« Hypérion » est un roman épistolaire poétique d’Hölderlin (1770-1843), une œuvre de jeunesse, écrite vers l’âge de vingt-cinq ou vingt-six ans, et le seul de ses livres à être publié avant qu’il ne devienne fou, en 1806.
J’avais ce livre dans ma bibliothèque depuis le début des années 90 et j’avais tenté de le lire vers 20 ans mais sans réussir à dépasser la moitié, il me semble. Dans le cadre des Feuilles Allemandes, organisées par Patrice et Éva du blog Et si on bouquinait un peu, j’ai eu envie de le reprendre et, cette fois, de le terminer.
Note pratique sur le livre
Éditeur : Poésie/Gallimard
Date de première publication : 1797 ; de cette traduction : 1965
Traduction de l’allemand et préface par Philippe Jaccottet
Nombre de pages : 240
Note biographique sur le poète
Il naît en 1770 en Souabe, à Lauffen am Neckar. Son père meurt quand il a deux ans puis le second mari de sa mère meurt aussi, en 1779. Dès l’âge de 14 ans, il écrit ses premiers poèmes. Malgré le désir de sa mère de le voir devenir pasteur, après ses études au séminaire, il occupe des emplois de précepteurs. Etudiant en théologie, il fréquente Hegel et Schelling. Il entretient une correspondance avec Schiller, qu’il admire. Un grand amour le lie à Susette Gontard, qui lui inspire Diotima dans « Hypérion« . Mais Susette Gontard est mariée, ils doivent rompre. Hölderlin apprend la mort de la jeune femme en 1802, il connait des périodes d’agitation. Malgré ces troubles, les années 1800-1806 le voient créer ses plus grands poèmes, cette période est très inspirée. En 1806, il sombre définitivement dans la folie et subit un internement d’où il ressort brisé. De 1807 à sa mort, en 1843, il est hébergé chez le menuisier Zimmer et sa famille, dans la célèbre tour de Tübingen sur le Neckar. Il continue à écrire des poèmes pendant cette deuxième moitié de sa vie.
Brève présentation du début
Ce livre est un court roman d’apprentissage. C’est aussi un roman épistolaire : le héros, Hypérion, fait le récit de sa vie à son ami Bellarmin, dont nous ne verrons jamais les réponses et dont nous ne saurons finalement pas grand-chose. Hypérion est un jeune grec de la fin du 18e siècle, des années 1770 – un quasi contemporain d’Hölderlin. Nous le suivons dans ses rencontres avec plusieurs personnes déterminantes dans sa vie, en particulier son ami Alabanda, mais aussi Diotima, la jeune femme bien aimée. Mais bientôt, une guerre se déclenche entre Grèce et Turquie et la fibre patriotique d’Hypérion se réveille : il veut partir combattre, délivrer son pays des ottomans. (…)
Mon avis
Comme on s’en doute de la part d’un jeune romantique allemand, le style de ce livre est très lyrique, enthousiaste, fougueux. Il comporte de nombreuses pages enflammées à propos des beautés de la Nature (avec une majuscule à chaque fois) et de l’unité de l’homme avec cette Nature. Les mots « divin », « immortel », « éternel », « Éther » reviennent souvent dans ces passages. Tout cela est très éloigné de nos goûts et de nos mentalités contemporaines. J’avoue qu’il m’est arrivé de sauter un paragraphe de-ci de-là, quand les élans lyriques devenaient vraiment trop culminants et même au-delà du raisonnable. D’ailleurs, cet emportement est revendiqué par l’auteur : dans une des dernières pages il reproche aux Allemands, entre autres graves défauts, d’être pondérés. Dans la première partie du livre, son ami Alabanda fait remarquer à Hypérion qu’il est exalté – ce qui est assez évident pour le lecteur ! – mais notre jeune héros le prend très mal, il se vexe, de façon surprenante.
Malgré ces aspects d’un romantisme effréné et flamboyant, quand l’auteur retombe un peu sur terre, il y a des pages magnifiques, d’une profondeur bouleversante. Par exemple, les passages sur la liberté, celui sur les liens entre poésie et philosophie, celui sur la souffrance du deuil, sa critique de l’Allemagne et des allemands, et encore bien d’autres…
Il m’a semblé que le héros, Hypérion, est essentiellement un idéaliste : de toute chose, a priori, il attend toujours monts et merveilles mais, évidemment, il est à chaque fois déçu. Il se lance avec ferveur, successivement, dans les amitiés, dans l’amour puis dans la guerre et, toujours, ça se termine par le désespoir, l’abandon de cette entreprise, l’exil solitaire. Sans doute, le monde réel n’est pas satisfaisant, au regard de ses très hautes aspirations. Son goût de l’absolu ne saurait se contenter de notre ici-bas imparfait, cruel ou morose, peut-on supposer.
Que l’on voit dans ces envolées d’enthousiasme exalté un effet de la grande jeunesse de l’auteur, ou celui de l’esprit romantique de cette fin du 18e siècle, ou les prémisses de la folie qui agitera Hölderlin une dizaine d’années plus tard, en tout cas, on ne peut nier leur beauté poétique et l’éclat de leur inspiration.
Un très beau livre, à condition de ne pas être allergique au romantisme et d’accepter de s’éloigner de nos critères du 21e siècle !
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Un extrait page 94
Si je te parle de ma longue épreuve, m’entendras-tu, me comprendras-tu ?
Prends-moi tel que je me donne, et songe qu’il vaut mieux mourir d’avoir vécu que vivre de ne vivre pas ! N’envie pas les hommes exempts de souffrances, ces idoles de bois à qui rien ne manque parce que leur âme est misérable, qui ne se préoccupent ni de la pluie ni du soleil parce qu’ils ne possèdent rien qui puisse requérir leurs soins.
Il est facile d’être heureux, d’être calme, avec un cœur sec, un esprit borné. On vous l’accorde : qui donc s’indignerait que la cible de planches, touchée par la flèche, ne gémisse pas, que la cruche vide rende un son si creux quand on la jette contre le mur ?
Vous devriez donc au moins vous résigner, braves gens, et vous étonner sans mot dire, si vous ne pouvez comprendre que d’autres ne soient pas aussi contents que vous ; vous devriez vous abstenir d’ériger votre sagesse en loi : si l’on vous écoutait, le monde finirait.
Je vivais maintenant très paisiblement, très modestement, à Tina. Je laissais vraiment passer devant moi les apparences du monde comme brume en automne ; parfois même, je riais, les yeux humides, de ce cœur qui prenait son vol pour les attraper, comme l’oiseau la grappe feinte ; et je restais doux et tranquille.
Je laissais volontiers à chacun ses opinions et ses défauts. J’étais converti, je ne voulais plus convertir personne ; j’éprouvais seulement quelque tristesse à voir des hommes s’imaginer que, si j’admettais leurs bouffonneries, c’était pour les avoir appréciées autant qu’eux.
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Un extrait page 217
« Sais-tu, dit-il entre autres choses, pourquoi je ne me suis jamais soucié de la mort ? Je sens en moi une vie que nul dieu n’a créée, nul mortel engendrée. Je crois que nous existons par nous-mêmes, et que seul notre libre désir peut nous assurer des liens aussi étroits avec le Tout.
— Je ne t’avais jamais entendu parler ainsi, remarquai-je.
— Que serait ce monde, poursuivit-il, s’il n’était un concert d’êtres libres ? Si les vivants, d’emblée, n’agissaient ensemble en lui, poussés par un élan joyeux, dans le sens d’une seule vie à plusieurs voix ? Ce serait un morceau de bois, une chose froide, une vague machine sans cœur.
— Ainsi, répondis-je, serait vraie au sens le plus haut la parole selon laquelle sans la liberté, tout est mort…
— Sans doute ! s’exclama-t-il. Si nul brin d’herbe ne croît qu’il n’ait en lui son germe de vie, combien est-ce plus vrai de moi ! Ainsi, ami, c’est parce que je me sens libre au plus haut sens du mot, et sans commencement, que je suis sans fin, que je suis indestructible. Si c’est la main d’un potier qui m’a fait, il peut briser le vase à sa guise. Mais ce qui vit à l’intérieur du vase est nécessairement inengendré, de nature divine en son germe, élevé au-dessus de toute puissance et de tout art, donc invulnérable, éternel.
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