Zébrures d’automne 2025 : Matrices – texte et mise en scène de Daniely Francisque

Publié le 15 octobre 2025 par Africultures @africultures

Les Zébrures d’automne 2025 (24 septembre au 4 octobre) viennent de se terminer à Limoges avec un bouquet de spectacles engagés et nécessaires pour, comme le dit le directeur du Festival, Hassane Kassi Kouyaté, « tendre à l’humanité un miroir où les silences peuvent être brisés, les peurs peuvent être nommées et les espoirs, même les plus utopiques, peuvent éclore ». Au creux de cette riche programmation, le spectacle de Daniely Francisque, venu de Martinique, a explosé avec la force de la beauté et la violence d’un cri.

De quoi la cale du navire négrier a-t-elle accouché ? Matrices ne raconte pas l’esclavage, ne fait pas un tableau historique. Daniély Francisque convoque le silence, l’absence, l’évidement, le « curetage » qu’ont laissé derrière eux cinq siècles de bateaux venus déverser aux Amériques des légions d’hommes et de femmes arrachés à leur terre d’Afrique, leur culture, leurs ancêtres, leur filiation, leur dignité pour les soumettre, les briser, les violenter, les violer, les émasculer. Comment se redresser, trouver un sens à la vie, construire une famille, donner de l’amour, comment aimer, comment trouver la force de porter la vie quand la lignée des mères a dû choisir le désenfantement pour résister à l’occupation des ventres ? La mémoire des corps garde le trauma enfoui au plus profond de la conscience, comme si les matrices avaient été mutilées, muselées.

Le texte de Daniely Francisque est construit en séquences qui se répondent en dehors de toute dynamique chronologique. Pas de suite linéaire, mais une organisation cyclique et éclatée qui joue des rebonds. Dans un simple carré blanc tracé au sol, le plateau fonctionne comme un cadre de billard et les scènes viennent rebondir les unes contre les autres et se croiser avec des effets d’échos qui font entendre que le présent résonne avec le passé, que l’histoire entre en mutation, mais ne cesse de se répéter, car les monstres changent d’apparence, mais habitent toujours le tréfond de la mémoire des corps et restent toujours aux aguets tapis dans les replis des histoires et le mutisme du secret. Daniely Francisque convoque en écho quatre trajectoires, quatre générations de femme : la gamine, la jeune femme, la mère et l’ancêtre, celle que l’on nomme la Dame, l’esprit en connexion avec la nature, avec le cosmos, mais aussi deux espaces : la Martinique et la banlieue parisienne.

Aucun décor, les lumières conçues par Cyril Mulon, la musique et les effets sonores de Mawongany découpent l’espace avec une grande virtuosité. Les costumes, les silhouettes et les recherches textiles imaginés par Tkey Delu apportent aussi une poésie étonnante.

Le spectacle repose avant tout sur l’énergie des comédiens et le choix d’un jeu très chorégraphique et vocal qui fait entendre les voix de l’oralité et retentir les temps poétiques, mais déploie aussi une intense présence physique, orchestrée par Jean-Hugues Miredin, et un travail de corps à corps qui peut se faire aussi bien tendresse, caresse, sensualité, érotisme que brutalité ou agression. Tous les quatre sont extraordinaires de justesse et de musicalité. Il et elles font vibrer leur partition en explorant tous les registres.

Yane Mareine qui joue la Dame entre seule en scène majestueusement sur le grand plateau noir du théâtre de l’Union et convoque grâce à son chant qui ouvre le spectacle un espace quasi métaphysique, comme un champ magnétique et spirituel, une verticalité, une transcendance, celle du dépassement, de l’envol du grand oiseau de feu vers le Royaume perdu.

En contrepoint, Cindy Vincent fait entendre avec une extraordinaire fragilité la voix de la fillette qui raconte ce monde plein de mystères et de non-dits des adultes : une grand-mère qui l’a initiée à la beauté de son île, mais qui a disparu soudain de sa vie sans explication, une mère que joue Karine Pédurand, qui donne son dos pour toute réponse, car elle n’a pas d’amour à donner, un père qui n’en est pas un et qui se faufile dans sa chambre la nuit et les ombres qui ne cessent de la hanter.

Karine Pédurand joue aussi la jeune femme danseuse, tiraillée entre son histoire d’amour, son couple, entre cet homme qu’elle aime mais qui ne comprend pas ses aspirations et son ambition artistique, son désir de rejoindre New-York et d’avoir une carrière d’artiste.

Nelson Rafaell Madel joue avec une incroyable justesse tous les registres de cet homme trop beau, trop cool, tendre mais égoïste, protecteur mais égocentrique qui voudrait avant tout fonder une famille, avoir un enfant.

L’ordinaire de la vie côtoie la dimension cosmogonique, les ruptures de registres créent du rythme, comme si la dramaturgie reposait sur un écheveau, que les fils de l’histoire s’enchevêtraient, se tressaient les uns avec les autres. Les scènes cosmogoniques croisent des scènes de la vie intime : dispute de couple, viol conjugal, affaire familiale, souvenirs d’enfance, inceste… La langue créole se tisse avec le français. Soudain, au cœur du spectacle, comme une cerise sur le mille-feuilles des histoires et des trajectoires, comme la soupape de la cocotte-minute dans laquelle confisent encore aujourd’hui les descendants de cette terrible histoire de l’esclavage qui a laissé, tapis dans les mémoires, les corps et les consciences des monstres innommables, surgit une scène tout droit sortie du carnaval convoquant un couple de mariés improbables, pris de boisson, qui se disputent et titubent.

La mariée enceinte, le ventre exagérément rebondi, est en travesti joué par Nelson Rafael Madel. Karine Pédurand joue le marié. Soudain la mariée perd les eaux et sort de son entre-jambes une pieuvre de tissu rouge dont la tentacule n’en finit pas de sortir comme ces tours de magie qui font sortir de la bouche du magicien un ruban sans fin.

Comme une mise en abîme burlesque, la terrible histoire et ses séquelles se font pantalonnade. Voilà bien le pouvoir du théâtre : exorciser la souffrance et affronter les monstres pour ne plus les nier, mais apprendre à vivre avec. Un spectacle d’une grande force, une expérience ontologique nécessaire pour comprendre la matrice où s’originent les violences et la deshumanisation de nos sociétés contemporaines.

  

Matrices

Texte et mise en scène de Daniely Francisque

Avec Nelson Rafaell Madel , Karine Pédurand, Cindy Vincent,

Lumières : Cyril Mulon

Costumes : Tkey Delu

Musique et son : Mawongany

Chorégraphie : Jean-Hugues Miredin

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