En 1972, John Lennon choque avec « Woman Is the N****r of the World », chanson pro-féministe controversée. Pensée comme un manifeste, elle soulève des débats sur le langage, l’oppression et la responsabilité artistique. Malgré les critiques, Lennon défend son message d’émancipation, suscitant soutien et rejet. Cette œuvre, issue de l’album Some Time in New York City, demeure une pièce brûlante et divisive de son parcours militant.
Quand John Lennon mêle art et politique, le sol devient brûlant. La ferveur, l’insolence et le goût du contre-pied qui ont nourri son génie de Beatle ont aussi cristallisé des tempêtes régulières. Entre la phrase « plus populaires que Jésus », les happenings de la période Yoko Ono, ou le coup de griffe adressé à Paul McCartney dans How Do You Sleep?, Lennon a souvent donné du grain à moudre à ses contempteurs. Mais aucune de ses prises de position musicales n’a suscité un tel inconfort durable que le morceau ouvrant Some Time in New York City : Woman Is the N****r of the World. À l’époque, il se veut un manifeste féministe. Aujourd’hui encore, c’est une déflagration sémantique.
L’argument de Lennon est simple : dénoncer l’oppression systémique des femmes en Occident en l’alignant, dans la hiérarchie de l’injustice, avec les brutalités racistes infligées aux personnes noires. Le problème ? Le choix même du mot tabou, érigé en titre, a saturé l’espace, rendant presque inaudible l’intention émancipatrice. Les radios américaines ont reculé, une partie du public a déserté, et la chanson s’est figée dans l’angle mort de son œuvre. Pourtant, derrière le fracas, il y a une histoire, un contexte, et le portrait d’un artiste qui, au prix d’un métaphore mal choisie, tente d’ouvrir une brèche.
Sommaire
- Origine d’une formule, d’un slogan et d’une filiation intellectuelle
- Écriture, sessions et casting : New York, hiver 1972
- Sortie chaotique, radios frileuses, courbe des charts
- Scène télé et explication de texte : le pari du Dick Cavett Show
- Campagne de presse, malentendus et soutien féministe inattendu
- « Some Time in New York City » : l’esthétique du quotidien politisé
- Entre cohérence et contradictions : Lennon face au miroir
- L’épreuve du temps : effacement sélectif, réapparitions et polémiques récentes
- L’argument de Lennon, dans ses propres mots
- Ce que dit la chanson, musicalement et textuellement
- Réception et lignes de faille : radios, militants, universitaires
- La scène comme ultime défense : One to One, Madison Square Garden
- Que reste-t-il ?
- En guise d’épilogue : ce qu’on entend si l’on écoute vraiment
Origine d’une formule, d’un slogan et d’une filiation intellectuelle
La formule « Woman is the n****r of the world » ne vient pas de Lennon, mais de Yoko Ono. Elle l’énonce fin 1968 et la voit reprise en une du magazine Nova en mars 1969, avec un portrait du couple. L’assertion, lapidaire, s’inscrit dans le féminisme radical de l’époque : « la femme est le groupe le plus opprimé ». La couverture de Nova — que Lennon découvrira et qui le fera basculer du scepticisme à l’adhésion — deviendra elle-même un élément iconographique de la future pochette du 45 tours.
Au-delà de la provocation, la phrase s’inscrit dans une généalogie d’idées. On en trouve un écho chez Zora Neale Hurston, autrice afro-américaine, dont le roman Their Eyes Were Watching God (1937) fait dire à la grand-mère de l’héroïne que « la femme noire est la bête de somme du monde » : autrement dit, le cumul des dominations. Lennon reconnaîtra aussi la dette intellectuelle envers le syndicaliste irlandais James Connolly, auteur de la maxime : « le travailleur est l’esclave de la société capitaliste, la travailleuse est l’esclave de cet esclave ». L’héritage hurstonien et la logique connollyiste structurent la pensée du morceau : intersection d’oppressions, hiérarchie des rapports de pouvoir, et appel à renverser la pyramide.
Écriture, sessions et casting : New York, hiver 1972
Lennon et Ono écrivent la chanson dès l’été 1969, mais l’enregistrement n’intervient qu’au tournant 1972, à Record Plant East (New York), dans l’urgence politique et l’électricité d’une ville en ébullition. Le morceau est coproduit par John Lennon, Yoko Ono et Phil Spector. À ses côtés, le groupe Elephant’s Memory, pilier de la période new-yorkaise, renforce l’assise rythmique : Wayne “Tex” Gabriel à la guitare, Adam Ippolito aux claviers, Gary Van Scyoc à la basse, Stan Bronstein au saxophone, Richard Frank Jr. à la batterie, rejoints par Jim Keltner à la batterie additionnelle. La version studio se caractérise par une section de cuivres abrasive et une diction martelée, pensée comme un tract chanté, dans le style « journal mural » qui irrigue tout Some Time in New York City.
Sortie chaotique, radios frileuses, courbe des charts
Aux États-Unis, le single paraît le 24 avril 1972 avec Sisters, O Sisters de Yoko Ono en face B. Les grandes stations refusent majoritairement de l’ajouter en rotation, au motif de son titre jugé inbroadcastable. Malgré tout, porté par les ventes, le disque grappille quelques places : n°57 au Billboard Hot 100, n°93 au Cash Box. Ailleurs, les réactions divergent : n°9 au Danemark, entrée dans les classements italiens et japonais. Au Royaume-Uni, où la chanson n’est pas commercialisée en 45 tours, le titre reste cantonné à l’album. L’accueil critique de Some Time in New York City, publié en juin 1972 aux États-Unis puis en septembre au Royaume-Uni, sera d’ailleurs globalement cinglant, beaucoup reprochant à Lennon son « tractisme » et aux chansons leur littéralité.
Scène télé et explication de texte : le pari du Dick Cavett Show
Conscient que le refus des radios condamne le single, Lennon tente la pédagogie en direct. Invité au Dick Cavett Show, il obtient de jouer la chanson à l’antenne le 11 mai 1972. La chaîne ABC, tétanisée, exige que Cavett prononce un préambule d’excuse avant la performance. Le présentateur s’y plie, à contrecœur. Dans le documentaire LENNONYC, il racontera que des centaines de réclamations ont afflué après l’émission… non pas contre la chanson, mais contre l’excuse jugée infantilisante. Le pari de Lennon — s’exprimer face caméra pour replacer sa charge dans un cadre anti-oppression — aura donc au moins fissuré le mur du non-dit.
Sur le plateau, Lennon assume sa définition : il n’emploie pas l’insulte comme assignation raciale, explique-t-il, mais comme synonyme d’opprimé — quelqu’un dont la vie, les opportunités et les rôles sont dictés par d’autres. En 1972, à une heure de grande écoute, ce renversement sémantique est rare. Il l’ancre en outre dans sa trajectoire d’ouvrier de Liverpool : témoin des violences conjugales, Lennon insiste sur le continuum entre brutalisation au travail et report de cette violence à la maison. « Quiconque nie que les femmes vivent le pire de tous les mondes ne voit pas clair », lâche-t-il face micro, dans une formule qui dit l’exaspération et l’intention.
Campagne de presse, malentendus et soutien féministe inattendu
La promotion américaine tourne à l’équilibrisme. Apple Records publie des encarts et orchestre une tournée d’explications, y compris auprès de la presse afro-américaine (Jet, Ebony), épaulée par l’activiste Dick Gregory. L’un des épisodes les plus épineux concerne une citation attribuée au congressman Ron Dellums. Un encart publicitaire reprend, hors contexte, une formulation sur l’oppression des femmes ; Dellums rétorque deux semaines plus tard dans Jet qu’il n’a pas “approuvé” la chanson, tout en rappelant qu’aux États-Unis dominés par les hommes blancs, les femmes sont bel et bien reléguées. Illustration parfaite de la ligne de crête sur laquelle marche Lennon : tenter l’analogie sans effacer la spécificité historique de la domination raciale.
Paradoxalement, la National Organization for Women (NOW) salue le propos. En août 1972, l’association remet à Lennon et Ono une citation “Positive Image of Women” pour la « force pro-féministe » du morceau. Le geste ne vaut pas absolution — encore moins consensus — mais signale qu’au sein du mouvement des femmes, on entend, chez Lennon, une attaque frontale du patriarcat : l’injonction faite aux femmes de se maquiller, de danser, de procréer, de rester à la maison, puis d’être jugées « trop peu mondaines ». Si les paroles listent ces mécanismes, c’est pour en renverser la légitimité, pas pour les naturaliser.
« Some Time in New York City » : l’esthétique du quotidien politisé
L’album dont la chanson est le prologue aligne des sujets à vif : Attica State, Angela, Sunday Bloody Sunday, The Luck of the Irish, John Sinclair. Le parti pris est celui d’un quotidien politisé, d’une écriture-tract post-1968 qui refuse la métaphore poétique au profit du slogan. Musicalement, Elephant’s Memory imprime un rock nerveux, brut, aux contours parfois brouillons, loin de la perfection pop des Beatles. C’est cette alliance — brûlante sur le papier, inégale sur disque — qui vaudra à Some Time in New York City ses critiques les plus rudes et, commercialement, ses performances les plus faibles de la période solo. Le temps, ici, n’a pas entièrement réhabilité l’objet, même si la scène — des concerts One to One du 30 août 1972 au Madison Square Garden — a mieux défendu l’énergie de ces titres.
Entre cohérence et contradictions : Lennon face au miroir
On ne saurait éluder les contradictions de Lennon sur la question des femmes. Le chanteur a reconnu ses violences passées et la jalousie qui transparaît dans des titres comme Run for Your Life, bien antérieurs à 1972. C’est ce hiatus, souvent relevé, qui fragilise sa statue de héraut féministe et nourrit l’accusation d’hypocrisie. Mais c’est aussi ce qui rend l’épisode de 1972 lisible : Lennon cherche alors à désapprendre en public, à faire de sa visibilité un outil de réparation, quitte à se tromper d’outil rhétorique. La question qui demeure est celle du coût : fallait-il employer un terme historiquement forgé pour déshumaniser les Noirs afin de faire passer un message universel ? Beaucoup répondent non, hier comme aujourd’hui. D’autres, minoritaires, continuent d’y voir un choc utile, replacé dans la pédagogie de l’époque.
L’épreuve du temps : effacement sélectif, réapparitions et polémiques récentes
La trajectoire du morceau au long cours raconte une mémoire hésitante. En 1975, la compilation Shaved Fish inclut une version éditée, preuve qu’à l’intérieur même du catalogue, on ne l’enterre pas entièrement. À l’inverse, des éditions récentes de projets couvrant la période militante — jusqu’à la ressortie-coffret Power to the People (The Ultimate Collection) centrée sur 1971-1972 — préfèrent écarter le titre, tout en restituant l’ambition politique du moment. En 1986, l’album live Live in New York City publie la version captée au Madison Square Garden, mémoire sonique d’un Lennon nerveux, penché sur son pupitre, martelant la ligne mélodique comme un slogan. Ces à-coups éditoriaux montrent une industrie qui avance à pas comptés face à un matériau explosif.
La culture populaire continue, elle, de rejouer la controverse. En 2018, un tweet de Bette Midler reprenant le titre déclenche un tollé, rappelant à quel point l’emploi du terme demeure infaisable hors d’un contexte hyper balisé — et souvent même dans ce contexte. À l’inverse, dans la critique musicale, certains re-lisent le morceau à l’aune de l’histoire des protest songs, lui reconnaissant une puissance musicale (cuivres furibonds, tempo implacable) malgré sa catastrophe de framing.
L’argument de Lennon, dans ses propres mots
Au fil de 1972, Lennon répète la même idée : l’usage du mot n’a pas pour but d’essentialiser, mais de désigner toute personne assignée à une place subalterne. Il s’appuie sur son origine sociale, convoque le mécanisme de la violence domestique, et insiste sur le fait que la société exige des femmes décorum, maternité, abnégation, puis les juge pour ces mêmes rôles. Dans une interview radio, il résume : il y a dans le monde des esclaves modernes, et, bien souvent, chacun « a son esclave », sa femme, sur laquelle s’abat la frustration. C’est précisément cette explication — directe, martiale — que les radios refusent d’entendre, par crainte d’être accusées de légitimer le mot. Le paradoxe s’aiguise : on n’entendra pas le discours féministe, parce que le titre en blesse d’autres.
Ce que dit la chanson, musicalement et textuellement
Sans reproduire les paroles in extenso, on peut résumer la logique d’écriture : couplets en anaphores, casiers d’injonctions quotidiennes (« se maquiller », « danser », « élever les enfants », « rester à la maison », puis être décrite comme “trop” ceci ou cela), et un refrain qui, par répétition, agit comme une manifestation de rue. Le choix de la voix haut placée et du phrasé sloganesque, la stridence des saxophones, l’attaque staccato des guitares visent la catharsis et le signal : on nomme l’oppression pour mieux la délégitimer. On peut reprocher au texte sa généralité, sa faible place laissée à l’intersection (ce qu’exprimeront de nombreuses critiques noires et féministes), mais on ne peut lui nier l’ambition de désacraliser les réflexes patriarcaux, à commencer par ceux des hommes “progressistes”.
Réception et lignes de faille : radios, militants, universitaires
Dès la sortie, les clivages sont francs. La plupart des stations américaines boycottent le disque ; quelques directeurs de programme le glissent à la marge, pour marquer un point de liberté d’expression, sans y voir un potentiel hit. La presse musicale se partage : pour Cash Box, la charge est l’une des plus puissantes du mouvement des femmes ; ailleurs, on pointe un texte « trop littéral » et « pas assez mémorable ». Du côté académique, analyses et monographies s’attachent à replacer le morceau dans l’histoire du mot lui-même, de son tabou et des appropriations contestées par les premiers concernés. Dans cet espace, un consensus : quelle que soit l’intention, la douleur attachée au terme dépasse la périmètre d’une analogie.
La scène comme ultime défense : One to One, Madison Square Garden
Le 30 août 1972, aux concerts One to One au Madison Square Garden, Lennon joue le titre devant des milliers de personnes. Sur Live in New York City (1986), on entend le nerf du morceau, ses accents soul, et une adresse scénique plus nuancée que sur le disque : l’espace d’un soir, la chanson retrouve son statut d’appel, moins pancarte que mise en cause. L’histoire retiendra ce paradoxe : c’est en live que la chanson respire, alors que le studio l’a figée en slogan à double tranchant.
Que reste-t-il ?
Cinquante ans plus tard, Woman Is the N****r of the World reste un nœud. Nœud historique, parce qu’elle documente la tentative d’un ex-Beatle de faire de sa célébrité un outil pour des causes — droits des femmes, droits civiques, Irlande, prisonniers politiques. Nœud esthétique, parce qu’elle condense les forces et les faiblesses de la période new-yorkaise : urgence, sincérité, maladresse. Nœud éthique, enfin, parce qu’elle pose une question décisive : comment mobiliser une métaphore extrême sans reconduire les blessures qu’on prétend combattre ?
Les réponses divergent, et c’est normal. Les faits, eux, demeurent : le single a existé, il a heurté, il a été défendu par son auteur avec une constance rare, il a reçu un soutien inattendu de la part d’une grande organisation féministe, et il continue d’être épuré des grandes rétrospectives, comme pour rappeler que l’histoire de la pop n’est pas une frise lisse, mais une cicatrice qui travaille. En 2025, un coffret retraçant la période 1971-1972 choisit encore de faire sans ce titre, tout en ré-exhumant le reste des engagements : signe que le débat n’est pas clos — et qu’il ne le sera sans doute jamais.
En guise d’épilogue : ce qu’on entend si l’on écoute vraiment
Si l’on écarte, une seconde, le titre, que reste-t-il ? Une colère contre la norme qui humilie, une volonté de nommer les rôles assignés et d’appeler à la révolte domestique. On peut — on doit — contester la métaphore. On peut — on doit — entendre la plainte qu’elle voulait porter : la domination masculine ne se contente pas d’opprimer, elle exige ensuite des femmes qu’elles en reconnaissent la légitimité. En 1972, formuler cela en rock grand public sur un plateau télé américain, c’était prendre un risque. Lennon l’a pris. Il en a payé le prix artistique. Et il a, malgré tout, contribué à inscrire le féminisme dans la bande-son de la culture pop.
Entre gaffe historique et cri salutaire, la vérité se situe peut-être dans ce frottement : celui où un artiste mondialement célèbre, pétri de contradictions, expose ses angles morts tout en pointant les nôtres. Woman Is the N****r of the World restera, pour cette raison, une œuvre infréquentable et incontournable à la fois — cauchemar des programmateurs, rêve des historiens, et miroir brouillé d’un moment où la pop croyait encore pouvoir changer le monde.
Note de contexte discographique : le titre figure — dans une version éditée — sur la compilation Shaved Fish (1975), et sur l’album live Live in New York City (1986). À la scène, il a été interprété notamment lors des concerts One to One de 1972 au Madison Square Garden.