Joy Hall, violoncelliste britannique, fut la première femme à jouer sur un disque des Beatles avec « Strawberry Fields Forever », sorti en février 1967. Trois mois plus tard, Sheila Bromberg devient la première femme entendue sur un album du groupe grâce à sa harpe dans « She’s Leaving Home » sur Sgt. Pepper’s. Ces deux contributions féminines, longtemps méconnues, ont enrichi la palette sonore des Beatles à une période de transformation musicale.
La question semble limpide : qui fut la première femme à jouer sur un enregistrement des Beatles ? Pendant longtemps, la réponse la plus souvent répétée a été Sheila Bromberg, la harpiste entendue sur « She’s Leaving Home », chanson de Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band publiée au printemps 1967. Cette affirmation, pourtant, efface une autre pionnière, aujourd’hui mieux documentée : la violoncelliste Joy Hall, engagée lors des séances orchestrales de « Strawberry Fields Forever » à la fin de l’année 1966 et donc présente sur le 45 tours paru en février 1967.
En regardant de près les calendriers d’enregistrement et de parution, l’histoire se précise : Joy Hall apparaît comme la première instrumentiste féminine audible sur un disque des Beatles (le simple « Strawberry Fields Forever » / « Penny Lane »), tandis que Sheila Bromberg demeure la première femme créditée sur un album des Beatles (la harpe de « She’s Leaving Home » sur Sgt. Pepper’s). Deux « premières » différentes, complémentaires, qui disent beaucoup de la façon dont les femmes ont été longtemps invisibilisées dans la fabrique sonore du groupe.
Sommaire
- Le contexte : quatre garçons, des studios et peu de place pour les femmes
- Joy Hall, un nom longtemps effacé derrière « John Hall »
- Pourquoi « Strawberry Fields Forever » change la donne
- Sheila Bromberg, la harpe qui raconte l’intime
- Deux « premières » à articuler, pas à opposer
- D’où vient la confusion autour de Joy Hall ?
- Ce que ces deux contributions changent à l’écoute
- Au-delà des instruments : des voix de femmes, enfin audibles
- Joy Hall, un parcours au long cours
- Sheila Bromberg, le récit d’une session qui en dit long
- Ce que disent ces « premières » de l’industrie musicale des années 1960
- Mettre les faits dans le bon ordre
- Une écoute renouvelée de deux classiques
- Ce que ces pionnières nous apprennent aujourd’hui
- Verdict : qui fut la première ?
- Repères chronologiques précis
- Comment la mémoire s’est corrigée
- Les femmes et les orchestres londoniens des sixties
- Un miroir des thèmes de 1967
- Après 1968 : d’autres traces féminines
- Écouter avec les dates en tête
- Pour conclure, une écoute éclairée
Le contexte : quatre garçons, des studios et peu de place pour les femmes
À l’aube de 1967, les Beatles sont au cœur de leur phase la plus aventureuse en studio. Après avoir arrêté la scène, le quatuor consacre son énergie à inventer des paysages sonores nouveaux, épaulé par George Martin et une galaxie d’ingénieurs et de musiciens classiques recrutés pour l’occasion à Abbey Road Studios. Dans cette ruche masculine, les femmes ne sont pas totalement absentes, mais elles restent très minoritaires, surtout côté instrumentistes. Les cordes de « Yesterday » (1965) ou d’« Eleanor Rigby » (1966) avaient déjà imposé leur majesté… sans qu’aucune femme n’y soit appelée. Les orchestres londoniens d’alors comptent des musiciennes, mais l’écosystème des sessions est dominé par des hommes, des fixeurs aux chefs de pupitres, en passant par la plupart des instrumentistes sollicités pour la pop.
C’est dans ce climat que des musiciennes vont, peu à peu, trouver un passage. La transition ne doit rien au hasard : elle épouse la montée d’un sixties où les codes sociaux se fissurent, où la chanson pop s’ouvre à des palettes instrumentales inédites, et où John Lennon et Paul McCartney rêvent d’orchestrations capables de bousculer leurs propres horizons.
Joy Hall, un nom longtemps effacé derrière « John Hall »
La trajectoire de Joy Hall tient presque du roman d’archives. Violoncelliste britannique née en 1920, formée dans les plus grandes écoles, elle cofonde en 1962 le Delmé String Quartet – formation régulièrement appelée pour des sessions à Abbey Road. Le 15 décembre 1966, les Beatles et George Martin ajoutent des trompettes et des violoncelles à « Strawberry Fields Forever ». Sur les feuilles de séance, le patronyme « John Hall » circule pendant des années, entraînant les bases de données et les livrets vers un faux-semblant. En réalité, c’est bien Joy Hall qui s’assied ce jour-là au pupitre de violoncelle, aux côtés de collègues comme Derek Simpson et Norman Jones, pour enlacer de graves soyeux le psychédélisme naissant de la chanson de John Lennon.
Que joue Joy Hall ? Sa partie, dans l’arrangement de George Martin, tisse des lignes graves qui se nouent aux contrechants de guitare et au Mellotron. Loin d’un simple tapis, le violoncelle colore les transitions, épaissit l’atmosphère rêveuse et renforce l’impression de temps suspendu qui fait la singularité de « Strawberry Fields Forever ». Lorsque le simple double face A paraît en février 1967, les auditeurs entendent ces cordes ; ils n’entendent pas, en revanche, le nom de la musicienne, noyé dans un crédit approximatif. Pendant des décennies, ce détail contribue à invisibiliser celle qui, chronologiquement, a pourtant ouvert la porte.
Pourquoi « Strawberry Fields Forever » change la donne
On le sait aujourd’hui : « Strawberry Fields Forever » marque un tournant esthétique. La chanson assemble des prises de vitesses différentes, juxtapose des climats, déploie des timbres insolites – swarmandal, Mellotron, cuivres, cordes – pour traduire l’errance intérieure de Lennon. L’ajout des violoncelles participe de cette mue. À l’oreille, la présence de Joy Hall ne s’entend pas en solo flamboyant ; elle s’impose par capillarité, comme un pigment dans l’eau, donnant au morceau son relief quasi cinématographique.
L’importance de cette session ne se mesure pas seulement en termes de date. Elle révèle une perméabilité plus grande entre pop et musique savante et montre que, lorsqu’une femme franchit le seuil du studio Beatles, ce n’est ni un « gadget », ni un symbole plaqué : c’est un geste musical précis, inscrit au cœur du son.
Sheila Bromberg, la harpe qui raconte l’intime
Trois mois plus tard, en mars 1967, une autre musicienne entre à Abbey Road : Sheila Bromberg, harpiste aguerrie des orchestres londoniens. Paul McCartney souhaite enregistrer « She’s Leaving Home », dont l’ossature est confiée à un petit ensemble à cordes et à la harpe. George Martin n’étant pas disponible pour écrire l’arrangement dans l’urgence, Mike Leander signe la partition, que Martin dirige ensuite en studio.
La harpe de Sheila Bromberg n’est pas un ornement : elle structure le récit par ses arpèges et ses liaisons, installe la respiration du morceau et projette une tendresse mélancolique qui tient autant de l’instrument que de l’interprète. Le texte, inspiré par le fait divers de Melanie Coe, ado londonienne partie de chez ses parents, craque d’émotion contenue. Dans ce décor, la harpe devient une voix supplémentaire, intime et pudique.
La chronologie est claire : les prises orchestrales de « She’s Leaving Home » sont réalisées à la mi-mars 1967 ; Sgt. Pepper’s paraît fin mai au Royaume‑Uni et début juin aux États‑Unis. C’est pourquoi Sheila Bromberg reste à juste titre la première instrumentiste féminine entendue sur un album des Beatles.
Deux « premières » à articuler, pas à opposer
À force de répéter des formules toutes faites, l’histoire finit parfois par écraser ses propres nuances. Dire que Sheila Bromberg fut « la première femme à jouer avec les Beatles » est exact si l’on parle d’album. Affirmer que la pionnière fut Joy Hall est tout aussi exact si l’on parle de disque paru, en l’occurrence un single sorti trois mois plus tôt.
Cette double réalité n’est pas une querelle de chapelle ; elle permet de mieux saisir la chronologie et la logique d’un groupe qui, en 1966‑1967, fait entrer à la fois des ingrédients orchestraux nouveaux et des musiciennes dans sa grande fabrique sonore. Les mots comptent : première sur un single pour Joy Hall ; première sur un album pour Sheila Bromberg.
D’où vient la confusion autour de Joy Hall ?
Le malentendu s’est nourri d’un simple glissement typographique. Sur certaines listings et recensions, on a longtemps lu « John Hall » au lieu de Joy Hall pour la session du 15 décembre 1966, ce qui a entretenu l’idée qu’aucune femme n’avait pris part à l’enregistrement de « Strawberry Fields Forever ». À mesure que les recherches sérieuses – livres de sessions, témoignages d’orchestre, notices d’arrangements – ont été recoupées, la présence de Joy Hall s’est imposée et son rôle a été rétabli.
Cette correction tardive rappelle un angle mort bien connu des historiens de la pop : les crédits. Entre les pratiques rapides des studios, les erreurs de copie et le manque d’attention portée aux instrumentistes, des dizaines de noms ont été mal orthographiés, tronqués ou inversés. Quand il s’agit de femmes, l’effet d’effacement est démultiplié.
Ce que ces deux contributions changent à l’écoute
Il suffit de réécouter les morceaux pour mesurer la portée de ces présences. Sur « Strawberry Fields Forever », les violoncelles font basculer la perspective, ni purement rock ni purement orchestrale, mais hybride, presque onirique. La ligne grave ajoute une gravité flottante au rêve en marche de Lennon. Sur « She’s Leaving Home », la harpe de Sheila Bromberg aménage une tendresse musicale qui soutient la dramaturgie : les verses chantés par McCartney, le chœur réactif de Lennon, l’élan et la retenue d’un récit qui évite le pathos. Dans les deux cas, l’instrument féminin n’est pas décoratif : il organise l’émotion et oriente l’oreille.
Au-delà des instruments : des voix de femmes, enfin audibles
Si la première instrumentiste apparaît en 1966‑1967, les voix de femmes attendent 1968 pour entrer au premier plan du disque Beatles. En octobre 1968, Yoko Ono chante une réplique devenue célèbre – « Not when he looked so fierce » – dans « The Continuing Story of Bungalow Bill », sur le White Album. C’est la seule fois qu’une voix féminine tient un lead au sein d’une chanson des Beatles. À la même période, des voix féminines se glissent en chœurs et en renforts, qu’il s’agisse de Maureen Starkey sur ce même titre, ou de deux jeunes fans, Lizzie Bravo et Gayleen Pease, invitées en février 1968 à chanter le refrain d’« Across the Universe » lors d’une séance restée légendaire.
Ces entrées tardives ne doivent pas masquer le fait que, dès 1966‑1967, les arrangements avaient préparé le terrain. L’idée qu’une sensibilité féminine circule déjà dans les morceaux passa d’abord par les instruments, puis par la voix. L’ordre des « premières » raconte une esthétique : on confie d’abord aux femmes la couleur et la texture du son, avant de leur ouvrir le micro.
Joy Hall, un parcours au long cours
La redécouverte du nom de Joy Hall s’inscrit aussi dans l’hommage à une carrière classique accomplie. Cofondatrice du Delmé String Quartet, elle sillonne les salles britanniques et européennes, enregistre des disques de musique de chambre, transmet dans les conservatoires, et croise la pop en professionnelle, sans cultiver le spectaculaire. Sa participation à « Strawberry Fields Forever » s’insère dans une logique de studio : répondre à une demande précise, livrer une interprétation juste, repartir.
Sa discrétion n’enlève rien au symbole : en décembre 1966, c’est son archet que le public entendra in fine quand paraîtra, en février 1967, l’un des 45 tours les plus commentés de l’histoire du groupe. Cette antériorité – avant la harpe de « She’s Leaving Home », avant la grande mascarade orchestrale d’« A Day in the Life » où les femmes, ce soir-là, ne figurent pas dans l’orchestre engagé – confère à Joy Hall une place précise dans la chronologie Beatles.
Sheila Bromberg, le récit d’une session qui en dit long
Le souvenir de Sheila Bromberg tient autant à ce qu’on entend qu’à ce qu’elle a raconté plus tard de la séance. La harpiste, alors mère célibataire, se voit appelée pour un créneau tardif, attend patiemment dans les couloirs d’Abbey Road, et découvre en studio un Paul McCartney précis sur l’intention, moins sur le vocabulaire de la harpe – situation fréquente lorsqu’on navigue entre langage pop et langage classique. Le moment où elle trouve, par le toucher, la couleur attendue par le compositeur, résume la magie de ces sessions : la rencontre entre un imaginaire d’auteur et la maîtrise d’une interprète.
Sa rémunération – modeste, au tarif des sessions – et l’anonymat relatif qui suivra contrastent avec l’aura posthume de Sgt. Pepper’s. Accolade plus tardive, mais méritée : son nom a fini par s’imprimer dans la mémoire collective comme celui de la première femme audible sur un album des Beatles.
Ce que disent ces « premières » de l’industrie musicale des années 1960
Regarder ces deux moments, c’est aussi observer une industrie en transformation. Dans le Londres des sixties, les studios fonctionnent à flux tendu, avec des fixeurs qui composent des orchestres à la demande. Les cordes et les cuivres proviennent d’un vivier où les hommes sont surreprésentés, mais où des instrumentistes comme Joy Hall ou Sheila Bromberg s’imposent par l’excellence. La pop, en quête d’orchestrations sophistiquées, s’ouvre à ces musiciennes.
Pour les Beatles, la relation n’est pas décorative. Elle est organique : chaque instrumentiste vient résoudre un problème musical, apporter une couleur singulière, faire tenir ensemble l’ambition expérimentale et l’exigence mélodique. Que la première présence féminine soit un violoncelle plutôt qu’une voix n’a rien d’un hasard. Dans la hiérarchie implicite de la pop d’alors, le terrain des arrangements est un sas où l’on peut entrer sans bousculer l’image de « quatre garçons ».
Mettre les faits dans le bon ordre
Pour faire simple et juste : Joy Hall intervient lors des overdubs de décembre 1966 sur « Strawberry Fields Forever », et son jeu est entendu quand le single sort en février 1967. Sheila Bromberg enregistre sa harpe en mars 1967 pour « She’s Leaving Home » ; on l’entend quand Sgt. Pepper’s paraît en mai‑juin 1967. Ensuite, en 1968, les voix féminines s’invitent au premier plan : Yoko Ono chante une ligne en lead dans « The Continuing Story of Bungalow Bill », tandis que Lizzie Bravo et Gayleen Pease posent des harmonies sur « Across the Universe » lors d’une séance restée mythique.
Cette chronologie n’enlève rien au rôle d’aucune. Elle répare une mémoire et offre des repères pour mieux entendre les disques.
Une écoute renouvelée de deux classiques
Réécouter « Strawberry Fields Forever » avec l’idée que l’un des archets appartient à Joy Hall, c’est mesurer à quel point les cordes façonnent le climat du titre. La gravité du violoncelle ne « féminise » pas la chanson – catégorie sans sens en musique – ; elle en densifie la matière. De même, savoir que la harpe de Sheila Bromberg soutient « She’s Leaving Home », c’est rendre à l’instrument, et à l’interprète, leur part d’auteur dans la réussite émotionnelle du morceau.
Ces prises ne sont pas des folioses annexes ; elles appartiennent au cœur du son Beatles de 1967, année charnière où le groupe invente, en studio, une grammaire que la pop n’avait pas encore parlée.
Ce que ces pionnières nous apprennent aujourd’hui
L’histoire de Joy Hall et de Sheila Bromberg n’est pas qu’une note de bas de page. Elle dessine une cartographie plus fidèle des métiers de la musique, rappelle l’importance des crédits exacts et montre comment, dans les recoins techniques des albums, se logent des gestes artistiques décisifs.
Elle raconte aussi un mouvement : en quelques mois, des femmes passent la porte d’Abbey Road au titre d’instrumentistes, puis s’y font entendre comme chanteuses. Derrière elles, une myriade d’autres interprètes – souvent anonymes – continueront d’étoffer les enregistrements de la fin des années 1960 et du tournant des années 1970.
Enfin, elle rappelle que les Beatles, s’ils ont parfois semblé en retrait des débats sociétaux, ont été, par la force de leurs disques, au carrefour d’évolutions majeures : la porosité entre pop et classique, l’invention d’un studio‑instrument et, oui, l’entrée plus visible des femmes dans la fabrique de la pop.
Verdict : qui fut la première ?
À la question initiale, la réponse la plus rigoureuse est double et complémentaire. Joy Hall fut la première femme à jouer sur un disque des Beatles entendu par le public, grâce à sa participation à « Strawberry Fields Forever », publiée en février 1967. Sheila Bromberg fut la première femme à jouer sur un album des Beatles, avec sa harpe enregistrée en mars 1967 pour « She’s Leaving Home » et rendue publique avec Sgt. Pepper’s.
Au lieu d’opposer ces deux vérités, il est plus juste de les articuler. Elles restituent la dynamique d’un groupe en pleine métamorphose et réparent un oubli : derrière la légende des quatre garçons, des musiciennes ont, elles aussi, écrit une part du son Beatles.
Repères chronologiques précis
Pour replacer exactement chaque jalon, il faut distinguer enregistrement et parution. Les séances de « Strawberry Fields Forever » s’étalent de novembre à décembre 1966, avec l’ajout des trompettes et des violoncelles le 15 décembre. Le 45 tours double face A « Strawberry Fields Forever » / « Penny Lane » sort ensuite en février 1967 (mi‑février au Royaume‑Uni, quelques jours plus tôt aux États‑Unis). À l’inverse, « She’s Leaving Home » est enregistré en deux temps les 17 et 20 mars 1967 et parait au sein de Sgt. Pepper’s le 26 mai 1967 au Royaume‑Uni (puis le 1er juin aux États‑Unis). Cette chronologie explique que l’antériorité publique de Joy Hall soit incontestable, tandis que la primauté sur album revient à Sheila Bromberg.
Comment la mémoire s’est corrigée
Si le nom de Joy Hall a mis du temps à s’imposer, c’est d’abord en raison d’un crédit mal recopié. Pendant des années, des livrets et des sites ont repris « John Hall » pour les cordes de « Strawberry Fields Forever ». Le travail patient des historiens des sessions – confrontant feuilles d’orchestre, registres de studio, témoignages de musiciens et arrangeurs – a fini par dissiper l’erreur. Dans le même mouvement, la disparition de Joy Hall à l’âge de 102 ans a suscité des hommages qui ont rappelé sa présence dans l’univers Beatles et, plus largement, son rôle au sein du Delmé String Quartet.
La trajectoire de Sheila Bromberg a, elle, bénéficié d’une meilleure visibilité médiatique, notamment grâce à des entretiens où elle raconte la séance de « She’s Leaving Home ». Mais là encore, la formule « première femme à jouer sur un disque des Beatles » a parfois été répétée sans précision, alors qu’elle concerne l’album et non la parution tout format.
Les femmes et les orchestres londoniens des sixties
Dans le Londres musical des années 1960, les orchestrations de studio sont organisées par des fixeurs qui composent en un clin d’œil des pupitres de cordes et de cuivres. Des musiciennes y travaillent, souvent à très haut niveau, mais l’équilibre des genres reste déséquilibré. Les Beatles traversent cet écosystème : lorsqu’ils convoquent des cordes – « Yesterday », « Eleanor Rigby », « A Day in the Life », « She’s Leaving Home » –, ils piochent dans les mêmes viviers que les autres artistes. Que deux instrumentistes femmes franchissent la porte d’Abbey Road en 1966‑1967 n’est donc pas un miracle isolé, mais le signe d’une perméabilité limitée qui commence à s’élargir.
Ces musiques classiques et la pop se rencontrent sur la partition et au micro : un arrangement pensé par George Martin ou Mike Leander, un chef pour tenir l’ensemble, des prises rapides, et des interprètes capables d’apporter en quelques minutes couleur, justesse et souplesse. Dans cette mécanique millimétrée, la précision de Joy Hall et de Sheila Bromberg fut décisive.
Un miroir des thèmes de 1967
Il est tentant de relire ces « premières » à la lumière des thèmes qui traversent les chansons. « She’s Leaving Home » met en scène une jeune femme qui choisit sa route, entre liberté et remords. Entendre une harpiste en façonner la respiration ajoute une résonance discrète mais réelle. « Strawberry Fields Forever », plongée dans le moi intérieur, fait appel à des timbres qui brouillent les frontières – violoncelle, cuivres, claviers –, et l’archet de Joy Hall participe à cette fusion d’identités sonores. Rien n’y est démonstratif ; tout y est incarné.
Après 1968 : d’autres traces féminines
À partir de 1968, les femmes s’entendent davantage sur les disques des Beatles. Sur « The Continuing Story of Bungalow Bill », Yoko Ono délivre la seule ligne de chant en lead non assurée par un membre du groupe. La même année, deux jeunes fans, Lizzie Bravo et Gayleen Pease, sont invitées à chanter des harmonies sur « Across the Universe ». À l’échelle de la Beatlemania, ces gestes semblent minimes ; à l’échelle de l’histoire du son, ils témoignent d’une porosité croissante et d’un rapport plus décontracté aux voix extérieures.
Dans les sessions tardives de 1969‑1970, les ensembles orchestraux appelés pour Abbey Road ou Let It Be se féminisent progressivement, à l’image d’un milieu classique en mouvement, même si les crédits ne mettent pas toujours en avant les noms des musiciennes.
Écouter avec les dates en tête
Mettre des dates sur ces enregistrements n’est pas un fétichisme de collectionneur : c’est une façon d’entendre autrement. Savoir que l’archet de Joy Hall a été posé en décembre 1966 fait percevoir « Strawberry Fields Forever » comme un laboratoire où chaque timbre – du swarmandal à la trompette – est un choix. Savoir que la harpe de Sheila Bromberg a été captée à la mi‑mars 1967 éclaire la dramaturgie de « She’s Leaving Home » et le tempo légèrement différent de ses mixages mono et stéréo de l’époque.
Cette attention aux jalons enrichit l’écoute et réconcilie l’histoire populaire – celle des légendes – avec l’histoire matérielle – celle des calendriers, des partitions et des prises.
Pour conclure, une écoute éclairée
Replongez dans « Strawberry Fields Forever » : laissez les violoncelles vous guider vers la coda, où tout se déforme comme dans un rêve. Puis enchaînez avec « She’s Leaving Home » : entendez comme la harpe respire entre chaque syllabe, comme si la musique retenait les larmes des parents autant que l’élan de la fille.
Là, tout est dit. Les « premières » ne sont pas des médailles, mais des portes. Joy Hall et Sheila Bromberg les ont ouvertes. À nous d’écouter en connaissance de cause, et d’y trouver, encore, des raisons de s’émerveiller.