De 1962 à 1970, les Beatles ont révolutionné les techniques d’enregistrement studio, passant du live sur deux pistes à l’expérimentation sonore poussée grâce à George Martin et des ingénieurs innovants. En adoptant le 4 puis le 8 pistes, ils ont créé des effets inédits comme l’ADT, les bandes inversées, le phasing ou encore l’enregistrement direct. Des albums comme Revolver, Sgt. Pepper ou Abbey Road témoignent de cette quête constante d’innovation sonore, transformant le studio en un véritable instrument de création.
« On se disait : Essayons, juste pour voir. Si ça sonne mauvais, on laissera tomber. Mais ça peut aussi bien sonner super. » racontait Paul McCartney, décrivant l’état d’esprit du groupe en studio. « Nous cherchions toujours à aller plus loin : plus fort, plus loin, plus longtemps, toujours plus, toujours différent. » Cette philosophie d’expérimentation a transformé le studio d’enregistrement en un véritable laboratoire pour les Beatles.
Dans les années 1960, l’enregistrement pop était souvent un processus très épuré et contrôlé. Peu d’artistes disposaient de la liberté ou des moyens d’expérimenter : les chansons étaient généralement captées en quelques prises, et les studios suivaient des protocoles stricts. Les Beatles, portés par leur succès phénoménal, ont pu s’affranchir de ces limites. EMI leur a progressivement accordé carte blanche en studio : à partir de 1965, ils n’étaient plus facturés au temps passé en studio, ce qui leur a permis d’investir les lieux jour et nuit. Cette confiance a été largement récompensée par les résultats.
Entre 1962 et 1970, le quatuor de Liverpool a repoussé les limites de la technologie audio de son époque et révolutionné les techniques d’enregistrement en musique pop. Des premiers jours où ils enregistraient presque en direct sur un matériel rudimentaire, jusqu’aux dernières sessions où ils disposaient de consoles de mixage à la pointe et de magnétophones multipistes sophistiqués, les Beatles ont fait du studio un instrument à part entière. Leur inventivité – appuyée par le génie du producteur George Martin et de leurs ingénieurs du son – a donné naissance à des sonorités et des effets inédits qui continuent d’influencer la production musicale moderne.
Sommaire
- Des débuts modestes : enregistrement live sur deux pistes (1962–1964)
- Premiers overdubs et avènement du 4 pistes (1964–1965)
- Revolver : le tournant psychédélique et l’innovation à tout va (1966)
- L’âge d’or du studio : Sgt. Pepper et la magie de 1967
- Le « Double Blanc » et l’arrivée du 8-pistes (1968)
- Le projet Get Back/Let It Be : retour aux sources (1969)
- Abbey Road : le son moderne et la fin d’une époque (1969)
- Le matériel de studio emblématique des Beatles
- Repères chronologiques
- Héritage et influence
Des débuts modestes : enregistrement live sur deux pistes (1962–1964)
En juin 1962, les Beatles mettent pour la première fois les pieds dans le mythique Studio 2 d’Abbey Road à Londres. Comme tous les studios dans le monde au début des années 60, l’installation est encore très loin des technologies numériques ou des puissants magnétophones qui apparaîtront plus tard. EMI, la maison de disques qui possède les lieux, utilise des magnétophones BTR (British Tape Recorder) à bandes de conception maison. Ces machines monophoniques ou bi-pistes à lampes (tubes) datant des années 1950 ne permettent que très peu d’astuces : enregistrer « sur deux pistes » signifiait souvent séparer les instruments sur une piste et les voix sur l’autre, avec une marge très restreinte pour éventuellement rechanter une partie ou ajouter un petit overdub. Autrement dit, l’enregistrement restait pratiquement une prise live où le groupe jouait ensemble et devait assurer une exécution sans faute.
Sous la houlette du producteur George Martin et de l’ingénieur du son Norman Smith, les deux premiers albums des Beatles (Please Please Me et With The Beatles, en 1963) sont capturés de cette manière. Le premier album est célèbrement enregistré en une seule journée de février 1963 : en environ 10 heures, le groupe met en boîte 10 chansons en jouant quasiment comme en concert, sans se permettre de multiples prises. L’énergie brute de ces sessions se ressent dans le résultat : par exemple, la célèbre reprise Twist and Shout est enregistrée en fin de journée avec la voix de John Lennon complètement enrouée, ce qui contribue à l’intensité du morceau.
Durant ces premières années, les contraintes techniques brident l’expérimentation. Les mixages se font en mono, la stéréophonie étant considérée comme secondaire pour la musique pop à l’époque. Lorsque des versions stéréo sont réalisées, elles reflètent la configuration d’enregistrement bi-piste : par exemple, on entend souvent tous les instruments d’un côté et les voix de l’autre, faute de pouvoir mélanger les sources. Par ailleurs, les règles du studio sont strictes : les techniciens sont en blouse blanche, et une hiérarchie claire s’impose entre producteurs, ingénieurs du son (appelés « balance engineers ») et musiciens. Les Beatles, novices en 1962, respectent d’abord ces conventions.
Malgré tout, quelques touches d’originalité percent dès cette période. Le 18 octobre 1964, lors de l’enregistrement du single « I Feel Fine », une note de guitare laissée par inadvertance contre un ampli produit un feedback (larsen) strident. Loin de l’éliminer, John Lennon décide d’ouvrir le morceau avec cet effet électrique inouï sur un disque pop. Il s’agit sans doute du premier larsen volontaire gravé sur un 45 tours de rock. De même, à la même époque, les Beatles osent ouvrir leur chanson « Eight Days a Week » par un fade-in progressif (volume augmentant graduellement), une astuce très rare dans la musique rock de l’époque. Ces premières incartades sonores préfigurent les expériences bien plus poussées à venir.
Premiers overdubs et avènement du 4 pistes (1964–1965)
L’adoption progressive du magnétophone 4 pistes en 1963-1964 change radicalement la donne. Désormais, les Beatles peuvent enregistrer différents éléments séparément sur quatre bandes distinctes, puis les combiner lors du mixage. La première chanson qu’ils enregistrent sur 4 pistes est « I Want to Hold Your Hand » en octobre 1963 : cela permet de capturer basse, batterie, guitare et chant sur des pistes isolées et d’affiner l’équilibre sonore a posteriori. Cette avancée ouvre surtout la porte aux overdubs (surdoublages) : les Beatles peuvent ajouter des couches supplémentaires après la prise initiale. En 1964 et 1965, ils commencent ainsi à enrichir leurs morceaux au-delà de la simple performance live. En 1963 toujours, l’utilisation d’une compression très poussée sur la guitare de John dans « I Want to Hold Your Hand » lui confère un timbre inédit, presque comme un orgue électrique à la place d’une simple guitare rythmique, montrant que même les techniques de mixage pouvaient déjà déboucher sur des sonorités surprenantes.
Par exemple, les voix sont fréquemment doublées en studio pour paraître plus amples : John et Paul réenregistrent souvent leurs parties vocales par-dessus eux-mêmes pour épaissir le rendu (une pratique fastidieuse que Lennon détestait, ce qui motivera plus tard l’invention de l’ADT). Les guitares, percussions ou chœurs additionnels peuvent être ajoutés après coup sur les pistes libres. Si quatre pistes ne suffisent pas, on peut même réaliser des réductions de pistes : mixer provisoirement plusieurs pistes ensemble vers une piste libre d’un second magnétophone 4 pistes, libérant ainsi de l’espace pour de nouveaux overdubs. Ce « ping-pong » entre deux magnétophones, quoique générateur de souffle et de perte de qualité à chaque copie, sera largement utilisé pour créer des arrangements de plus en plus complexes.
Dès 1965, les Beatles passent davantage de temps en studio à exploiter ces possibilités. L’album Rubber Soul (fin 1965) n’a plus rien d’une prise live spontanée : c’est un disque raffiné où chaque piste contient des overdubs mûris. La chanson « In My Life » illustre leur ingéniosité croissante : George Martin y joue un solo de piano enregistré à demi-vitesse sur la bande ; une fois repassé à vitesse normale, le piano sonne à la fois plus rapide et plus aiguë, évoquant un clavecin baroque, ajoutant une couleur unique au morceau. Sur « Yesterday », enregistrée en 1965, McCartney est accompagné pour la première fois par un quatuor à cordes, arrangé par George Martin : introduire des instruments classiques dans une chanson pop était alors inhabituel et cela a marqué un tournant. La même année, « Norwegian Wood » voit George Harrison jouer du sitar, instrument indien jamais entendu jusqu’alors dans une production rock ; là encore, l’idée vient de la curiosité musicale du groupe et de la volonté d’élargir leur palette sonore. Toutes ces innovations sont rendues possibles par les multiples prises et overdubs soigneusement planifiés sur 4 pistes. Les Beatles ne se contentent plus d’enregistrer des chansons : ils les construisent en studio, pièce par pièce, préfigurant l’époque où le studio deviendra leur terrain de jeu principal.
Revolver : le tournant psychédélique et l’innovation à tout va (1966)
Si Rubber Soul a amorcé un virage, c’est avec Revolver (1966) que les Beatles plongent pleinement dans l’expérimentation studio. Ayant décidé de stopper les tournées, le groupe se consacre exclusivement au travail en studio, avec une envie débridée d’explorer de nouvelles sonorités. L’ingénieur Geoff Emerick, alors âgé de 20 ans, remplace Norman Smith à la console d’Abbey Road et apporte un regard neuf et audacieux sur la prise de son.
Les sessions de Revolver voient naître des techniques révolutionnaires pour l’époque : les Beatles et leur équipe inventent littéralement de nouveaux effets pour donner vie à leurs idées. Quelques exemples éclairants :
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L’ADT (Automatic Double Tracking) est mis au point pendant ces sessions par l’ingénieur Ken Townsend : fatigué de devoir rechanter ses parties pour les doubler, John Lennon demande une alternative. Townsend branche alors un deuxième magnétophone en décalage millimétré par rapport au premier, créant un doublement artificiel de la voix. (Techniquement, il utilisa la tête de lecture “synchro” du 4-pistes Studer couplée à un second magnétophone BTR dont la vitesse était finement modulée par un oscillateur afin de créer un décalage d’environ 10–20 ms entre les deux signaux.) L’ADT permet d’obtenir le même effet qu’une double prise de chant, sans avoir à la réenregistrer. Les Beatles l’utilisent intensivement – en particulier Lennon sur quasiment tous les titres de Revolver – ce qui confère aux voix une texture unique, légèrement éthérée.
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L’utilisation de l’enregistrement à l’envers devient une marque de fabrique Beatles en 1966. Sur « Rain », ils inversent carrément une partie du chant : à la fin du morceau, on entend la voix de John Lennon à l’envers, créant une atmosphère onirique étonnante. De même, sur « I’m Only Sleeping », c’est la guitare solo de George Harrison qui est enregistrée à l’envers : il a fallu apprendre à jouer le motif à rebours pour qu’une fois la bande inversée la mélodie apparaisse normalement, mais avec ce timbre flou si caractéristique.
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La chanson « Tomorrow Never Knows », clôture de l’album, est un véritable collage sonore avant-gardiste. Lennon voulait que sa voix sonne « comme le Dalaï Lama chantant du haut d’une montagne » – elle est pour cela passée dans un haut-parleur rotatif Leslie, emprunté à un orgue Hammond, ce qui la déforme en lui donnant un halo mystique tournoyant. Pendant ce temps, des boucles de bande magnétique tournent en arrière-plan : cris d’oiseaux, notes de guitare trafiquées, phrases orchestrales… créant un tapis sonore psychédélique inédit dans la pop. Ces boucles ont été créées par les Beatles eux-mêmes chez eux sur des magnétophones portatifs (chacun d’eux possédait un équipement Brenell à la maison) puis apportées en studio où on les a diffusées simultanément sur plusieurs magnétophones BTR modifiés. Emerick et Martin ont mixé en temps réel ces sons en boucle en ouvrant et fermant les potentiomètres au petit bonheur, capturant ainsi un mix final live unique en son genre.
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Compression extrême et son de batterie unique : Sur Revolver, Emerick brise certaines règles d’EMI, notamment en plaçant les micros très près de la batterie de Ringo (il va jusqu’à retirer la peau résonante de la grosse caisse et la bourrer de chiffons pour un son plus mat) et en surcompressant le rendu. Le morceau « Tomorrow Never Knows » ouvre l’album sur un rythme de batterie hypnotique obtenu en passant la piste de batterie dans un compresseur Fairchild à tube, réglé de manière à obtenir un pompage puissant. Ce groove écrasant, quasi électronique avant l’heure, annonce la couleur : le studio est désormais un instrument de création autant que les guitares ou la batterie elles-mêmes.
Emerick et les Beatles innovent à tous les niveaux. Pour obtenir davantage de basses sur le single Paperback Writer (1966), ils vont jusqu’à utiliser un haut-parleur de grave comme micro, placé devant l’ampli de basse : les vibrations de ce haut-parleur inversé génèrent un signal très riche en fréquences basses que la console peut alors enregistrer. Jamais la basse de Paul McCartney n’avait sonné aussi puissante sur disque.
L’âge d’or du studio : Sgt. Pepper et la magie de 1967
Après Revolver, les Beatles poussent l’expérimentation encore plus loin avec l’album-concept Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band en 1967. Libérés de la pression des tournées, ils disposent de tout le temps voulu (plus de 700 heures de studio au total, l’équivalent de 129 jours de sessions ; à titre de comparaison, le premier album avait été mis en boîte en une seule journée !) et de l’entière palette des studios d’EMI pour donner vie à leur vision (Paul McCartney, impressionné par l’album Pet Sounds des Beach Boys en 1966, était déterminé à faire de Sgt. Pepper une réponse encore plus ambitieuse en termes de production sonore). Chaque chanson de Sgt. Pepper devient un terrain de jeu. Le Studio 2 se transforme en un véritable laboratoire psychédélique : des boucles de bandes magnétiques font le tour de la pièce en passant sur des têtes de lecture bricolées, un haut-parleur Leslie trône au milieu du studio pour y faire passer des voix ou des guitares, et les Beatles n’hésitent plus à faire venir des objets incongrus (carillons, harmoniums, effets sonores variés) pour enrichir la palette. En résumé, l’innovation technique sert la créativité musicale sans limite.
Malgré l’absence encore d’un magnétophone à plus de 4 pistes à Abbey Road (il faudra attendre fin 1968), l’équipe ruse et redouble de bounce de pistes pour superposer orchestres, effets et chœurs luxuriants. Le producteur George Martin, doté d’une culture musicale classique, fait appel à des instrumentations inédites qui sont habilement captées par les ingénieurs. Quelques prouesses emblématiques de cette période :
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Orchestrations épiques : Sur « A Day in the Life », les Beatles veulent un gigantesque crescendo orchestral. Martin réunit un orchestre de 40 musiciens et leur demande de jouer un glissando allant des notes les plus graves aux plus aiguës, créant un chaos musical magistral. Techniquement, il a fallu enregistrer l’orchestre en synchronisant à la main deux magnétophones 4 pistes (faute de liaison électronique, on a démarré le second au bon moment à l’oreille) pour avoir assez de pistes. Le résultat est saisissant. Le morceau se conclut par un accord de piano interminable : pour le capturer, Emerick pousse les microphones et les préamplis au maximum afin d’entendre jusqu’au dernier souffle du son sur 40 secondes.
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Collages et montages : La chanson « Strawberry Fields Forever » (enregistrée durant les sessions Pepper) est le fruit d’un audacieux montage : incapables de choisir entre deux prises très différentes (l’une sobre avec mellotron et groupe, l’autre orchestrale et percussive), Martin et Emerick décident de coller les deux moitiés ensemble (par une épissure astucieuse sur la bande magnétique). Pour y parvenir, ils ralentissent la première partie et accélèrent la seconde à la main, de sorte que les tonalités et tempi finissent par coïncider presque parfaitement. Le spécimen final, avec son atmosphère onirique changeante, est devenu l’un des chefs-d’œuvre sonores du groupe.
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Instruments insolites et sound design : Les Beatles intègrent à leurs arrangements des sons jamais entendus dans la pop. L’intro de « Strawberry Fields Forever » utilise un Mellotron – clavier électronique à bandes qui joue ici un son de flûte pré-enregistré – donnant le ton fantasmagorique dès les premières mesures. Plus loin, « Being for the Benefit of Mr. Kite! » comporte un break psychédélique créé en découpant puis recollant à la main (au rasoir) en ordre aléatoire des segments de bandes d’orgue de foire : on obtient un tourbillon sonore chaotique, comme une fête foraine hallucinéne. De son côté, « Within You Without You » marie la pop aux musiques indiennes : la session se déroule avec de véritables musiciens indiens enregistrant sitar, dilruba et tablas dans le Studio 2, transformé pour l’occasion en salle de concert orientale sous la supervision de George Harrison.
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Effets audio innovants : Le flanger et le phasing, effets de modulation créant une oscillation étrange, sont explorés intensément. Par exemple, la voix de John sur « Lucy in the Sky with Diamonds » est traitée de façon à paraître flotter : en combinant l’ADT avec un léger décalage variable des bandes, Emerick obtient un effet de phasing aquatique qui répond au désir de Lennon d’une ambiance « sous-marine ». De même, « Blue Jay Way » (fin 1967) utilise des pistes volontairement désynchronisées et passées dans un phasing continu, enveloppant l’auditeur d’un brouillard sonore mystérieux.
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Collage radiophonique en direct : Sur la chanson « I Am the Walrus » (fin 1967), les Beatles poussent l’audace jusqu’à intégrer dans le mix final le son d’une radio diffusant une pièce de Shakespeare (en l’occurrence, Le Roi Lear), capté en direct pendant qu’ils mixaient la chanson. Ce brouillage d’un élément extérieur réel avec leur musique donne une fin de morceau surréaliste, illustrant leur volonté de briser les conventions du mixage traditionnel.
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Prise directe innovante (DI) : Pendant Sgt. Pepper, les ingénieurs d’EMI conçoivent une boîte de direct permettant de brancher la basse de Paul McCartney directement dans la console de mixage, sans passer par un ampli et un micro. Utilisée dès février 1967 sur la chanson Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band, cette technique du Direct Input offre un son de basse plus net et profond qu’auparavant. EMI clame même qu’il s’agit de la première utilisation au monde du branchement direct d’une basse en studio professionnel (alors que, coïncidence, les ingénieurs de Motown aux États-Unis faisaient de même depuis quelques années).
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Son de batterie feutré : Pour l’album Sgt. Pepper, Geoff Emerick et Ringo modifient radicalement la texture de la batterie. Ils recouvrent les fûts de la batterie (toms et caisse claire) avec des chiffons pour éliminer la résonance, et enregistrent l’instrument dans un espace clos avec micros rapprochés. Le résultat est un son de batterie étouffé et précis, très évident par exemple sur les roulements de toms de « A Day in the Life » ou « With a Little Help from My Friends ». Ce choix, étonnant pour l’époque, contribue à la signature sonore feutrée de l’album.
L’année 1967 voit également les Beatles enregistrer le single planétaire « All You Need Is Love » en condition de direct télévisé (pour la première retransmission satellitaire mondiale). Une base instrumentale préalablement enregistrée sur 4 pistes est diffusée, pendant que le groupe joue par-dessus en direct (chant de John, basse, batterie, guitare lead) accompagné d’un orchestre et de choristes en studio devant les caméras. Techniquement, l’exploit consiste à mixer en même temps le playback et tous ces éléments live sans filet, puis à préparer le disque à partir de cette prestation. Ce mariage du live et du studio, supervisé par l’ingénieur Eddie Kramer à Olympic Studios, montre que même en direct les Beatles savaient tirer parti de la technologie (on entend par exemple un solo de guitare joué par Harrison sur un violon pour la célèbre phrase finale).
En 1967, les Beatles ont donc accouché d’une somme d’innovations éblouissantes. L’album Sgt. Pepper lui-même est souvent considéré comme un monument de créativité studio, où chaque piste recèle un trésor d’inventivité sonore. Notons qu’à cette époque, le mixage mono reste la référence pour le groupe : ils supervisent activement les versions mono de Pepper et de Magical Mystery Tour, tandis que les mixes stéréo sont réalisés à part, souvent sans leur implication directe, pour satisfaire le marché américain. Ce n’est qu’avec la fin de la décennie que le son stéréo prendra le dessus, mais dès à présent les Beatles avaient établi de nouveaux standards de ce qu’il est possible de faire en studio.
Le « Double Blanc » et l’arrivée du 8-pistes (1968)
En 1968, les Beatles poursuivent sur leur lancée innovante mais dans un contexte différent : les sessions de l’album que l’on surnomme le Double Blanc (officiellement The Beatles, 1968) sont tendues et fragmentées, chaque membre étant souvent absorbé par ses propres compositions. L’ambiance aux studios EMI n’est plus aux fous rires psychédéliques, mais plutôt au travail en silos : chaque Beatle passe au studio à des horaires différents, accompagné parfois de sa compagne ou d’amis (Yoko Ono est omniprésente aux côtés de John). On enregistre souvent tard dans la nuit, sur plusieurs équipements en parallèle (jusqu’à occuper simultanément les studios 2 et 3 d’Abbey Road pour avancer sur des morceaux différents). Sur le plan technique, une évolution majeure survient : l’enregistrement 8 pistes fait enfin son apparition à Abbey Road. EMI avait pris du retard sur ce plan : alors que des studios indépendants londoniens (comme Trident) s’étaient déjà équipés en 1967-68, Abbey Road n’installe un magnétophone 8 pistes (un modèle 3M américain) qu’en automne 1968. Impatients de profiter de la qualité supérieure et de la flexibilité offertes par ces pistes supplémentaires, les Beatles décident durant l’été 1968 d’aller enregistrer certaines chansons en dehors d’EMI. C’est ainsi que « Hey Jude » et « Dear Prudence » sont enregistrées aux studios Trident, qui disposent d’un 8-pistes : le groupe y apprécie également la sonorité de la table de mixage et du piano à queue, au point d’y finaliser ces morceaux mythiques.
L’arrivée du 8 pistes à Abbey Road en cours de route permet d’alléger les fastidieuses étapes de reduction de pistes. Désormais, on peut enregistrer jusqu’à huit sources distinctes sans devoir fusionner trop tôt les overdubs. En pratique, environ la moitié de l’album The Beatles a été enregistré sur 4 pistes (au début des sessions, avant l’installation du 8 pistes) et l’autre moitié sur 8 pistes. La différence s’entend dans la richesse des arrangements : des morceaux comme « Martha My Dear » ou « Honey Pie », avec leurs orchestrations compliquées (cuivres, cordes, etc.), bénéficient grandement de la souplesse du 8 pistes, quand d’autres titres plus rock comme « Yer Blues » ou « Helter Skelter » sont enregistrés à l’ancienne, presque live, dans un esprit brut.
Les contrastes sonores du Double Blanc sont saisissants : on passe d’un extrême à l’autre. Par exemple, « Helter Skelter » pousse la saturation et le chaos à son comble : enregistrée très fort, avec plusieurs guitares distordues et une batterie martelée, la chanson atteint un niveau de déformation sonore volontairement sale rarement entendu à l’époque. À l’opposé, « Blackbird » est capturée en toute simplicité par Paul seul à la guitare acoustique, enregistrée de nuit à Abbey Road avec juste un micro à ruban pour saisir la voix et les doigts tapant le rythme sur la caisse de la guitare : on entend même le chant des oiseaux ajouté en fond, provenant des bandes sonores de la bibliothèque EMI. Entre ces extrêmes, l’album explore toutes les facettes :
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Expérimentation sonore radicale : « Revolution 9 », la pièce expérimentale de John Lennon, est un collage de fragments sonores épars (voix, orchestre, bruits divers) assemblés sur bande. Huit pistes n’étaient pas de trop pour superposer tous ces éléments et créer ce paysage auditif étrange de presque 8 minutes, sans équivalent dans la discographie pop de l’époque.
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Nouvelles textures de guitare : Sur « Revolution 1 » (la version lente sur l’album), Lennon voulait un son de guitare très saturé. Faute de pédale fuzz satisfaisante, Geoff Emerick branche la guitare directement dans la console et pousse le gain à fond : le préampli à lampes entre en overdrive et produit cette distorsion énorme, écorchée, qui caractérise le morceau. Cette technique extrême faisait craindre d’endommager la console REDD à l’ingénieur, mais le résultat était là : jamais une guitare n’avait semblé aussi furieuse sur un disque des Beatles.
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Hasard et magie en studio : Parfois, un accident sonore se transformait en effet créatif. À la fin de « Long, Long, Long », un bocal en verre oublié sur un haut-parleur d’orgue s’est mis à vibrer sur une certaine note, produisant un grondement fantomatique. Plutôt que de l’éliminer, George Harrison a souhaité le conserver dans le mix final, ajoutant au morceau une atmosphère mystérieuse inopinée.
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Enregistrements fractionnés : Beaucoup de chansons du Double Blanc sont enregistrées par segments, puis montées ensemble, grâce à la bande 8 pistes qui facilite ce travail de puzzle. Par exemple, « Happiness is a Warm Gun » résulte d’assemblages de différentes sections aux tempos changeants (un défi relevé avec brio en collant les bandes). D’autres, comme « Good Night », sont enregistrées en couches successives sans les Beatles : Ringo y chante accompagné d’un somptueux orchestre de 26 musiciens dirigé par George Martin, tous présents sur la bande grâce à de multiples overdubs parfaitement mixés pour créer un véritable écrin sonore cinématographique.
Au milieu de ces sessions 1968, Geoff Emerick, usé par les tensions, quitte son poste d’ingénieur du son; il est remplacé par le jeune Ken Scott, qui poursuit le travail avec la même rigueur. Malgré l’atmosphère parfois lourde, les Beatles parviennent à boucler un double album foisonnant. Du point de vue du son, The Beatles (« l’Album blanc ») bénéficie d’une qualité d’enregistrement en nette amélioration par rapport aux disques précédents : l’utilisation partielle du 8 pistes et le soin porté à la prise de son (notamment des guitares acoustiques, très présentes) donnent une présence et une clarté remarquable à de nombreux morceaux. Pourtant, les Beatles n’ont pas cherché à unifier le son : chaque piste a son univers propre, du folk intimiste au hard rock saturé, reflétant la diversité du matériel et des techniques employées.
Le projet Get Back/Let It Be : retour aux sources (1969)
En janvier 1969, les Beatles entament un chantier atypique : le projet Get Back, censé aboutir à un album et un film montrant le groupe revenir à ses racines rock, sans artifices de studio. Après des semaines passées à jammer sans direction claire dans les studios de tournage de Twickenham (sous l’œil des caméras), le groupe se recentre et déménage fin janvier dans son propre studio Apple au 3 Savile Row. Hélas, le matériel flambant neuf conçu pour eux par leur associé « Magic Alex » s’avère inutilisable : les Beatles doivent faire appel en urgence aux techniciens d’EMI pour installer du matériel de secours. On déménage donc dans la cave d’Apple une console de mixage REDD à lampes (semblable à celles qui avaient servi pour leurs albums précédents), ainsi qu’un magnétophone 8 pistes et des micros de la collection Abbey Road. L’ingénieur Glyn Johns supervise alors les sessions, sous la direction bienveillante de George Martin. L’idée directrice est d’enregistrer le plus possible en prise directe tous ensemble, comme au bon vieux temps : la plupart des morceaux sont capturés en live, avec juste quelques overdubs de chœurs ou de solos ajoutés ensuite.
Cette fois, pas d’orchestrations flamboyantes ni d’effets psychédéliques : au contraire, le son se veut brut et dépouillé. Les nouveaux instruments fournis par Fender donnent une couleur résolument moderne au son du groupe : ainsi, le piano électrique Fender Rhodes de Billy Preston (invité à se joindre à eux) illumine des titres comme Get Back et Don’t Let Me Down, tandis que les amplificateurs Fender Twin Reverb offrent une ampleur inédite aux guitares de John et George.
Le point d’orgue du projet a lieu le 30 janvier 1969 : ne sachant où donner leur concert final, les Beatles montent jouer un mini-live improvisé sur le toit de l’immeuble Apple. Ce « Rooftop Concert » est enregistré à l’aide de huit microphones reliés au studio en contrebas : sur le toit, les ingénieurs ont même enveloppé certaines bonnettes de micro dans des bas nylon pour contrer le vent glacial de janvier. Les versions live de I’ve Got a Feeling, Dig a Pony ou One After 909 capturées ce jour-là seront plus tard mixées pour figurer sur le futur album.
Après l’abandon temporaire du projet (qui ne sortira qu’en mai 1970 sous le nom Let It Be), c’est le producteur Phil Spector qui est chargé (après que les mixes proposés par Glyn Johns en 1969 eurent été refusés) de mixer les bandes enregistrées et d’y ajouter quelques overdubs orchestraux. Ironiquement, ce retour à la simplicité s’est conclu par l’ajout de chœurs et de cordes sur des titres comme The Long and Winding Road ou Across the Universe, contre l’avis de Paul McCartney. Quoi qu’il en soit, le documentaire et l’album Let It Be offrent aujourd’hui un témoignage fascinant du travail en studio des Beatles sans fards, présentant aussi bien les tensions que de précieux moments de complicité musicale spontanée.
Abbey Road : le son moderne et la fin d’une époque (1969)
Pour leur ultime album enregistré ensemble, Abbey Road (1969), les Beatles bénéficient d’un studio EMI grandement modernisé. Bien que les tensions subsistent, l’atmosphère est plus sereine qu’en 1968 : le groupe sait qu’il entame sans doute son dernier tour de piste en studio et tient à finir sur une note d’excellence. Au cours du printemps 1969, Abbey Road Studios a mis en service une toute nouvelle console de mixage transistorisée baptisée EMI TG12345. C’est une révolution silencieuse : après plus d’une décennie dominée par les châssis REDD à lampes, le son passe aux transistors, avec une console offrant 24 entrées, 8 sorties et des égalisations par canal bien plus élaborées. Les ingénieurs disposent également de compresseurs-limiters intégrés sur chaque voie, inspirés des fameux outillages Fairchild et Altec qu’ils utilisaient en rack. Cette console, combinée à l’enregistreur 8 pistes, offre aux Beatles une palette technique digne des années 1970 naissantes (cette même console servira quelques années plus tard à enregistrer The Dark Side of the Moon de Pink Floyd).
Le contraste sonore avec leurs travaux précédents est palpable. L’ensemble de l’album Abbey Road est enregistré directement en stéréo sur 8 pistes, avec un souci du détail inégalé. Les guitares, les voix, la batterie : chaque élément est capturé avec une précision et une séparation accrues, permettant lors du mixage de panoramiquer et d’ajuster chaque son à la place idéale. L’ingénieur Geoff Emerick, de retour aux commandes, note toutefois que le son des transistors est plus « doux » que celui des anciennes consoles à lampes : l’attaque et la chaleur qu’il aimait sont un peu atténuées, remplacées par un rendu plus rond et clair. Mais cette pureté nouvelle sert parfaitement les compositions raffinées du disque. (George Martin confiera plus tard qu’en panorama stéréo, « le son ne fait pas que se déplacer de gauche à droite : il monte dans un arc au-dessus de vous, comme en passant sous une arche de scène, et on pouvait alors voir – très vivement dans son esprit – ce que les sons faisaient comme tableau stéréo ».)
Les Beatles exploitent à fond ces outils pour peaufiner des arrangements d’une grande richesse :
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Sur « Because », ils enregistrent des harmonies vocales à 3 voix (John, Paul, George) et les superposent à trois reprises (grâce aux 8 pistes) pour obtenir un chœur luxuriant de 9 voix au final. Ce genre de multilayering vocal, quasi impossible à l’époque du 4 pistes sans dégrader fortement le son, devient réalisable proprement avec le 8 pistes et la précision du TG12345.
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Ringo en stéréo : Pour la première fois, la batterie de Ringo Starr est enregistrée en véritable stéréo sur le titre « The End ». Emerick place jusqu’à 12 microphones autour de sa batterie et attribue 2 pistes pour capturer son solo de batterie avec une image stéréophonique large, donnant à l’instrument une présence spectaculaire au milieu des guitares du morceau.
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Guitares massives : L’aisance du 8 pistes permet aussi d’empiler de multiples couches de guitares électriques. Sur « I Want You (She’s So Heavy) », Lennon et Harrison enregistrent partie après partie pour créer un mur de guitares hypnotique et pesant, soutenu par la basse de McCartney très en avant grâce à la prise en DI. Le mix final, qui se termine abruptement sur une avalanche de bruit blanc (un souffle de synthétiseur Moog), illustre la puissance sonore que le groupe pouvait désormais atteindre en studio.
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Premiers pas des synthétiseurs : Durant l’été 1969, George Harrison fait venir de Californie un impressionnant synthétiseur modulaire Moog IIIP fraîchement acquis. L’appareil est patché pour fournir toutes sortes de sons inouïs. On l’entend par exemple tenir un étrange bourdon électronique sur « I Want You », produire les sons cristallins qui étincellent dans « Here Comes The Sun », ou encore imiter un bruit de vent sur la transition du medley en face B. Les Beatles intègrent ainsi les toutes dernières technologies musicales, juste avant la fin de leur aventure commune.
Enfin, la conception même de l’album Abbey Road reflète un savoir-faire studio accumulé : la célèbre suite de morceaux enchaînés sur la face B (le Medley de Abbey Road) est le fruit d’un habile montage à partir de chansons inachevées, reliées entre elles par des raccords musicaux fluides réalisés en mixage. À l’écoute, le disque possède une unité sonore remarquable : la brillance apportée par la nouvelle console, la maîtrise du stéréo et la qualité des prises de son en font un album à la production très moderne pour 1969, préfigurant les standards des années 1970. Si Abbey Road est le chant du cygne des Beatles en studio, c’est aussi une œuvre qui aura utilisé jusqu’au bout les dernières innovations techniques pour servir la musique du groupe, en laissant une empreinte indélébile sur l’histoire de l’enregistrement.
Le matériel de studio emblématique des Beatles
Au fil de leurs enregistrements, les Beatles ont utilisé un ensemble d’équipements de studio qui sont entrés dans la légende. Voici un aperçu des principaux matériels qui ont fait le son des Beatles :
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Consoles de mixage EMI : Les Beatles ont principalement travaillé sur deux générations de consoles à Abbey Road. De 1962 à 1968, ils utilisent les consoles EMI REDD (modèles 37 et 51), des tables à lampes de 8 entrées fabriquées dans les ateliers EMI en interne. Ces consoles offraient deux égalisations pré-définies (labellisées « Pop » et « Classical ») et un son chaud et « punchy » caractéristique (grâce aux circuits à lampes REDD.47). En 1969, la nouvelle console EMI TG12345 à transistors prend le relais pour l’album Abbey Road (cette console a ensuite servi aux enregistrements de Pink Floyd). Avec 24 entrées, 8 sous-groupes et une panoplie d’EQ et de compresseurs intégrés, elle apporte un son plus clair et une plus grande flexibilité de mixage.
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Magnétophones : Les enregistrements pré-1963 se font sur magnétophones BTR mono ou bi-pistes (le BTR-3 était un deux-pistes à bande 1/4″ à lampes). Fin 1963 débarquent les Studer J37 quatre-pistes à bande large 1 pouce, que les Beatles utilisent intensivement de 1964 à 1968 (plusieurs J37 pouvaient fonctionner en parallèle pour faire des rebonds). Enfin, en 1968, Abbey Road adopte les 8-pistes 3M M23, permettant d’enregistrer sur 8 canaux séparés. Ce gain de pistes simplifiera grandement les overdubs sur la fin de carrière du groupe.
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Microphones : Abbey Road possédait une collection exceptionnelle de microphones. Le chant de John et Paul a été principalement capté avec des microphones statiques Neumann U47 à lampe, reconnus pour leur chaleur et leur netteté (on aperçoit souvent ces grands micros chromés devant les Beatles sur les photos de studio). Les guitares et la batterie étaient souvent prises avec des micros AKG D19 (dynamiques) ou des micros à ruban STC/Coles 4038, qui apportaient une réponse en fréquences douce idéale pour les overheads de batterie ou les ensembles de cordes. La grosse caisse était typiquement sonorisée par un micro AKG D20 spécialisé dans les basses fréquences. Au fil des sessions, d’autres Neumann (comme le U67 à transistor pour certaines voix en 1967-68) et des micros électrodynamiques comme le Shure SM57 (introduit en 1968, utilisé par exemple sur la caisse claire) ont également été employés.
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Périphériques et effets : Pour façonner leur son, les ingénieurs disposaient de processeurs analogiques qui sont devenus mythiques. Les compresseurs Fairchild 660/670, à lampes, étaient utilisés sur la voix, la basse ou la batterie pour contrôler la dynamique et donner ce son « serré » (notamment le compresseur mis sur la batterie de « Tomorrow Never Knows » pour l’effet de souffle). Les Altec/EMI RS124 (dérivés d’un Altec modifié par EMI) ajoutaient également leur touche de compression moelleuse sur de nombreuses prises. En termes de réverbération, Abbey Road possédait une chambre d’écho (pièce réverbérante naturelle où un haut-parleur diffusait le son et un micro le récupérait avec l’ambiance) ainsi que des plaques EMT 140 à partir de 1957, qui ont permis de créer de somptueux effets de reverb (par exemple la reverb enveloppante sur la voix de Lennon dans « A Day in the Life »). Enfin, n’oublions pas des instruments/effets spéciaux tels que le haut-parleur Leslie (utilisé comme effet tournant sur voix et guitares), le Mellotron (ancêtre du sampler à bandes, présent sur « Strawberry Fields Forever »), la boîte de direct (conçue par EMI pour la basse de Paul) ou le synthétiseur Moog qui ont tous contribué à forger le son inimitable des enregistrements du groupe.
Repères chronologiques
Pour conclure, voici quelques dates-clés résumant l’évolution des techniques studio chez les Beatles :
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1962 : Première session d’enregistrement à Abbey Road (juin 1962 avec Pete Best puis septembre 1962 avec Ringo Starr). Enregistrements en mono et twin-track (deux pistes) essentiellement live.
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1963 : Percée du 4 pistes en studio (premier morceau sur 4 pistes : « I Want to Hold Your Hand » en octobre). Mixages principalement en mono, stéréo en distribution secondaire.
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1964 : Premier larsen volontaire sur disque rock (intro de « I Feel Fine » en octobre). Premier fade-in sur une chanson pop (début de « Eight Days a Week »). Adoption progressive des overdubs grâce au 4 pistes.
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1965 : Utilisation d’instruments classiques (quatuor à cordes sur « Yesterday » en juin). Sitar indien sur « Norwegian Wood » (octobre). Premières réductions de pistes (bounce) pour dépasser les limites du 4 pistes lors des sessions de l’album Rubber Soul.
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1966 : Année charnière avec l’album Revolver. Invention de l’ADT (doublement de voix artificiel) en avril. Expérimentation massive des bandes inversées (guitares de « I’m Only Sleeping », voix de « Rain »), des boucles (« Tomorrow Never Knows »), de la compression poussée (batterie de « Tomorrow Never Knows », basse de « Paperback Writer »).
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1967 : Sgt. Pepper redéfinit les possibles : enregistrement de pistes orchestrales entières sur le 4 pistes (« A Day in the Life »), collage de prises différentes (« Strawberry Fields Forever »), introduction de la DI pour la basse (février), effets de phasing créatifs (voix de « Lucy in the Sky »), collages de bandes sonores (orgue de foire dans « Mr. Kite »), mixage de source extérieure live (radio sur « I Am the Walrus »). Transmission en mondovision d’une session studio live (« All You Need Is Love » en juin). Mixages mono et stéréo divergents (les Beatles préfèrent toujours le mono).
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1968 : Arrivée du 8 pistes (enregistreur 3M) à Abbey Road – les Beatles enregistrent « Hey Jude » et d’autres morceaux aux studios Trident pour l’utiliser dès l’été. Sessions du Double Blanc chaotiques mais technologiquement avancées : guitares saturées en direct console (« Revolution »), composition en mosaïque (« Happiness is a Warm Gun »), morceau entier de musique concrète (« Revolution 9 »).
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1969 : Projet Get Back enregistré en conditions quasi-live (studio Apple, janvier) – préfiguration du « retour au rock brut » bien avant l’heure de l’unplugged. Album Abbey Road enregistré sur matériel dernier cri : console TG à transistors, 8 pistes, usage intensif du Moog modulaire (son synthétique dans « Here Comes the Sun », etc.), stéréo soigné. La boucle est bouclée : après avoir inauguré tant de techniques, les Beatles terminent en beauté sur l’un des albums les mieux produits de leur époque.
Héritage et influence
En l’espace de sept années d’intense activité, les Beatles ont métamorphosé le paysage de l’enregistrement musical. Leurs audaces en studio – appuyées par le talent de George Martin et de brillants ingénieurs comme Geoff Emerick, Ken Scott ou Glyn Johns – ont été des catalyseurs pour toute l’industrie musicale. Beaucoup des techniques qu’ils ont inaugurées ou popularisées sont devenues des standards : la surimpression de pistes et l’enregistrement fragmenté sont désormais la norme dans les productions modernes; l’usage créatif de la stéréophonie, initié à la fin de leur carrière, a ouvert la voie aux mixages panoramiques sophistiqués des décennies suivantes; des effets naguère artisanaux comme le flanger/phasing, l’écho inversé ou la saturation de console sont aujourd’hui recréés numériquement dans les logiciels audio – témoignage de l’avance qu’avaient prise les Fab Four sur leur temps. Même le fait d’inviter le public dans les coulisses du studio (avec des films comme Let It Be ou plus récemment la docu-série Get Back) a contribué à démystifier et à valoriser le travail du studio comme faisant partie intégrante de la création artistique.
Au-delà de la liste des innovations techniques, l’héritage majeur des Beatles est d’avoir considéré le studio non plus comme un simple lieu de capture du son, mais comme un instrument à part entière. Cette philosophie a inspiré d’innombrables artistes et producteurs après eux : sans les Beatles, il n’y aurait peut-être pas eu de Pet Sounds des Beach Boys, de Dark Side of the Moon de Pink Floyd ou de carrières en studio comme celles de Brian Eno ou Quincy Jones poussant sans relâche les frontières du son. L’inventivité dont ont fait preuve John Lennon, Paul McCartney, George Harrison et Ringo Starr en studio continue d’être disséquée et étudiée par les ingénieurs du son et musiciens d’aujourd’hui. Plus d’un demi-siècle après, l’empreinte des Beatles sur les techniques d’enregistrement demeure omniprésente : que ce soit dans un plug-in d’effet nommé en leur honneur, dans la réverbération d’une salle recréant la chambre d’écho d’Abbey Road ou simplement dans l’idée qu’un groupe peut transcender les limites du studio pour inventer de nouveaux sons, l’esprit pionnier des Beatles résonne plus fort que jamais. Le voyage technique et artistique qu’ils ont entrepris en studio dans les années 60 a redéfini pour toujours la manière d’enregistrer la musique rock et pop, faisant de chaque session d’enregistrement une terra incognita où l’imagination est la seule limite. Soulignons que les bandes originales des Beatles sont si bien réalisées qu’elles permettent encore aujourd’hui de nouvelles explorations : en 2022, Revolver a bénéficié d’un remix en Dolby Atmos supervisé par Giles Martin (fils de George), preuve de la modernité intacte de ces enregistrements historiques.