Beef Jerky : l’instrumental funky de John Lennon sur Walls And Bridges

Publié le 25 novembre 2025 par John Lenmac @yellowsubnet

Lorsque John Lennon sort son cinquième album solo, Walls And Bridges, en septembre 1974 aux États-Unis et en octobre au Royaume-Uni, il traverse une période aussi trouble que prolifique. En pleine phase de séparation temporaire avec Yoko Ono, une période qu’il surnomme son « Lost Weekend », il s’entoure de musiciens chevronnés et s’adonne à des expérimentations musicales allant du rock le plus brut aux arrangements les plus sophistiqués. Parmi les titres qui composent cet album, Beef Jerky occupe une place à part. Cet instrumental, teinté de funk et de blues, est une rare incursion de Lennon dans un univers musical dominé par le groove et la puissance des cuivres.

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Un instrumental percutant au cœur d’un album introspectif

Dans la discographie de John Lennon, les morceaux instrumentaux sont plutôt rares. Avec Beef Jerky, il livre un titre où les guitares acérées et une section de cuivres enflammée créent une ambiance explosive. Le titre contraste fortement avec le ton plus réflexif de Walls And Bridges, qui, dans son ensemble, est marqué par des chansons introspectives comme Nobody Loves You (When You’re Down and Out) et Bless You, reflet des tourments personnels de Lennon à cette époque.

Pourtant, à travers Beef Jerky, John Lennon ne se contente pas d’offrir une pause instrumentale ; il prouve qu’il maîtrise aussi bien les subtilités du funk et du rhythm and blues que la ballade mélancolique ou le rock incisif. Le morceau, bien que dépourvu de paroles, dégage une énergie pure et une dynamique irrésistible.

Une genèse marquée par les sessions new-yorkaises et des influences inattendues

L’enregistrement de Beef Jerky s’est déroulé entre juillet et août 1974, principalement à New York, où Lennon s’est installé après son séjour tumultueux à Los Angeles. Les sessions, organisées au Record Plant East, réunissent un ensemble de musiciens exceptionnels : Jesse Ed Davis à la guitare électrique, Klaus Voormann à la basse, Jim Keltner à la batterie et une section de cuivres composée de Bobby Keys, Steve Madaio, Howard Johnson, Ron Aprea et Frank Vicari.

Le riff central du morceau a une histoire particulière. Lennon l’avait déjà esquissé dans une démo enregistrée en 1973 pour la chanson Tight A$, extraite de l’album Mind Games. Ce riff, à la fois saccadé et obsédant, est ici magnifié par la guitare de Jesse Ed Davis, qui apporte une touche bluesy caractéristique. Les notes de pochette de l’album mentionnent d’ailleurs ce dernier aux côtés d’un certain « Dr Winston and Booker Table and the Maître d’s », pseudonyme humoristique derrière lequel se cache bien sûr John Lennon lui-même.

Une référence implicite à Paul McCartney ?

Un détail intriguant entoure Beef Jerky : le riff principal présente une ressemblance frappante avec celui de Let Me Roll It, un titre de Band On The Run, l’album de Paul McCartney sorti en 1973. Or, Let Me Roll It était déjà considéré comme une réponse implicite de McCartney au style minimaliste et abrasif du John Lennon/Plastic Ono Band de 1970.

Simple coincidence ou clin d’œil délibéré ? Il est difficile de le savoir avec certitude, mais le fait que Lennon incorpore ce genre de riff dans un morceau instrumental laisse entrevoir un échange musical sous-jacent entre les deux ex-Beatles, même à une époque où leur relation était encore tendue.

Une face B rythmée pour un tube incontournable

Si Beef Jerky demeure un morceau relativement discret dans l’ensemble de la discographie de Lennon, il a pourtant joué un rôle important en tant que face B du single Whatever Gets You Thru The Night. Ce dernier, porté par la participation énergique d’Elton John, allait devenir le premier (et unique) single de Lennon à atteindre la première place des charts américains de son vivant. Le choix de Beef Jerky en face B montre une volonté de présenter un contraste : alors que Whatever Gets You Thru The Night repose sur une dynamique pop aux accents gospel, Beef Jerky est une démonstration brute de groove et de virtuosité instrumentale.

Une inspiration tirée des Beatles et du rock des années 1970

Si l’on cherche une filiation musicale à Beef Jerky, il faut peut-être regarder du côté des Beatles. Le morceau partage certaines similarités avec Savoy Truffle, un titre écrit par George Harrison pour The White Album en 1968, notamment dans l’utilisation appuyée des cuivres. Lennon, bien que moins porté sur les arrangements cuivrés que McCartney ou Harrison, semble ici rendre hommage à cette tradition.

L’influence du rock des années 1970 est aussi palpable. En pleine ascension du funk et du rhythm and blues, des artistes comme Stevie Wonder ou les Rolling Stones incorporent de plus en plus ces éléments à leur musique. Lennon, bien que principalement attaché à ses racines rock’n’roll, ne fait pas exception et laisse transparaître une ouverture musicale qui tranche avec les sonorités plus brutes de ses débuts en solo.

Beef Jerky, un ovni dans l’œuvre de Lennon

En définitive, Beef Jerky reste un titre singulier dans le répertoire de John Lennon. Rare incursion dans un univers purement instrumental et rythmique, il met en avant une facette souvent sous-estimée de son talent : sa capacité à insuffler à une composition purement musicale une énergie communicative. Plus qu’une simple digression funky, il s’impose comme un témoignage de la richesse musicale d’un artiste en constante évolution, même en pleine période de crise personnelle.