Lorsque John Lennon revisite une chanson, surtout une chanson aussi emblématique que My Baby Left Me d’Arthur Crudup, ce n’est pas simplement une reprise. C’est une interprétation personnelle, souvent intime, voire cathartique. Le 9 octobre 1971, lors d’une fête d’anniversaire organisée dans un hôtel de Syracuse, New York, Lennon, entouré de sa compagne Yoko Ono, du batteur Ringo Starr, de l’artiste Klaus Voormann, du poète Allen Ginsberg, et d’autres amis proches, se lance dans une performance impromptue de cette chanson blues enregistrée à l’origine par Arthur Crudup dans les années 1940. Un morceau, qui, des années plus tôt, avait été popularisé par Elvis Presley, devient le cadre d’une session où, derrière les sourires et l’alcool, Lennon semble déjà poser les premières pierres d’une quête musicale et émotionnelle qui marquera toute la fin de sa décennie.
Mais ce n’est que bien plus tard, en 1986, qu’une version studio de cette chanson vit le jour, sur l’album Menlove Ave – un disque posthume qui, à l’époque de sa sortie, cristallisait toute la complexité de l’époque personnelle et professionnelle de Lennon. Ce morceau, avec ses influences rock’n’roll mais aussi ses dimensions de désespoir et de rébellion, envoie l’auditeur dans un tourbillon de souvenirs, de remords et d’émotions brutes. C’est l’essence même du son de Lennon pendant cette période tumultueuse.
Sommaire
- De la fête improvisée aux sessions en studio : une chanson qui se métamorphose
- Une chanson d’Elvis Presley revisitée par John Lennon : une relation particulière
- Le Lost Weekend et les sessions tumultueuses
- Menlove Ave : un album testamentaire et une révélation tardive
- La question du crédit de composition et de l’anonymat
- Un morceau qui porte la voix d’un homme brisé mais toujours debout
De la fête improvisée aux sessions en studio : une chanson qui se métamorphose
L’histoire de Since My Baby Left Me (titre légèrement modifié par rapport à l’original My Baby Left Me) est intrinsèquement liée à l’album Rock ‘N’ Roll de Lennon, un projet que l’artiste entame en 1973 pour rendre hommage à ses influences musicales – le rock’n’roll originel qui avait nourri ses premières inspirations. En cette époque, Lennon se trouve à un carrefour de sa vie, tant sur le plan personnel que créatif. Yoko Ono, avec qui il vit une relation intense et complexe, l’a quitté, lançant ainsi le début du « Lost Weekend », une période de deux ans où Lennon se perdra dans un tourbillon de fêtes, d’alcool, et de confusion personnelle. Cette rupture, bien qu’éphémère, laisse des traces profondes dans son esprit, une mélancolie latente que l’on retrouve dans ses chansons.
La version de My Baby Left Me qu’il enregistre en 1973 sous la production de Phil Spector illustre ce bouleversement émotionnel. Cette session est loin d’être une simple reprise. En ralentissant le tempo et en optant pour une orchestration minimaliste mais puissante, Lennon et Spector créent un espace sonore dans lequel la douleur de la séparation de Lennon se mêle à une sorte de liberté débridée. La chanson devient ainsi un hymne à la perte, mais aussi à la survie – un appel et une réponse au chaos de sa vie personnelle.
L’orchestre qui accompagne Lennon sur cette piste est un ensemble de talents impressionnants : les guitaristes Jesse Ed Davis, Steve Cropper et Jose Feliciano, les claviers de Leon Russell, Mac Rebennack, et Michael Omartian, ainsi que les percussions de Jim Keltner et de Hal Blaine. Tous ces musiciens, bien qu’ils apportent chacun une touche unique à l’enregistrement, semblent, dans le cadre de cette chanson, fusionner leurs énergies pour servir une vision claire : celle d’un homme qui, dans sa douleur, cherche à se reconstruire à travers la musique.
Une chanson d’Elvis Presley revisitée par John Lennon : une relation particulière
L’original de My Baby Left Me fut écrit par Arthur Crudup dans les années 1940, mais c’est bien la version d’Elvis Presley, enregistrée en 1956, qui propulsa la chanson vers la célébrité. Elle devint un classique du rock’n’roll, un morceau que Presley interpréta à sa manière – avec sa voix rauque et sensuelle, l’insufflant d’une énergie brute. Lorsqu’on sait l’admiration profonde que Lennon portait à Presley, cette reprise prend un tout autre sens. Ce n’était pas seulement une chanson parmi d’autres pour Lennon, c’était un morceau qui résonnait avec lui à un niveau presque mystique.
Il est probable que c’est cette version de Presley que Lennon entendit pour la première fois et qui, par la suite, l’inspira. On peut imaginer Lennon dans son appartement de New York, des années après la sortie de la version d’Elvis, écoutant ce morceau en boucle, se souvenant de ses propres luttes et de ses propres pertes. Cette influence ne se limite pas simplement à l’écoute de la chanson, mais s’étend à l’atmosphère émotionnelle qui l’entoure.
La version de Lennon, donc, va au-delà de la simple reprise d’une chanson rock’n’roll. Elle devient un moyen d’exprimer ses propres tourments. Bien qu’enregistrée plus de 20 ans après la version de Presley, celle de Lennon apparaît comme une continuation de ce que Presley avait commencé : un cri de douleur et d’affirmation dans le même souffle.
Le Lost Weekend et les sessions tumultueuses
Lorsque Lennon enregistre My Baby Left Me en 1973, il traverse l’une des périodes les plus chaotiques de sa vie. La séparation avec Yoko Ono, bien que temporaire, le pousse dans un tourbillon de comportements autodestructeurs. C’est l’époque du « Lost Weekend », où Lennon se laisse aller à des excès de tous types, un temps de rébellion totale contre l’image qu’il avait construit en tant que membre des Beatles. Il se livre à une vie de fêtes interminables à Los Angeles, où il multiplie les rencontres avec des personnages hauts en couleur, et notamment avec l’excentrique producteur Phil Spector.
Pendant cette période, Lennon se plonge dans la musique, souvent dans un état de confusion mentale et émotionnelle. Rock ‘N’ Roll devient l’album d’un homme qui cherche à retrouver son âme dans le genre musical qu’il a toujours adoré, mais dont il s’est éloigné depuis les premiers jours des Beatles. La chanson My Baby Left Me fait partie de cette quête, un voyage musical à travers les décombres de son propre cœur brisé. Mais derrière la lenteur du tempo et les accents bluesy, il y a une lumière – un espoir non avoué de retrouver une forme de rédemption.
Il est donc évident que la version de My Baby Left Me qui figure sur Menlove Ave, bien qu’enregistrée lors des sessions pour Rock ‘N’ Roll, porte en elle toute la douleur, l’ironie et la résilience d’un Lennon qui, malgré tout, refuse de sombrer complètement dans les ténèbres. Cette chanson, bien que mélancolique, est également une fête – un acte de libération face à l’abandon, un cri de résistance contre les forces destructrices.
Menlove Ave : un album testamentaire et une révélation tardive
Le 3 novembre 1986, Menlove Ave voit le jour, une sortie qui, bien que posthume pour Lennon, représente une fenêtre sur une époque de sa vie souvent négligée. Si Rock ‘N’ Roll était l’album de la révolte, Menlove Ave est celui de la réflexion. On y retrouve des morceaux issus des sessions de 1973, dont la fameuse My Baby Left Me, mais aussi des enregistrements qui font le lien entre les différentes étapes de la carrière de Lennon.
L’album est également une rétrospective sur les démons qui hantaient Lennon à cette époque. C’est un disque où les souvenirs, l’alcool, et la solitude se croisent pour créer un son unique, entre rock’n’roll brut et introspection profonde. Si la version de My Baby Left Me est poignante, elle n’en est pas moins pleine de vitalité, d’énergie brute et d’une touche d’humour noir.
La question du crédit de composition et de l’anonymat
Lors de la sortie de Menlove Ave, la chanson Since My Baby Left Me est créditée comme ayant un auteur « en attente » – une anomalie qui ne passe pas inaperçue, mais qui révèle probablement l’incertitude quant à la propriété de la chanson. Si l’auteur original, Arthur Crudup, n’est pas mentionné directement, cela peut s’expliquer par des raisons contractuelles ou légales. Toutefois, cela soulève la question de l’importance de l’héritage des chansons dans l’œuvre de Lennon. Car même lorsqu’il s’approprie un morceau, il y met sa propre marque, souvent au point de l’effacer des origines pour mieux la reconstruire selon sa propre vision.
Un morceau qui porte la voix d’un homme brisé mais toujours debout
Since My Baby Left Me est plus qu’une simple reprise de blues. C’est un cri primal, une confession nue et une déclaration de survie. John Lennon, à travers ce morceau, livre une facette de sa personnalité souvent éclipsée par l’iconographie de « l’ex-Beatle ». C’est un Lennon en proie aux démons personnels, mais qui, dans sa musique, trouve un espace pour se reconstruire. Un espace qui ne peut être défini que par le son de sa voix rauque, et par le soutien de musiciens talentueux qui, eux aussi, semblent comprendre la profondeur de son désarroi. Ce morceau n’est pas seulement une chanson, c’est un témoignage, une réalité sonore qui parle à quiconque a ressenti la perte, l’isolement, mais aussi le désir de se relever.
Depuis que mon bébé m’a quitté, Lennon ne cesse de le rappeler – à travers chaque note, chaque soupir, chaque battement de cœur. Et ce morceau, enregistré à l’aube des années 70, continue d’évoquer la douleur et la lumière d’un homme qui n’a jamais cessé de chercher la rédemption à travers son art.