Le corps est-il une prison ?

Publié le 29 octobre 2025 par Anargala

Le puritanisme revient.

L'ascétisme est de retour.

Le moralisme (cette contrefaçon de la voix de la conscience) s'abat sur les âmes telle une nouvelle chappe de plomb.

Ca n'est pas l'Occident, ça n'est pas (seulement) aujourd'hui.

Mais partons de Platon, ce fondement de notre civilisation, et comparons-le au plus grand des maîtres du Tantra (traditionnel) : Abhinavagupta. 

Chez Platon, le corps est une prison.  

Il l’exprime dans le Phédon et dans le Cratyle par la formule célèbre sôma sēma : le corps est un tombeau pour l’âme. 

L’âme, selon lui, appartient au monde intelligible, pur et éternel. En s’incarnant, elle chute dans le domaine du devenir, de la matière, du sensible, et s’y trouve enchaînée. Le corps est alors vécu comme un obstacle à la connaissance véritable : il distrait, il trompe par les sens, il suscite les passions et les désirs. Le philosophe, dans cette perspective, cherche à se purifier de la présence du corps, à s’en détacher, afin de contempler la vérité, la beauté, le bien, dans leur forme intelligible. La délivrance s’obtient donc par une ascèse de séparation, par une remontée hors du corps et du monde matériel.

Abhinavagupta, au contraire, dans la tradition non-dualiste du tantra Śaiva, dit (improprement) "du Cachemire", renverse complètement cette vision. 

Le corps n’est pas une prison mais une manifestation directe de la Conscience suprême, caitanya ou saṃvit. Tout, pour lui, est Śiva, c’est-à-dire vibration de conscience, spanda. Le corps n’est pas une matière étrangère à l’esprit : il est la forme même que la conscience adopte pour se percevoir, pour se goûter elle-même dans la diversité. L’incarnation n’est pas chute, mais jeu, līlā, de la conscience qui se manifeste sous la forme du corps, du souffle, des sens et des émotions.

Dans cette perspective, le corps devient un moyen de libération, un upāya comme disent mes amis bouddhistes. C’est à travers le corps que l’on peut reconnaître sa véritable nature. Le souffle, la voix, la sexualité, la douleur, la jouissance, la perception sensorielle — tout cela n’est plus considéré comme des pièges, mais comme des portes de la reconnaissance (pratyabhijñā). Le corps est un microcosme, kula, où résident les énergies (śakti) du macrocosme. Il est temple vivant de Śiva-Śakti. L’ascèse n’est plus séparation, mais intégration, transmutation et expansion.

Ainsi, là où Platon voit une caverne à quitter, Abhinavagupta voit un sanctuaire à explorer. Le corps n’est pas le contraire de la conscience, mais sa densification, sa condensation. La libération ne consiste plus à s’en évader, mais à en révéler la nature divine. Le tantrika n’abandonne pas le corps : il l’habite comme Śiva jouissant de Śakti, dans la plénitude de la présence (pūrṇatā). Dans cette perspective, on pourrait dire : sarvaṃ śarīram eva śivatā — « tout corps est Dieu lui-même ». 

Ce qui rappelle, en Occident, les affirmations de certains adeptes du mouvement du Libre-Esprit.

Donc, prendre soin du corps, lieu sacré et non prison à fuir.