En 1986, Jeff Lynne pensait faire une pause musicale. C’était sans compter sur George Harrison, qui l’invite en Australie, relance sa carrière avec l’album Cloud Nine, puis l’embarque dans l’aventure des Traveling Wilburys. Ce simple coup de fil transformera la fin des années 1980 pour plusieurs légendes du rock, entre albums cultes et amitiés durables.
À la dissolution des Beatles en 1970, George Harrison aurait pu se retirer à jamais, fort d’une œuvre et d’un patrimoine qui l’autorisaient à vivre à l’écart de l’industrie musicale. Le succès colossal de All Things Must Pass l’avait imposé comme artiste solo à part entière, et Harrison a vite trouvé un équilibre personnel à Friar Park, son domaine d’Henley-on-Thames, entre jardinage, vie de famille et projets ponctuels. Au mitan des années 1980, après Gone Troppo (1982), il s’était même mis en semi-retraite pour piloter l’aventure cinématographique HandMade Films, studio indépendant qu’il avait cofondé en 1978 et qui signera des films devenus cultes comme Life of Brian, Time Bandits, Mona Lisa ou Withnail and I. Cette parenthèse nourrit l’image d’un Harrison heureux loin du tumulte des tournées et des obligations promotionnelles, même si l’appel de la musique n’était jamais très loin.
Sommaire
- Jeff Lynne, la même tentation du retrait
- « Cloud Nine » : la relance à deux mains
- Quand un B-side trop bon crée un groupe
- Des pseudonymes et une éthique de bande
- Roy Orbison s’éclipse, la chaise à bascule reste
- Un effet domino sur la fin des années 1980
- Le « son Lynne » au service d’Harrison
- Le rôle de Friar Park et de HandMade Films
- « When We Was Fab » : anatomie d’une réminiscence
- 1988 : l’année Wilburys
- Après la perte d’Orbison : Vol. 3 et l’esprit de la blague
- Sans tournée, mais pas sans scène
- L’héritage Lynne-Harrison : une confiance créative
- Le « membre Wilbury » que Harrison a vraiment réveillé
- Ce que « When We Was Fab » dit d’Harrison
- De Friar Park à Malibu : un trait d’union invisible
- « Cheer Down » : l’esprit Wilbury appliqué à Harrison
- Une dernière tournée, puis la discrétion
- Épilogue : l’art du coup de fil
Jeff Lynne, la même tentation du retrait
Au même moment, un autre musicien de premier plan examinait l’idée d’un pas de côté. À l’issue de Balance of Power (1986) et de la dernière tournée de l’Electric Light Orchestra, Jeff Lynne confie avoir « décidé d’arrêter en 1986 ». La lassitude des cycles album-tournée et l’envie de se consacrer à d’autres choses l’emportent. Ce plan de retraite tiendra… environ six mois. Un coup de fil de George Harrison fera tout basculer : le Beatle appelle Lynne pour lui proposer de coproduire son prochain disque solo. L’invitation est immédiate, conviviale, presque déconcertante de simplicité : « On commence — mais d’abord, viens en Australie » ; Harrison l’emmène au Grand Prix d’Adélaïde, terrain de jeu idéal pour un fan de sports mécaniques qui avait déjà consacré une chanson à la F1 (Faster, 1979). Ce voyage va souder l’amitié et déclencher une chaîne d’événements décisifs.
« Cloud Nine » : la relance à deux mains
Revenu revigoré de ce périple, Harrison se remet au travail dans son studio de Friar Park (FPSHOT) avec Jeff Lynne aux manettes. Le résultat, Cloud Nine (1987), sonne net, lumineux, avec ces couches d’acoustiques et de voix qu’affectionne Lynne, une rythmique au cordeau et des arrangements qui laissent la slide d’Harrison respirer. Porté par le numéro 1 américain Got My Mind Set on You, l’album réinstalle l’ex-Beatle au premier plan et livre deux autres simples marquants, This Is Love et surtout When We Was Fab, clin d’œil assumé aux textures psychédéliques de 1967. Ringo Starr y tient la batterie ; Jeff Lynne y apparaît aussi, et le clip (réalisé par Godley & Creme) aligne des caméos d’Elton John, de Ray Cooper, et même de Neil Aspinall. L’ensemble pose la signature « Lynne + Harrison » : des chœurs serrés, des Rickenbacker et douze-cordes qui tintent, une nostalgie tenue à distance par l’ironie douce-amère.
Quand un B-side trop bon crée un groupe
Le duo va pourtant accoucher d’un épisode encore plus improbable. Au printemps 1988, Warner réclame à Harrison une face B supplémentaire pour le simple européen de This Is Love. Harrison déjeune à Los Angeles avec Jeff Lynne et Roy Orbison ; Lynne propose d’aider à écrire et enregistrer ce titre de complément. Sans studio disponible au pied levé, Harrison téléphone à Bob Dylan, qui met à disposition son studio-garage de Malibu. En route, Harrison passe récupérer une guitare chez Tom Petty… qui les rejoint. Le soir même, dans le garage, un quintette se retrouve autour d’un embryon de chanson et peaufine Handle with Care. De retour chez Warner, la sentence tombe : « trop bonne pour une face B ». La solution s’impose d’elle-même : et si ce supergroupe rêvé par Harrison et Lynne existait vraiment ? Les Traveling Wilburys sont nés.
Des pseudonymes et une éthique de bande
Pour mieux neutraliser l’ego superstar, les cinq décident de se rebaptiser : Nelson Wilbury (Harrison), Otis Wilbury (Lynne), Lucky Wilbury (Dylan), Lefty Wilbury (Orbison) et Charlie T. Jr. (Petty). L’idée n’est pas que ludique : elle met tout le monde sur un pied d’égalité, autorise l’écriture collective et un son de roots rock sans pression individuelle. En studio, Jim Keltner devient l’alter ego rythmique sous le nom de Buster Sidebury, prolongeant la blague jusque dans les crédits. Traveling Wilburys Vol. 1 (octobre 1988), produit par « Otis » et « Nelson », installe un équilibre rare : la voix solaire d’Harrison, le grain de Dylan, l’élan de Petty, le timbre céleste d’Orbison et le glaçage harmonique de Lynne. Handle with Care ouvre l’album comme un manifeste ; End of the Line le ferme en forme d’hymne à la camaraderie.
Roy Orbison s’éclipse, la chaise à bascule reste
Quelques semaines après la sortie de l’album, le 6 décembre 1988, Roy Orbison meurt d’une crise cardiaque. Pour le clip de End of the Line, tourné dans un wagon ancien, les Wilburys lui rendent un hommage bouleversant : une chaise à bascule avec sa guitare et une photo cadrent le plan pendant que résonne sa partie de voix. Le single devient un symbole de la fraternité qui cimentait le groupe, loin de toute pression commerciale.
Un effet domino sur la fin des années 1980
Le Wilbury-verse ne s’arrête pas aux deux albums. Dans la foulée, Jeff Lynne coproduit et coécrit You Got It pour Roy Orbison, triomphe posthume de 1989 ; il accompagne Tom Petty sur Full Moon Fever (1989), disque pivot qui portera Free Fallin’, et, quelques années plus tard, co-produira pour The Beatles Free as a Bird (1995) et Real Love (1996) à partir de démos de John Lennon. Ce jeu de vases communicants — Harrison relancé par Lynne, Lynne relancé par Harrison — irrigue toute une constellation d’albums qui redessinent la pop de la fin de décennie avec une patine Beatlesque assumée et une efficacité radio-friendly.
Le « son Lynne » au service d’Harrison
On a souvent décrit le son Jeff Lynne comme une combinaison d’acoustiques empilées, de percussions compactes, de basses très présentes et de chœurs soignés, le tout au service de la mélodie. Sur Cloud Nine, cette pâte évite l’exercice de reconstitution si fréquent lorsqu’on convoque la période psychedelia : When We Was Fab évoque 1967 sans singer les Beatles. La chanson fonctionne plutôt comme un miroir : la ligne de basse bondissante, les effets orientés Abbey Road et les harmonies rétro-moderne fabriquent une réminiscence crédible. Le clip — Harrison en busker à multiples bras, défilé de visages complices, Ringo rameuté derrière les fûts — renforce l’idée d’un passé apprivoisé. Fabuleux exemple d’auto-citation sans nostalgie pesante, le titre assoit la confiance entre Harrison et Lynne : le premier a retrouvé sa voix, le second a trouvé un partenaire à sa mesure.
Le rôle de Friar Park et de HandMade Films
La renaissance ne tient pas seulement à un producteur ; elle s’appuie sur un cadre de vie. Depuis la fin des années 1970, Harrison a repris la main sur son temps. Friar Park devient un espace créatif autant que domestique, avec un studio abouti (FPSHOT) qui autorise des sessions flexibles. HandMade Films, de son côté, a servi d’exutoire à son appétit d’images et à un sens de l’indépendance assumé, du pari insensé de Life of Brian (Harrison hypothéquant sa demeure pour sauver le film) jusqu’aux coups d’éclat comme Time Bandits et Withnail and I. Cette expérience, avec ses risques et ses succès, forge chez lui une distance productive avec le star-system musical : quand Harrison revient, il le fait parce qu’il a envie de musique, pas pour remplir un calendrier. Cloud Nine est l’enfant direct de cette maturité.
« When We Was Fab » : anatomie d’une réminiscence
Sur le plan compositionnel, When We Was Fab s’amuse des trompe-l’oreille : des glissandi qui rappellent subtilement des textures de Mellotron, des choeurs à la ELO qui n’écrasent jamais le timbre d’Harrison, une section rythmique souple qui laisse respirer la ligne de chant. Le texte joue à cache-cache avec les mythes de l’ère Fab Four, entre tendresse et ironie, pour « capturer cette période de 1967 » sans en faire un mausolée. La réalisation de Godley & Creme, tournée à Greenford Studios en décembre 1987, fait défiler des visages connus et des références à l’iconographie Beatles ; le montage multiplie les clins d’œil comme des Easter eggs avant l’heure. La présence de Lynne dans la vidéo souligne la dimension collective du projet : plus qu’un producteur invité, il est l’architecte complice d’un son que Harrison endosse avec un plaisir palpable.
1988 : l’année Wilburys
Quand Traveling Wilburys Vol. 1 paraît en octobre 1988, personne ne s’attend à une telle alchimie. Handle with Care ouvre sur une progression d’accords simple, des douze-cordes qui scintillent et un partage des couplets d’une évidence désarmante. L’album est truffé d’instantanés : Heading for the Light, promenade solaire portée par Harrison ; Tweeter and the Monkey Man, pastiche noir cornaqué par Dylan ; Not Alone Any More, écrin majestueux pour le timbre d’Orbison ; Rattled, sec comme un coup de trique. On y entend surtout la joie de jouer, sans hiérarchie. Le succès critique et public, inattendu pour un projet si décontracté, entérine la formule : cinq auteurs-compositeurs complémentaires, un langage commun, et la patte Lynne pour tenir le tout.
Après la perte d’Orbison : Vol. 3 et l’esprit de la blague
Privés de Lefty après décembre 1988, les Wilburys reviennent en 1990 avec Traveling Wilburys Vol. 3 — Vol. 2 n’existera jamais, private joke harrisonienne qui entretient l’idée d’une bande fermée sur son délire. Le second disque est plus rugueux, moins étincelant sans la voix d’Orbison, mais porte de belles trouvailles (She’s My Baby avec un solo de Gary Moore, Inside Out, New Blue Moon). Reste que l’onde de choc du premier album a déjà fait son effet : Tom Petty signera l’inoxydable Full Moon Fever avec Lynne ; Roy Orbison connaîtra, avec Mystery Girl, un ultime sommet ; et Harrison lui-même prolongera la veine Wilbury avec Cheer Down, chanson écrite avec Petty et coproduite par Lynne pour la BO de Lethal Weapon 2.
Sans tournée, mais pas sans scène
On a beaucoup glosé sur le refus d’Harrison de reprendre la route. La vérité est plus nuancée. La tournée Nord-Américaine 1974, souvent surnommée « Dark Hoarse » pour la voix abîmée du guitariste, l’avait durablement vacciné contre les marathons éprouvants. Mais l’envie reviendra à sa manière : en décembre 1991, il remonte sur scène au Japon, douze dates aux côtés d’Eric Clapton, d’où sortira le double album Live in Japan (1992), produit — clin d’œil — par « Spike et Nelson Wilbury ». Harrison n’était donc pas anti-tournée par principe ; il refusait surtout le touring comme un système.
L’héritage Lynne-Harrison : une confiance créative
Ce que George Harrison est allé chercher chez Jeff Lynne, c’est un allié de studio : quelqu’un qui comprenne la sobriété mélodique, respecte le silence, sache construire des ponts harmoniques sans empeser la musique. Ce que Jeff Lynne a trouvé chez George Harrison, c’est la légitimité d’un Beatle associé à une liberté précieuse : pas de tournée imposée, des heures au studio pour polir le détail, et une amitié qui autorise les idées les plus improbables — comme emmener un producteur en hélicoptère sur un tracé de Grand Prix avant d’écrire une chanson qui deviendra When We Was Fab. Cette confiance réciproque explique pourquoi Harrison sera, quelques années plus tard, le maillon décisif pour que Lynne rejoigne Paul McCartney et Ringo Starr lors du projet Anthology pour Free as a Bird et Real Love. L’ingénierie de Lynne pour débroussailler des démos lo-fi de John Lennon, réduire le souffle et le bruit secteur tout en recréant un environnement Beatles crédible, reste l’une de ses plus fines réussites de producteur.
Le « membre Wilbury » que Harrison a vraiment réveillé
La question posée paraît simple : quel membre des Traveling Wilburys George Harrison a-t-il sorti de sa retraite ? Au sens strict, c’est Jeff Lynne. En 1986, il s’était mis en retrait et se voyait bien appuyer sur pause. Harrison l’a appelé, l’a invité à l’Australie, l’a embarqué sur Cloud Nine, puis l’a entraîné dans la plus fantaisiste des aventures collectives. Le reste de la décennie porte l’empreinte directe de ce réveil : Mystery Girl pour Orbison, Full Moon Fever pour Petty, puis la réactivation partielle des Beatles avec Anthology. Sans ce coup de fil — et sans l’art du lien d’Harrison, fait de convivialité, de curiosité et de joie simple de jouer — les Traveling Wilburys auraient peut-être fait partie des « supergroupes » imaginaires dont on parle entre amis sans jamais les voir exister.
Ce que « When We Was Fab » dit d’Harrison
La nostalgie d’Harrison n’est jamais lourde. Elle est lucide, parfois taquine, mais surtout musicale. When We Was Fab regarde 1967 dans le rétroviseur avec une précision d’orfèvre, mais refuse le piège du musée. Harrison, qui a souvent exprimé son ambivalence à l’égard du poids des Beatles, trouve avec Jeff Lynne une manière d’embrasser cette histoire sans s’y engluer. Cette posture éclaire toute la fin de sa carrière : accepter le passé, en sourire, et produire des chansons qui tiennent debout sans les béquilles du mythe.
De Friar Park à Malibu : un trait d’union invisible
Il y a une géographie secrète dans cette histoire. Friar Park, avec ses jardins aux folies victoriennes, devient un laboratoire où Cloud Nine prend forme et où l’on mixera plus tard You Got It pour Roy Orbison. Malibu, avec le garage de Dylan improvisé en studio, donne naissance à Handle with Care. Los Angeles, ses diners et ses studios, voit Full Moon Fever s’écrire entre deux sessions Wilburys. Ce triangle relie des lieux et des amitiés : Tom Petty, Mike Campbell, Jim Keltner, Ray Cooper, Gary Wright… Une petite confrérie où l’on se passe des guitares, où l’on emprunte des idées, où un simple dîner peut changer la trajectoire de cinq carrières.
« Cheer Down » : l’esprit Wilbury appliqué à Harrison
En 1989, Harrison livre Cheer Down pour la bande originale de Lethal Weapon 2. Coécrit avec Tom Petty et coproduit avec Jeff Lynne, le titre condense la philosophie Wilbury : humour discret, mélodie claire, slide chantante, rythmique souple. Beaucoup y voient un « mini-Wilburys » sous son propre nom, avec la présence de Richard Tandy au piano et d’Ian Paice à la batterie. C’est aussi la preuve que l’esthétique commune du groupe peut se dilater dans les projets individuels sans perdre sa cohérence. (Wikipédia)
Une dernière tournée, puis la discrétion
Après Vol. 3 (1990), Harrison accepte l’aventure nippone avec Eric Clapton en décembre 1991, dont sortira Live in Japan. C’est sa dernière série de concerts. Il continuera d’apparaître ponctuellement — jusqu’au Concert for George en 2002, hommage posthume où Jeff Lynne interprétera Handle with Care avec Tom Petty and the Heartbreakers —, mais sa relation à la scène restera parcimonieuse. À l’inverse, l’empreinte de Lynne comme producteur-ingénieur de confiance ne fera que grandir, tant sur les projets des Beatles survivants que sur ses propres retours d’ELO. (Wikipédia)
Épilogue : l’art du coup de fil
Ce qui rend cette histoire singulière, c’est sa simplicité. Pas de comité stratégique, pas de « réunion au sommet ». Un coup de fil, un billet pour l’Australie, des rires au Grand Prix d’Adélaïde, puis un studio et des chansons. George Harrison n’a pas seulement « convaincu » Jeff Lynne de sortir de sa retraite ; il lui a offert un cadre de jeu où la légèreté n’excluait pas l’exigence. En retour, Lynne a donné à Harrison un outil pour transformer la mémoire en présent. De cette coïncidence bienheureuse sont nés Cloud Nine, When We Was Fab, Traveling Wilburys Vol. 1, End of the Line, Mystery Girl, Full Moon Fever, Free as a Bird et Real Love. Si les Wilburys restent l’un des supergroupes les plus spontanés et les moins théorisés de l’histoire, c’est précisément parce qu’au départ, il n’y avait qu’un ami qui en appelait un autre. Et cet ami, c’était George Harrison. (Louder)
Mots-clés : George Harrison, Jeff Lynne, Electric Light Orchestra, Cloud Nine, When We Was Fab, Traveling Wilburys, Handle with Care, End of the Line, Roy Orbison, Tom Petty, Bob Dylan, Friar Park, HandMade Films, Full Moon Fever, Mystery Girl, Free as a Bird, Real Love, Cheer Down, Ringo Starr, Godley & Creme, Jim Keltner.