répertoire de Starr, au point d’être souvent citée comme l’une des meilleures chansons post-Beatles de tout le « club des quatre ».
Au-delà de son succès commercial — disque d’or aux États-Unis —, « Photograph » installe un ton : celui d’une mélancolie lumineuse, où l’image manquante du titre dit autant l’après-Beatles que les contours d’un amour absent. La voix de Ringo, placée au centre sans forcer, y gagne une chaleur narrative que la production de Richard Perry rend irrésistible pour les programmateurs américains.
« You’re Sixteen » : reprise fifties, triomphe seventies
En décembre 1973 aux États-Unis, Ringo expédie en radio « You’re Sixteen », reprise bondissante du tube rock’n’roll de Johnny Burnette (1960). Le pari peut surprendre : un standard adolescent vintage en plein âge d’or du soft-rock et du glam. Mais l’arrangement culbuto de Perry, la piano-barre de Nicky Hopkins, les chœurs de Harry Nilsson et la fameuse intervention « kazoo-like » de Paul McCartney — en réalité, un solo chanté qui imite l’instrument — donnent au morceau une fraîcheur irrésistible. Le public suit : n°1 du Hot 100 le 26 janvier 1974, top 5 au Royaume-Uni où la reprise atteint le n°4.
À la lumière des sensibilités d’aujourd’hui, le titre et son récit datés peuvent susciter des réserves. En 1974, il s’inscrit dans l’héritage fifties alors remis à la mode par une culture pop fascinée par l’Amérique d’Eisenhower — du revival rockabilly aux diners chromés des plateaux TV. Le jugement esthétique demeure : sur le plan strictement musical, la version de Ringo condense un art du single : deux minutes cinquante de swing, d’humour sonore et d’efficacité.
« Oh My My » : l’énergie, le groove, et un troisième top 5
Troisième extrait de Ringo, « Oh My My » impose sa pulsation. Coécrit par Ringo avec Vini Poncia, emmené par la batterie métronome de Jim Keltner, nappé de cuivres arrangés par Tom Scott et poussé par les voix gospels de Martha Reeves et Merry Clayton, le single grimpe n°5 au Hot 100 au printemps 1974. Il parachève l’exploit : trois titres top 5 issus du même album pour un ex-Beatle, un cas unique à ce jour.
Pourquoi ces records tiennent encore
L’histoire discographique des ex-Beatles fourmille de quasi-exploits. Paul McCartney et Wings s’approchent du doublé n°1 avec « Silly Love Songs » (n°1) et « Let ’Em In » (n°3) tirés de Wings at the Speed of Sound. John Lennon fait de même avec « (Just Like) Starting Over » (n°1) et « Woman » (n°2) depuis Double Fantasy. McCartney aura par ailleurs des n°1 épars (« My Love », « Band on the Run », « Ebony and Ivory », « Say Say Say ») mais jamais deux n°1 issus du même album ni deux sorties consécutives toutes deux n°1 sans qu’un autre single ne s’intercale. George Harrison place « My Sweet Lord » au sommet depuis All Things Must Pass et plus tard « Give Me Love (Give Me Peace on Earth) », mais là encore, pas de doublé sur un même album ni d’enchaînement de n°1. Dans ce faisceau d’« almost », la séquence 1973-1974 de Ringo demeure un îlot à part.
Studios, musiciens, méthode : l’album « Ringo » au microscope
L’enregistrement s’étire du 5 mars au 26 juillet 1973, entre Los Angeles (Sunset Sound, A&M, Burbank, Sound Lab, Producers Workshop) et Londres (Apple et EMI/Abbey Road). Klaus Voormann tient la basse quasi partout, Nicky Hopkins se partage les pianos avec Billy Preston, Jim Keltner mène la rythmique sur plusieurs titres, Tom Scott signe des arrangements de cuivres ciselés, Bobby Keys et Chuck Findley renforcent la section, Marc Bolan passe donner ce grain glam qui électrise « Have You Seen My Baby ». The Band — Robbie Robertson, Garth Hudson, Levon Helm, Rick Danko — apporte ce parfum roots sur « Sunshine Life for Me ». La liste impressionne, mais c’est la direction qui fait l’album : Perry sait canaliser ces talents en séquences pop compactes, pensées pour le format single et une cohérence de face vinyle.
La dramaturgie d’ouverture fonctionne à plein : « I’m the Greatest », cadeau goguenard de John Lennon écrit sur mesure pour Ringo, sert de prologue et d’anti-manifeste. Au lieu de ferrailler, Ringo embrasse l’autodérision comme vecteur d’adhésion — un trait qui fait mouche sur scène comme à la radio.
L’autre victoire : replacer Ringo au centre de la pop
Au mitan des seventies, Ringo Starr a une cote d’affection énorme mais un profil artistique parfois résumé à sa bonhomie. Le succès de Ringo et de ses trois singles rebat les cartes. Aux États-Unis, la voix de Ringo — ni virtuose ni flamboyante — devient identifiable et aimée ; elle porte une émotion directe, sans vibrato, qui épouse les lignes mélodiques sans esbroufe. Le contraste avec les penchants plus âpres de John, plus romantiques de Paul ou plus mystiques de George renforce la singularité de Ringo : un narrateur pop qui sait raconter sans forcer, entouré de musiciens qui font la conversation avec lui.
Cette configuration triomphera encore en 1974 sur Goodnight Vienna (produit Perry), où Ringo décroche deux nouveaux top 10 aux États-Unis — « Only You (And You Alone) » et le malicieusement abstinent « No No Song » — tandis qu’Elton John lui écrit et joue « Snookeroo », clin d’œil à l’enfance liverpuldienne du batteur.
Ce que disent les chiffres
Entre novembre 1973 et avril 1974, la trajectoire est nette : « Photograph » décroche le sommet, « You’re Sixteen » lui succède et prend à son tour la première place le 26 janvier 1974, puis « Oh My My » verrouille l’affaire en top 5 le 27 avril 1974. Sur l’album, Ringo s’installe n°2 pendant que Goodbye Yellow Brick Road règne. Cette conjonction — deux n°1 consécutifs issus d’un même LP, plus un troisième single encore top 5 — ne se reproduira chez aucun autre ex-Beatle.
Les « quasi » des autres ex-Beatles : si proches, si loin
Paul McCartney & Wings frôlent le doublé en 1976 : « Silly Love Songs » occupe la tête du classement cinq semaines, « Let ’Em In » plafonne n°3. En 1973-74, l’enchaînement « My Love » (n°1) puis « Live and Let Die » (n°2) — attribué à Wings — confirme l’hégémonie de Paul mais ne coche pas la case « deux n°1 de suite ». Au début des années 1980, « Coming Up (Live at Glasgow) » et « Ebony and Ivory » atteignent tous deux le n°1, mais « Waterfalls » s’intercale entre les deux et brise la série. John Lennon, en 1980-81, signe un retour historique avec « (Just Like) Starting Over » (n°1) puis « Woman » (n°2). Les records spécifiques que détient Ringo — deux n°1 issus d’un seul album et deux n°1 consécutifs — tiennent donc toujours.
La réédition UMe : quatre albums fondateurs en vinyles colorés
En 2025, l’actualité remet la lumière sur cette période dorée : UMe annonce des rééditions limitées en vinyles colorés des quatre premiers albums solo de Ringo — Sentimental Journey (vinyle Buttermilk Yellow), Beaucoups of Blues (Baby Blue), Ringo (Molten Lava) et Goodnight Vienna (Psychedelic Waves). Ces pressages, attendus le 24 octobre 2025 et disponibles via la boutique officielle de l’artiste, replacent les disques de 1970-1974 dans le flux actuel des collections vinyles, preuve s’il en fallait que l’œuvre solo de Ringo a gagné en patine et en audience au fil des décennies.
Un son de groupe, sans le groupe
À l’écoute, Ringo s’apparente à un album de bande, conçu par cercles concentriques. On y entend la main de George Harrison sur la guitare slide de « I’m the Greatest » ou sur l’élégance mélodique de « Photograph » ; on y devine l’humour pianistique de John Lennon et son sens de la réplique ; on y trouve la science des ponts de Paul McCartney, tant en écriture (sur « Six O’Clock ») qu’en couleur vocale (le solo chanté « type kazoo » de « You’re Sixteen »). L’équilibre n’est pas celui des Beatles — il ne le peut pas —, mais une alchimie familiale opère : Ringo est au centre, incontesté, entouré d’amis qui jouent pour sa voix et sa personnalité.
Ce que « Ringo » dit de 1973
1973 est une année où la pop mainstream aime les ponts : entre le rock et la variété, entre le glam et la soul, entre les standards et la modernité. Ringo épouse ce compromis. La prise de son est large, les timbres généreux, la dynamique souple ; les cuivres signent, les chœurs soul adoucissent, les pianos élastiques de Hopkins et Preston sautillent d’une grille d’accords à l’autre. Richard Perry sait que la radio américaine, en 1973-74, préfère les refrains qui « font maison » dès la première écoute. Chaque chanson devient un objet de trois à quatre minutes où tout est placé : intro mémorisable, couplets aérés, break instrumental (un solo, un riff de cuivre, un pont harmonique), coda nette.
Héritage et postérité
Pour Ringo Starr, Ringo n’est pas qu’un pic commercial ; c’est une boussole. Dans les années qui suivent, sa marque repose sur l’alliance d’un casting trans-générations, d’une écriture directe et d’un sens du single assumé. Cette boussole guide aussi l’ère des All-Starr Bands, où Ringo, maître de cérémonie, croit au plaisir des chansons et au dialogue entre répertoires.
Du point de vue des charts, ses records tiennent par exactitude et par conjoncture. Il fallait un album cohérent, trois singles solides, un producteur au diapason, et une fenêtre historique où le public américain embrasse à parts égales la nostalgie rock’n’roll, la soul ensoleillée et la pop mélodique. 1973-1974 fut cette fenêtre. En un peu plus de six mois, Ringo coche toutes les cases, avec la grâce d’un artiste qui ne force rien et laisse la chanson faire le travail.
Épilogue : pourquoi cet article aujourd’hui
La réédition des quatre premiers albums en vinyles UMe rappelle que Ringo n’est pas seulement un souvenir des années Apple ; c’est une pièce vivante de la discographie post-Beatles. On y entend ce que l’on oublie parfois chez Starr : un instinct rythmique qui sert autant la chanson que le groove, une voix sans cuirasse qui dit beaucoup sans surjeu, et une capacité rare à rassembler. Un demi-siècle après, le disque garde sa douceur et sa vigueur. Et les chiffres, eux, parlent toujours : deux n°1 consécutifs depuis un même album, puis un troisième single top 5 ; une trilogie qu’aucun de ses illustres camarades n’a reproduite. Ringo a eu son moment absolutement pop — et l’histoire continue de l’entendre ainsi.
Repères discographiques et de publication (sélection)
Album : Ringo — sortie : 2 novembre 1973 ; enregistrement : 5 mars – 26 juillet 1973 ; studios : Sunset Sound, A&M, Burbank, Sound Lab, Producers Workshop (Los Angeles), Apple et EMI/Abbey Road (Londres) ; producteur : Richard Perry. Classements : n°2 (Billboard 200), n°7 (UK), n°1 (Canada). Certification : platine (RIAA).
Singles : « Photograph » (US n°1, UK n°8) ; « You’re Sixteen » (US n°1 le 26 janvier 1974, UK n°4) ; « Oh My My » (US n°5, 27 avril 1974).
Rééditions 2025 : éditions limitées vinyles colorés UMe, parution 24 octobre 2025 : Sentimental Journey (Buttermilk Yellow), Beaucoups of Blues (Baby Blue), Ringo (Molten Lava), Goodnight Vienna (Psychedelic Waves), disponibles via la boutique officielle.
Note sur la production : Richard Perry (1942-2024), architecte sonore de l’album, décédé le 24 décembre 2024 (82 ans).
Contributions Beatles : John Lennon (« I’m the Greatest »), Paul & Linda McCartney (« Six O’Clock » ; intervention « kazoo-like » de Paul sur « You’re Sixteen »), George Harrison (coécriture et guitare sur « Photograph » ; « Sunshine Life for Me (Sail Away Raymond) » ; participations instrumentales et vocales).
Interprètes invités (exemples) : Harry Nilsson, Billy Preston, Marc Bolan, Robbie Robertson, Garth Hudson, Levon Helm, Rick Danko, Nicky Hopkins, Tom Scott, Jim Keltner, Klaus Voormann, Bobby Keys.