Quand Elvis a brisé le cœur de Ringo Starr

Publié le 21 octobre 2025 par John Lenmac @yellowsubnet

Ringo Starr a découvert, des années après leur rencontre, qu’Elvis Presley avait dénoncé les Beatles auprès de Nixon en 1970, les accusant d’antiaméricanisme. Une trahison symbolique douloureuse pour Ringo, admirateur du King depuis toujours.


Pendant que Beatlemania submergeait la planète en 1964–1966, Elvis Presley occupait encore, pour beaucoup, le trône du rock’n’roll américain. Sur le papier, l’histoire avait tout d’un passage de relais pacifique : quatre Britanniques nourris de rhythm & blues et de Sun Records saluent leur idole ; l’idole sourit, bénit la relève, et le monde continue de tourner. La réalité, elle, fut plus rugueuse. Si la rencontre du 27 août 1965 à Bel Air se déroule sans esclandre, la méfiance d’Elvis à l’endroit des Beatles s’affirme ensuite sans fard. Et lorsque Ringo Starr apprend, des années plus tard, que Presley a dénigré les Beatles auprès du pouvoir américain, il en garde un amer souvenir : l’impression qu’un héros de jeunesse a voulu fermer la porte au lieu d’ouvrir la scène.

L’épisode ne se réduit pas à une anecdote de coulisses. Il dit quelque chose de profond sur le choc des générations, le prix de la gloire, la tentation protectionniste des aînés face à une modernité qu’ils ne reconnaissent plus. Il révèle aussi le tempérament de Ringo : derrière l’humour et la bonhomie, un sens aigu de la loyauté, blessé de voir une icône américaine tenter de délégitimer ceux qui l’avaient vénérée.

Sommaire

  • Bel Air, 27 août 1965 : une soirée rouge et bleue chez Elvis
  • Du salon de Bel Air au Bureau ovale : la méfiance d’Elvis se mue en discours
  • « Banished from America » : ce que Ringo a appris — et pourquoi cela l’a blessé
  • 1964–1970 : deux carrières, deux tectoniques
  • L’argument d’Elvis : morale, drogues, américanité
  • Ringo, l’américain de cœur : pourquoi la blessure fut si profonde
  • La rumeur, le fait, l’histoire : démêler bannissement et blâme
  • Pourquoi Elvis l’a fait : peur de perdre le trône ou pays à protéger ?
  • Ringo, un batteur non remplaçable : petit rappel pour les étourdis
  • Après 1970 : trajectoires croisées, héritages imbriqués
  • Ce que l’épisode nous apprend : gloire, pouvoir, fragilité
  • L’éternel malentendu : américanité contre anti-américanisme
  • Réparer sans réécrire : comment on vit avec une blessure d’idole
  • Coda : la place de Ringo dans l’histoire qu’Elvis n’a pas vue

Bel Air, 27 août 1965 : une soirée rouge et bleue chez Elvis

Ce soir-là, les Beatles ne montent pas l’avenue d’Elvis Presley Boulevard jusqu’à Graceland ; ils gagnent Bel Air, 525 Perugia Way, l’une des résidences californiennes du Roi. L’atmosphère tient du film : salon circulaire, lumières rouges et bleues, juke-box, bar, tables de jeu. Elvis accueille en hôte souriant, propose une jam ; on plaisante, on tape le boeuf mollement, on joue au billard, on grignote. La soirée, racontée tant de fois, oscille entre admiration réciproque et gêne flottante. Paul McCartney se souviendra d’échanges courtois autour de la basse, Ringo d’un souhait simple — passer un moment musical avec son héros — sans déclic inoubliable. Le mythe voulait un embrasement ; il n’y eut qu’une politesse aimable, détendue, déjà distante.

Pas de drame, donc. Mais sous les légeretés du moment, un frottement : les Beatles incarnent, en 1965, un nouveau centre de gravité pop. Elvis, star de l’ère pré-British Invasion, revient à peine vers des ambitions artistiques plus hautes après des années de films commerciaux. L’instant est charnière : on devine que les uns montent, pendant que l’autre doit se réinventer.

Du salon de Bel Air au Bureau ovale : la méfiance d’Elvis se mue en discours

Cinq ans plus tard, le 21 décembre 1970, Elvis Presley franchit les portes de la Maison-Blanche. Il a écrit au président Richard Nixon pour lui offrir ses services dans la lutte antidrogue, persuadé qu’un badge fédéral l’aidera à « parler » à la jeunesse. Dans l’entretien, Elvis glisse un jugement net : les Beatles ont, selon lui, été « une vraie force d’esprit anti-américain » ; ils sont « venus, ont fait de l’argent, et sont repartis en Angleterre pour promouvoir un thème anti-américain ». Nixon opine, les deux hommes lient contre-culture, drogues, protestations — et Beatles — dans une même ombre portée.

Pour qui a grandi à Liverpool en vénérant le rock américain, la pilule est difficile. Ringo, John, Paul, George ont bâti leur grammaire avec Chuck Berry, Little Richard, Elvis. Découvrir que le Roi a stigmatisé les Beatles auprès du pouvoir revient à apprendre que le père a signalé ses fils comme indésirables. Des années plus tard, Ringo Starr résumera sa désolation : ce n’est pas tant que l’homme n’ait pas été chaleureux lors de la rencontre ; c’est d’avoir appris qu’il avait travaillé, en coulisse, à peindre les Beatles comme un danger pour la jeunesse américaine. Pour celui qui avait tant aimé la musique d’Elvis, c’est un coup au cœur.

« Banished from America » : ce que Ringo a appris — et pourquoi cela l’a blessé

Ringo ne joue pas aux procureurs. Sa parole, quand il revient sur Elvis, reste reconnaissante pour l’influence du King ; elle est nette sur le chagrin. La phrase qui circule — Elvis aurait essayé de les faire “banir” des États-Unis — résume un ressenti plus qu’un dossier judiciaire : Presley a décrié les Beatles auprès de Nixon ; il a, de fait, réclamé qu’on lutte contre ce que la musique des Beatles représentait dans l’imaginaire américain. Pour Ringo, cela revient à demander qu’on refoule les Beatles métaphoriquement aux frontières — qu’on révoque leur légitimité sur le sol qui les a enfantés musicalement.

Sa tristesse tient en une ligne : « c’est Mr. Hips, l’homme, et il nous a trouvés dangereux ». Traduction : Elvis, corps libéré qui fit danser l’Amérique puritaine, s’alarme désormais d’une jeunesse qui, à son tour, veut bouger le cadre. L’artiste qui fit scandale devient le gardien d’un ordre menacé. Pour Ringo, qui a fait carrière en rassemblant, l’idée qu’un géant de la musique ait pu militer — même implicitement — pour exclure des pairs heurte une éthique.

1964–1970 : deux carrières, deux tectoniques

Il faut replacer l’épisode dans la géographie des années 1960. Entre 1964 et 1966, les Beatles écrasent tout : Ed Sullivan, tournées US, triomphe mondial. Elvis, lui, s’enlise dans une série de films à la chaîne, rentables mais artistiquement décevants. L’équilibre change en 1968 avec le Comeback Special : noir de scène, guitare contre le torse, Elvis renaît. Mais l’Amérique a basculé : guerre du Vietnam, droits civiques, contre-culture. Elvis, patriote instinctif, envisage la subversion avec prudence. Les Beatles, eux, au moins Lennon, s’expriment frontalement, mêlent esthétique et politique. Deux visions de la musique populaire se toisent : l’une foncièrement américaine, soucieuse de rester au-dessus de la mêlée ; l’autre britannique, qui joue avec le commentaire social.

Dans ce cadre, la désapprobation d’Elvis n’est pas un caprice ; c’est une position. Elle n’en blesse pas moins Ringo. Lui, qui a toujours cultivé un goût pour la coalitionAll-Starr Band, collaborations à foison —, supporte mal l’idée qu’un pair veuille fermer le cercle.

L’argument d’Elvis : morale, drogues, américanité

Que dit Elvis à Nixon ? Que les Beatles véhiculent un esprit anti-américain, que la drogue gangrène la jeunesse, que l’on doit reconstruire le respect du drapeau. Il ne réclame pas, noir sur blanc, une expulsion des Beatles ; il construit un récit où ils incarnent la déviance. Dans l’Amérique de 1970, cet habillage suffit : en collant Beatles, drogues, protestations et violence dans un même nuage, on prépare la mise à l’écart symbolique, on justifie les surveillances, on légitime les entraves administratives. Pour des artistes britanniques qui passent leur vie à entrer et sortir du territoire, l’image a des effets concrets.

Qu’Elvis se fasse lobbyiste d’un ordre qui l’a, en son temps, vilipendé — souvenons-nous de 1956, de la caméra qui cadre sa silhouette à la taille — n’est pas le moindre des paradoxes. C’est celui qui a connu la censure qui sollicite l’État contre la musique d’autrui. Ringo y voit une trahison de ce que le rock’n’roll a de plus précieux : l’hospitalité pour les formes nouvelles.

Ringo, l’américain de cœur : pourquoi la blessure fut si profonde

Ringo Starr n’est pas seulement un batteur liverpoolien ; c’est un anglophile des États-Unis. Enfant, il vibre pour Gene Autry, Carl Perkins, Buddy Holly. Adulte, il habite périodiquement Los Angeles, joue avec tout le monde, traverse les mêmes autoroutes que ses idoles, devient un maillon de cette industrie qu’il a fantasmée. Qu’Elvisfigure tutélaire de cet imaginaire — ait jugé les Beatles nuisibles à la jeunesse américaine, c’est pour Ringo l’inversion la plus cruelle : être traité de corps étranger dans la maison qui l’a élevé musicalement.

La douleur est d’autant plus vive que Ringo a toujours tenu un discours de cohabitation. Jamais il ne s’est posé en rival des autres Beatles ou des autres stars ; il s’est voulu lieu de rencontre. Apprendre que le Roi n’envisageait le monde que comme une hiérarchie où l’on défend son sommet plutôt que comme une carte où l’on circuler ensemble, c’est, pour lui, constater que l’adulte a oublié ce que l’enfant Elvis avait su : que le jeu est collectif.

La rumeur, le fait, l’histoire : démêler bannissement et blâme

Les mots ont leur poids. Dire qu’Elvis a voulu « banish » les Beatles — les bannir d’Amérique — simplifie un mécanisme complexe. Voilà les faits solides : en décembre 1970, Elvis déclare à Nixon que les Beatles sont une force anti-américaine ; c’est consigné dans les notes officielles de la rencontre. Voilà ce qui repose sur des témoignages ultérieurs : Ringo, plusieurs décennies après, parle de sa tristesse en apprenant qu’Elvis aurait tenté de les faire écarter du pays — phrase hyperbolique, miroir d’un ressenti. Entre les deux, une zone : l’interprétation — légitime — selon laquelle dénigrer auprès du pouvoir nourrit une dynamique de bannissement symbolique.

En clair : oui, Elvis a soufflé à Nixon que les Beatles menaçaient l’« américanité » ; non, on ne dispose pas d’un ordre écrit du Roi réclamant leur expulsion. Reste l’essentiel du point de vue de Ringo : la volonté d’un aîné de faire déclasser des cadets aux yeux de l’État.

Pourquoi Elvis l’a fait : peur de perdre le trône ou pays à protéger ?

On peut relire Elvis avec bienveillance : dans une Amérique inquiète, il a cru que sa mission consistait à restituer des repères, à combattre des abus, à défendre un certain ordre moral. On peut aussi y voir du calcul : l’ascension des Beatles — puis des Stones, de Dylan électrique — rogne la centralité du King ; il attaque ce qu’il ne maîtrise plus. La vérité tient sans doute des deux. Presley est un homme de son époque, pris entre une intuition (la jeunesse a besoin de liberté) et une peur (cette liberté déborde). Ses mots à Nixon confondent formes artistiques et danger politique. Ringo n’y voit ni idée, ni patriotisme : il entend l’exclusion.

Ringo, un batteur non remplaçable : petit rappel pour les étourdis

Il traîne, encore, des clichés qui veulent minimiser Ringo — « le moins doué des quatre », « remplaçable ». L’histoire réelle démonte ces paresses. Écoutez les bandes avec Pete Best et comparez-les au groove de Starr : la colonne vertébrale des Beatles, c’est lui. Son time quasi métronomique, son toucher sec et chantant, son art du break qui raconte, son humilité de serviteur de la chanson — voilà ce que même les démolisseurs de comptoir finissent par admettre lorsqu’on met les versions face à face. C’est aussi cette assise qui a permis aux trois autres de revenir vers lui en solo, encore et encore, parce que Ringo vient avec un son, une attitude, une amitié.

Raison de plus pour comprendre la déception de voir Elvis — l’un des pères fondateurs du langage que Ringo parle — fermer la porte symboliquement sur ceux qui ont réinventé ce langage pour une autre génération.

Après 1970 : trajectoires croisées, héritages imbriqués

La vie ne s’arrête pas à une phrase dans le Bureau ovale. Elvis signe quelques moments de grâce (les années 1969–1972 regorgent de prises live incandescentes et d’enregistrements stupéfiants), puis s’épuise. Les Beatles ont cessé d’exister comme groupe ; chacun trace sa route. Ringo devient le compagnon idéal en studio — George Harrison l’embarque sur All Things Must Pass, John sur Plastic Ono Band, Paul ne cesse de vanter ce batteur capable de tenir et de respirer. Les années All-Starr Band (à partir de 1989) valident l’intuition : Ringo est un centre de gravité bienveillant, un metteur en scène de rencontres qui honorent ses héros autant que ses amis.

Avec le recul, l’amertume se dissout un peu. Ringo continue d’adorer la musique d’Elvis ; Elvis, à travers ses disques, continue de nourrir la planète Beatles — jusque dans les sets de Paul et de Ringo eux-mêmes, qui n’ont jamais renié la source.

Ce que l’épisode nous apprend : gloire, pouvoir, fragilité

Le geste d’Elvis à Nixon raconte une vérité inconfortable : la gloire rend vulnérable au pouvoir. Elle tente certains artistes de demander à l’État ce que la scène ne peut plus leur garantir : un rang. Les Beatles, à l’inverse, eurent tendance à interroger le pouvoir — parfois naïvement, parfois noblement. Entre les deux postures, une ligne : l’idée que la musique populaire peut être un service rendu au public, plutôt qu’une position à défendre.

Ringo Starr incarne cette ligne. Il ne surplombe pas ; il relie. Il ne ferme pas ; il invite. C’est pour cela que sa peine face à Elvis touche : elle n’est pas celle d’un ego froissé, mais d’un artisan qui croit que la musique gagne quand elle additionne au lieu de soustraire.

L’éternel malentendu : américanité contre anti-américanisme

Ce que Presley reproche aux Beatles — « anti-American spirit » — mérite d’être décortiqué. Les Beatles ont parfois critiqué l’Amérique (ses guerres, ses armes, ses abus), mais ils ont aussi célébré ses formesrock’n’roll, soul, gospel, country — avec un amour vibrant. Leur « anti-américanisme » supposé n’est, le plus souvent, qu’une interrogation sur certaines politiques. Chez Elvis, l’américanité est un refuge ; chez les Beatles, c’est un dialogue. On peut aimer les deux ; on peut souhaiter qu’ils se parlent sans méfiance. Ce soir de 1970, hélas, c’est la méfiance qui l’emporte.

Réparer sans réécrire : comment on vit avec une blessure d’idole

On ne déboulonne pas une statue pour une phrase ; on ne blanchit pas une phrase parce qu’on adore la statue. Ringo l’a compris. Sa déception ne l’a pas transformé en procureur ; elle ne l’a pas davantage réduit au silence. Il tient ensemble les deux vérités : Elvis l’a formé, Elvis l’a peiné. C’est exactement ce que les adultes font quand ils grandissent avec leurs héros : ils conservent la musique, ils contextualisent les gestes.

Dans cet équilibre, Ringo continue de jouer Elvis, de citer Elvis, d’aimer Elvis — tout en rappelant que l’idole a eu un soir des mots qui, prononcés face au pouvoir, peuvent nuire à la liberté de la musique. Ce n’est ni un procès, ni une absolution ; c’est un constat.

Coda : la place de Ringo dans l’histoire qu’Elvis n’a pas vue

Le plus ironique dans cette affaire, c’est sans doute le malentendu sur Ringo lui-même. Ceux qui parlent des Beatles en termes de classement oublient que Ringo fut la clé qui fit passer le groupe d’une bonne formation de Merseybeat à un organisme rythmique irréprochable. Les prises avec Pete Best l’illustrent : il manquait ce rebond, cette assise qui permet aux autres de risquer des accents harmoniques audacieux sans tomber. Elvis, à l’époque, obsédé par la conservation de sa couronne, n’a pas vu — ou n’a pas voulu voir — que ce batteur qu’il aurait pu accueillir comme un fils musical s’était nourri de son propre langage pour mieux le propulser dans un autre âge.

Au final, la phrase de Ringo« C’est très triste pour moi » — reste la bonne boussole. Elle dit l’attachement et la blessure, sans haine. Elle rappelle que la musique n’est pas un territoire à garder, mais un paysage à parcourir — de Memphis à Liverpool, de Bel Air au Bureau ovale. Ringo continuera de battre la mesure ; la histoire, elle, continue de batifoler autour de ces images : un salon bleu et rouge en 1965, une poignée de main en 1970, et un batteur qui, à la fin, vous dit simplement que l’on peut être grand sans rétrécir les autres.