George Harrison et Wonderwall Music : voyage initiatique entre Londres et Bombay

Publié le 30 novembre 2025 par John Lenmac @yellowsubnet

En 1968, George Harrison signe Wonderwall Music, premier album solo d’un Beatle et manifeste d’une musique hybride entre pop psychédélique et influences indiennes. Conçu pour un film mais pensé comme une œuvre autonome, cet album instrumental révèle un artisanat minutieux, une écoute sincère de l’autre et un goût de l’expérimentation sonore, loin du simple exotisme.


Lorsqu’il paraît le 1er novembre 1968, Wonderwall Music de George Harrison fait figure d’ovni et de jalon. C’est le premier album solo publié par un membre des Beatles et le premier album paru sur le label Apple. Objet singulier, disque de cinéma et manifeste esthétique, il capture un moment où Harrison cherche déjà, au cœur de la Beatlemania, à affirmer une identité musicale plus spirituelle, plus exploratoire, plus ouverte aux musiques du monde, et en particulier à la musique indienne. Bien que conçu comme une bande originale pour le film Wonderwall de Joe Massot, l’album va bien au-delà de la simple illustration sonore : c’est un territoire d’essai, un pont lancé entre Londres et Bombay, entre Abbey Road et HMV Studios, entre instruments occidentaux et instrumentarium traditionnel du sous-continent.

À la différence des travaux ultérieurs de Harrison, Wonderwall Music est largement instrumental, ce qui lui confère une place à part dans son œuvre. Si l’on ne retrouve pas ici les chansons au sens classique que signera plus tard l’auteur de All Things Must Pass, l’album offre autre chose : une succession de tableaux musicaux courts, précis, atmosphériques, qui mettent en évidence la curiosité de George, son oreille d’arrangeur, sa patience de coloriste. À l’époque, c’est une démarche audacieuse. Elle s’inscrit dans un contexte 1967-1968 où la pop psychédélique flirte avec l’expérimentation, où les bandes originales s’émancipent des codes hollywoodiens, et où la recherche d’un langage syncrétique anime des musiciens désireux de dépasser le strict cadre du rock.

Sommaire

  • La révélation indienne : du Help! plate au sitar de « Norwegian Wood »
  • De « Within You Without You » à l’ambition d’un album-passerelle
  • Un chantier de musique à l’image : la méthode Harrison
  • Londres–Bombay aller-retour : un personnel mixte et une palette élargie
  • Bombay, HMV Studios : là où souffle la rue
  • À Abbey Road, une fabrique d’instantanés psychédéliques
  • Une esthétique sans paroles : le récit par les timbres
  • Un film, une fable : le miroir musical de Wonderwall
  • À Cannes, puis chez Apple : de la salle au sillon
  • La patte John Barham : écrire pour que tout le monde s’entende
  • Le rôle des invités : quand la fraternité devient couleur
  • L’écoute comme ligne de force : ce que l’Inde change chez Harrison
  • Apple, laboratoire et manifeste : un label né pour oser
  • Réception et héritage : un disque discret devenu indispensable
  • L’ombre lumineuse des Byrds et l’enseignement de Ravi Shankar
  • Le langage des morceaux : micro-dramaturgies et motifs récurrents
  • Une technique au service de la sensation : le « montage » musical
  • Le contrechamp des Beatles : une émancipation à vue
  • « The Inner Light » : la face B qui dit tout
  • Une écoute d’aujourd’hui : ce qui reste quand l’image s’efface
  • Une leçon pour les fans des Beatles : relier sans réduire
  • Conclusion : Wonderwall Music, l’empreinte d’un artisan de la rencontre

La révélation indienne : du Help! plate au sitar de « Norwegian Wood »

L’amitié musicale entre George Harrison et le monde indien démarre en 1965. Le déclic ne vient pas d’un cours savant, mais d’un tournage. Sur le plateau de Help!, comédie pop de Richard Lester, les Beatles tournent une scène dans un restaurant « indien ». Harrison voit, entend, manipule des instruments venus d’ailleurs. La curiosité s’allume. Peu après, il découvre le sitar et sonne la charge la plus célèbre de l’Occident pop vers l’Orient classique : l’instrument apparaît, en décembre de la même année, sur « Norwegian Wood (This Bird Has Flown) ». Cette touche est plus qu’un effet de mode. Elle traduit le sentiment d’une affinité intime. George l’exprimera à propos d’un disque de Ravi Shankar, Portrait of a Genius, que des membres des Byrds lui avaient recommandé pendant la tournée américaine des Beatles : à l’écoute, dit-il, quelque chose « touche un endroit en moi », une reconnaissance immédiate, comme si cette musique lui était familière depuis toujours.

L’année suivante, 1966, met en place les bases de cette relation. George rencontre Ravi Shankar à Londres, puis, à la mi-septembre, s’envole pour Bombay. Il s’installe au Taj Mahal Hotel, suit des leçons de sitar intensives, s’initie à l’art des ragas, à la structure cyclique des talas, à la discipline qu’exige la musique classique indienne. Cette formation accélérée ne fera pas de lui un sitariste professionnel, mais elle transformera durablement sa manière d’écouter, de composer, d’arranger, et, plus largement, sa vision de ce que la musique peut signifier.

De « Within You Without You » à l’ambition d’un album-passerelle

Au printemps 1967, l’Inde n’est plus un vernis exotique. Avec quatre instrumentistes de l’Asian Music Circle de Londres, George enregistre « Within You Without You », qui devient l’un des sommets contemplatifs de Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band. La chanson introduit dans l’univers Beatles un discours musical où la mélodie se déploie en arabesques, où la temporalité n’est plus celle d’un couplet-refrain, mais celle d’une progression modale. L’accueil, bien que parfois dérouté, est majeur : pour beaucoup d’auditeurs occidentaux, c’est la première rencontre assumée avec l’esthétique indienne conçue autrement que comme effet de couleur.

Dans la foulée, l’occasion de pousser plus loin encore cette conversation se présente grâce au cinéaste Joe Massot. À la fin 1967, ce dernier, qui a côtoyé les Beatles depuis Help!, cherche une musique pour Wonderwall, fable psychédélique centrée sur un professeur solitaire (incarné par Jack MacGowran) fasciné par sa voisine, mannequin Penny Lane (jouée par Jane Birkin). Massot a d’abord pensé aux Bee Gees, mais c’est Harrison qu’il sollicite finalement. George, libre d’écrire ce qu’il veut, y voit un champ d’expérimentation idéal : mêler instruments indiens (dont le shehnai au timbre perçant, le sarod à la sonorité âpre et chantante, le santoor cristallin frappé de petits maillets, et bien sûr le sitar) et textures rock/pop plus familières du public occidental.

Un chantier de musique à l’image : la méthode Harrison

Contrairement à l’idée romantique d’une inspiration qui jaillit, George Harrison aborde Wonderwall Music avec une méthode. Aux côtés de John Barham, pianiste classique et arrangeur fin connaisseur des répertoires indiens, il chronomètre le film à l’aide d’un chronomètre mécanique, repère les entrées et sorties musicales, prend des notes, puis se rend en studio pour fabriquer les pièces nécessaires. Barham joue un rôle clef : il transcrit ce que George lui chante ou lui indique au piano, clarifie l’écriture, ajuste le contrepoint, facilite le dialogue entre musiciens de traditions différentes. Cette artisanat précis est la condition d’une musique qui colle à l’image sans perdre sa cohérence en album.

Le calendrier est dense. Les sessions londoniennes commencent à Abbey Road le 22 novembre 1967, avec des prolongements à De Lane Lea Studios. Après ce premier bloc, George part pour Bombay en janvier 1968 et investit HMV Studios pour enregistrer la partie indienne de la bande originale. Les moyens techniques n’y sont pas ceux d’Abbey Road. La légende veut que sur certains titres, dont « In the Park », on perçoive faiblement le bruit de la circulation depuis la rue. Loin d’être un défaut, ce grain documentaire ajoute au disque une présence concrète, comme si l’air de la ville s’invitait dans la musique.

Londres–Bombay aller-retour : un personnel mixte et une palette élargie

Le casting de Wonderwall Music reflète la volonté d’entremêler des savoirs. Côté Inde, Harrison convie des instrumentistes aguerris, rompus à la grammaire des ragas, familiers d’un écoute fine et d’une dynamique qui n’a rien à voir avec les attaques carrées du rock. Côté Occident, il s’appuie sur le Remo Four, groupe de Liverpool géré par Brian Epstein, avec Colin Manley à la guitare, Tony Ashton aux claviers, Phillip Rogers à la basse et Roy Dyke à la batterie. Le timbre du Remo Four apporte une matière pop et R&B qui permet à George d’alterner vignettes indiennes et miniatures électriques.

Le cercle des invités renforce cette palette. Ringo Starr passe en studio, tout comme Eric Clapton, dont la guitare fuzz donne sa morsure au titre « Ski-ing », pièce instrumentale nerveuse qui serpente au milieu d’ostinatos et de nappes. Peter Tork des Monkees vient au banjo sur une séquence plus rustique, tandis que l’harmoniciste Tommy Reilly, célèbre à la télévision britannique, colore l’un des tableaux d’une teinte nostalgique. On y entend la joie d’une fraternité de musiciens qui se croisent, s’écoutent, apportent un grain singulier sans chercher à dominer l’ensemble.

Bombay, HMV Studios : là où souffle la rue

En janvier 1968, la partie indienne du projet prend forme à HMV Studios. L’acoustique des lieux, la prise de son moins feutrée qu’à Londres, les instruments captés avec une proximité qui révèle le bois, le métal, la peau, donnent aux pièces une texture physique. La présence éventuelle de sons parasites – une voiture au loin, un coup de klaxon étouffé – fait de la bande originale un document autant qu’un album. La musique n’est pas hors-sol ; elle circule dans une ville. Et c’est précisément cette porosité à l’environnement qui ancre le disque dans une réalité et l’éloigne du simple décor exotique.

Pendant ce séjour, Harrison enregistre aussi la base instrumentale de « The Inner Light », qui deviendra la face B du single des Beatles « Lady Madonna ». Là encore, le pont est évident : ce que George explore pour Wonderwall nourrit directement le répertoire des Beatles, atteste que sa curiosité indienne n’est pas un annexe mais bien un cœur de son inspiration en 1967-1968.

À Abbey Road, une fabrique d’instantanés psychédéliques

De retour en Angleterre, les overdubs et la finalisation se déroulent dans le cocon des studios Abbey Road, jusqu’à la mi-février 1968. C’est un espace que George connaît par cœur, avec ses ingénieurs, ses micros, ses machines, sa discipline et ses zones de jeu. Le contraste avec Bombay est fécond : en reliant des prises de sons plus brutes et des couches nettes enregistrées à Londres, Harrison compose une carte sonore à deux pôles. Le résultat est un mosaïque de scènes courtes, où la diversité ne nuit jamais à la lisibilité.

La durée des morceaux – souvent brefs, parfois très brefs – impose à George d’écrire vite, juste, avec une économie de moyens. C’est l’un des charmes de Wonderwall Music : il ne s’agit pas d’improvisations longues et vaporeuses, mais de haïkus sonores, fragments précis qui visent une humeur et s’effacent. L’oreille circule de tableau en tableau, de ragas stylisés à des vignettes rock en passant par des exercices de style aux claviers. L’album, cousu pour un montage cinématographique, tient pourtant debout hors de l’image, ce qui est la marque des bonnes bandes originales.

Une esthétique sans paroles : le récit par les timbres

La quasi-absence de voix chantée place le timbre au premier plan. Les shehnais dessinent des arabes fines et parfois stridentes, capables d’imiter la déclamation humaine avec un vibrato expressif. Le sarod étire des lignes au grain légèrement rugueux, profond, qui mord la note autant qu’il la chante. Le santoor, frappé, produit des éclats de lumière, un miroitement qui s’accorde parfaitement avec l’imagerie psychédélique du film. Face à ces timbres, la guitare de George joue le rôle d’un traducteur. Parfois drone, parfois métronome discret, parfois ornement, elle ne surplombe jamais. Elle relie.

Dans les parties plus occidentales, la rythmique du Remo Four avance en groove compact, jamais pesant. Eric Clapton, sur « Ski-ing », apporte une impulsion bluesy, presque motorik, qui détonne et pourtant s’intègre, car le montage de l’album a l’art de proposer des contrastes au bon moment. On ne « quitte » pas l’Inde ; on passe dans une autre pièce, la porte reste ouverte.

Un film, une fable : le miroir musical de Wonderwall

L’intrigue du film Wonderwall offre à la musique un terrain de jeu où le voyeurisme candide du professeur se teinte de fantaisie et de mélancolie. La musique de George épouse ce regard. Elle tourne autour de motifs simples, observe, insiste parfois, repart. Certaines pièces ont la légèreté d’un murmure, d’autres la lenteur d’une contemplation. Il y a des éclats jubilatoires, des scènes d’intérieur, des fenêtres ouvertes sur le tumulte de la rue. Dans ce va-et-vient, le talent d’orchestrateur d’atmosphères de Harrison s’affirme. L’album n’est pas seulement une collection ; c’est un parcours.

Ce parcours est aussi un apprentissage. Les repères rythmiques, harmoniques, formels de la musique indienne ne se superposent pas mécaniquement à ceux de la pop. Il faut négocier, écouter, laisser l’autre logique s’exprimer. L’une des grandes réussites de Wonderwall Music est précisément cette écoute. Rien n’y sonne comme une caricature. Le raga n’est pas déguisé en riff, la tintinnabulation du santoor n’est pas un gadget. Harrison a compris qu’il ne s’agissait pas de mélanger pour mélanger, mais d’accueillir et de placer.

À Cannes, puis chez Apple : de la salle au sillon

La première du film a lieu au Festival de Cannes le 17 mai 1968. L’été passe, le monde bouge, et lorsqu’il s’agit d’éditer la musique, un contretemps survient : les producteurs du film n’ayant pas acquis les droits de la bande originale, George décide de sortir l’album via Apple. Ainsi Wonderwall Music devient, le 1er novembre 1968, le premier album du label naissant et, fait symbolique, le premier album solo d’un Beatle. Ce double statut éclaire la manière dont Apple entend se présenter : comme un atelier ouvert, capable de publier des formes moins conventionnelles, de prendre le risque de l’éclectisme.

Dans la chronologie Beatles, cet événement arrive au cœur d’une période fiévreuse. Le « White Album » s’apprête à paraître, les sessions ont été longues, parfois tendues, et George, avec Wonderwall Music, montre qu’il peut porter un projet jusqu’au bout de la chaîne, de la composition au pressage. On mesure à quel point cela compte pour lui : l’album n’est pas un caprice, c’est une déclaration d’autonomie.

La patte John Barham : écrire pour que tout le monde s’entende

Impossible d’insister assez sur le rôle de John Barham. Sa présence garantit l’intelligibilité réciproque. Il note ce que George imagine, articule des parties pour shehnai, sarod, sitar, santoor, tabla, tout en pensant la manière dont ces lignes cohabiteront avec des guitares, des claviers, une basse et une batterie. La traduction est double : linguistique (des idées chantées aux partitions) et culturelle (d’un idiome musical à un autre). Grâce à ce travail, Wonderwall Music évite le malentendu fréquent des fusions hâtives. Il respire la confiance et la précision.

Barham, comme Harrison, aime la musique indienne pour ce qu’elle est, pas parce qu’elle ferait tendance. Cela se sent dans la façon dont les pièces sont tenues. Rien n’est étalé ; tout est posé, mesuré. C’est cette tenue qui permet au disque d’être écouté aujourd’hui sans condescendance : il n’a pas vieilli comme un curio sixties, il a gardé sa dignité.

Le rôle des invités : quand la fraternité devient couleur

La présence de Ringo Starr rappelle qu’au-delà des tensions, la famille Beatles sait se retrouver autour d’une idée. Celle d’Eric Clapton signale l’amitié qui s’épanouira encore, notamment sur All Things Must Pass. Son jeu sur « Ski-ing » est électrique, mais pas envahissant ; il pousse la pièce, lui donne un nerf. Peter Tork, au banjo, apporte une teinte presque pastorale à une séquence plus décalée, quand Tommy Reilly glisse sa harmonica avec la retenue d’un coloriste. Ces apparitions dessinent un portrait de George en pôle de sociabilité musicale, capable de faire venir les amis pour servir un propos, non pour l’afficher.

Dans ce maillage, on ne cherche pas la performance. On compose un nuancier. On ajuste l’attaque, on pèse une note tenue, on écoute l’espace laissé par le santoor pour y déposer une réponse de guitare. L’album multiplie ces gestes subtils qui font la différence entre une collection de jams et une bande originale pensée.

L’écoute comme ligne de force : ce que l’Inde change chez Harrison

Plus que l’instrumentation, c’est la posture qu’Wonderwall Music révèle : l’écoute. L’apprentissage auprès de Ravi Shankar n’a pas fait de Harrison un virtuose de gayaki ang ou un maître de meend. En revanche, il lui a appris la patience, l’attention aux micro-variations, le respect des silences et des durées. Cela change tout dans sa manière de tenir une guitare, de laisser résonner un accord, de placer une drone. Quand on reviendra à ses grandes chansons ultérieures, on entendra cette patience. L’Inde a élargi sa temporalité intérieure.

Dans Wonderwall Music, ce temps est celui de vignettes brèves, mais même à petite échelle, on devine la discipline. Ce qui pourrait être folklorique devient une écriture. Ce qui pourrait être fragmenté devient un flux.

Apple, laboratoire et manifeste : un label né pour oser

Qu’un album comme Wonderwall Music ouvre le catalogue Apple n’est pas anodin. Apple se veut un atelier d’artistes, un champ de possibles. En publiant d’emblée un disque instrumental, hybride, cinématographique, le label affirme une ligne : la création d’abord. Pour George Harrison, c’est la preuve qu’il peut porter un projet non aligné sur la forme chanson sans que cela soit cantonné au rang d’expérimentation privée. L’album existe pleinement dans les bacs, avec sa pochette, son crédit, sa date.

L’esthétique Apple – l’élégance simple, le goût du bel objet – sied à Wonderwall Music. La musique, au-delà du film, a sa vie. Elle s’offre à des écoutes répétées, se déplie, révèle ses coutures et ses secrets. On entend un souffle, un pas, une inspiration. Les studios deviennent personnages.

Réception et héritage : un disque discret devenu indispensable

À sa sortie, Wonderwall Music n’a pas le retentissement des grands albums-événements. Il est remarqué, respecté, parfois perçu comme un appendice. Mais le temps lui est favorable. Au fil des décennies, il s’impose comme une clé pour comprendre George : son appétit musical, son goût pour les formes courtes, son désir d’arrimer la pop au monde. On redécouvre sa force lorsque l’on réécoute la période 1967-1970 : entre « Within You Without You », Wonderwall Music, « The Inner Light » et l’immense All Things Must Pass, une ligne se dessine, où la spiritualité ne s’oppose pas à l’artisanat, où l’expérimentation reste lisible.

Le disque influence, à bas bruit, nombre de musiciens fascinés par les ponts entre traditions. Il rappelle que la rencontre n’est féconde que si elle est préparée, respectueuse, curieuse. Et il donne, surtout, un exemple de bande originale qui tient toute seule, sans l’image.

L’ombre lumineuse des Byrds et l’enseignement de Ravi Shankar

Dans la genèse de Wonderwall Music, deux phares brillent : les Byrds, qui avaient déjà poussé la folk-rock américaine vers des formes modales et des textures aériennes, et Ravi Shankar, maître incontournable. Les Byrds, par leur audace harmonique et leur franchise sonore, ont donné à George un contexte où l’expansion modale n’est pas un caprice mais une voie. Ravi Shankar, par son exigence, a offert la charpente intellectuelle et spirituelle. Entre ces deux pôles, Harrison a trouvé une route personnelle.

Cette route évite la musique carte postale. L’Inde n’est pas un thème ; c’est un interlocuteur. Et si Wonderwall Music demeure profondément britannique par sa manière d’ordonner et de clore ses miniatures, il est indien par le respect du souffle, par l’écoute de l’ornement, par la conscience du temps.

Le langage des morceaux : micro-dramaturgies et motifs récurrents

Même sans paroles, Wonderwall Music raconte. Il y a des courses, des attentes, des éclats. Chaque morceau fonctionne comme une micro-dramaturgie : une idée s’énonce, se développe brièvement, s’éclipse. Certaines pièces jouent la réitération d’un motif jusqu’à créer une tranquillité hypnotique. D’autres préfèrent le choc court, la percussion d’une guitare saturée, l’entrée soudaine d’un cuivre nasal. On y croise des scènes urbaines, des courses d’escaliers, des pauses devant une fenêtre. L’album est un appartement sonore, chaque piste une pièce avec son ambiance.

Au fil de l’écoute, on repère des leitmotivs : une note tenue qui revient comme un fil, un cadre modal que George affectionne, une manière d’entrer sur le temps faible pour créer une suspension. Ce sont ces petites signatures qui tissent l’unité du disque, malgré la diversité des matières.

Une technique au service de la sensation : le « montage » musical

Parce que la musique doit coller à l’image, Harrison pense en monteur. Il sait qu’une séquence à l’écran peut exiger un cut net, une décroissance rapide, un enchaînement inattendu. L’album garde cette syntaxe. Les transitions sont parfois sèches, et c’est voulu. Elles donnent à l’ensemble un rythme interne, un sentiment de déambulation où l’on passe d’une cour à un palier, d’un couloir à une chambre. Cette faculté à couper et raccorder sans heurter l’oreille témoigne de l’instinct confondant de George pour la forme.

Techniquement, cela suppose une conscience des plans sonores. À Abbey Road, les prises sont propres, nettes, avec une image stéréo fignolée. À Bombay, la profondeur est parfois plus courte, l’air plus épais. En juxtaposant ces plans, Harrison crée des reliefs. On « voit » l’espace avec l’oreille.

Le contrechamp des Beatles : une émancipation à vue

L’aventure Wonderwall Music se déroule pendant une phase intense du groupe. Les Beatles, en 1968, composent, discutent, frictionnent. George, souvent en retrait en apparence, cherche des issues. L’album prouve qu’il peut conduire un projet de bout en bout. Cette confiance rejaillira sur ses chantier futurs. On peut entendre Wonderwall Music comme un préambule à l’élan monumental de All Things Must Pass : même rigueur d’atelier, même goût des timbres, même tranquillité pour laisser la musique s’installer.

Le fait que Wonderwall Music soit instrumental libère George d’une autre exigence : la voix. Il n’a pas à porter l’adresse verbale. Il peut peindre. On le sent à l’aise dans cet exercice, comme s’il retrouvait la joie de bricoler des mondes sonores sans devoir prendre la lumière. Ce profil d’artisan humble mais exigeant deviendra l’une des signatures les plus touchantes de Harrison.

« The Inner Light » : la face B qui dit tout

Le détour par Bombay pour Wonderwall a cet effet secondaire magnifique : « The Inner Light ». Cette face B de « Lady Madonna » glace d’emblée son statut de chanson chère aux admirateurs de George. On y entend la justesse de son lien à l’Inde : un texte simple, une mélodie humble, une mise en musique qui respire la déférence et l’intimité. Elle fait écho, en miniature, à l’esprit de Wonderwall Music : l’idée que la grandeur peut naître d’un retour à l’intérieur, d’un silence bien habité, d’un souffle bien posé.

Cette connexion renforce encore la place de Wonderwall Music dans l’arborescence de 1968. Rien n’est isolé ; tout communique. George apprend, transpose, réinvestit. Sa musique est un chemin.

Une écoute d’aujourd’hui : ce qui reste quand l’image s’efface

Que reste-t-il à l’écoute de Wonderwall Music quand on oublie l’image ? D’abord, une sensation d’équilibre. L’album a le goût de la mesure. Rien n’est bavard, rien n’est raide. Ensuite, un plaisir de matière : on entend des doigts, des anches, des peaux, des cordes. Puis une intelligence de forme : la durée courte devient un atout, un art de la concision. Enfin, une émotion liée à la présence de Harrison. On reconnaît son oreille. On la sent bienveillante, curieuse, ouverte.

Dans un monde où les fusions hâtives se multiplient, Wonderwall Music reste un modèle d’accueil. Il ne domestique pas l’Inde ; il lui fait place. Et il ne renonce pas à la clarté pop ; il la reformule.

Une leçon pour les fans des Beatles : relier sans réduire

Pour les lectrices et lecteurs de Yellow-Sub.net, habitués à cartographier l’univers Beatles, Wonderwall Music est une case capitale. Elle relie Sgt. Pepper à The Beatles, Bombay à Abbey Road, Ravi Shankar aux Byrds, Apple au Festival de Cannes, Ringo à Eric Clapton, film et album. Elle permet de comprendre George en mouvement, de voir comment un projet à côté du groupe nourrit la colonne vertébrale de son expression artistique.

Cette compréhension évite deux pièges : réduire Harrison au troisième homme de la composition chez les Beatles, ou figer sa relation à l’Inde dans l’iconographie sixties. Ici, on voit un travailleur. Ici, on entend un atelier.

Conclusion : Wonderwall Music, l’empreinte d’un artisan de la rencontre

À l’heure de refermer l’album, Wonderwall Music apparaît pour ce qu’il est : un premier pas solo qui n’a rien d’un coup d’ego, un laboratoire qui n’a rien d’un caprice, une rencontre qui n’a rien d’une posture. C’est un objet d’écoute rare, d’une douceur et d’une exigence qui forcent le respect. C’est aussi un signal fort envoyé par Apple et par George Harrison : on peut oser la forme, respecter les traditions, servir l’image et pourtant tenir en tant que musique.

Que l’on soit beatlemaniaque attaché aux mélodies imparables ou amateur d’aventures sonores, Wonderwall Music réconcilie ces postes. Il invite à écouter sans préjugés, à accueillir des timbres inhabituels, à suivre la main d’un artisan qui aime assembler. À l’échelle de l’histoire des Beatles, il rappelle que l’émancipation de chacun passe aussi par des gestes discrets, par des disques qui ne crient pas, mais qui restent. Et à l’échelle de la vie de George Harrison, il marque une mue : avec cet album, il n’est plus seulement George des Beatles ; il devient George Harrison, passeur entre mondes, écrivain d’ambiances, ami des sons et des silences.

Dans la lumière encore vive de 1968, au milieu d’une décennie qui bascule, Wonderwall Music laisse une trace nette. Elle a la forme d’un cadre qu’on ouvre sur un autre appartement. On y voit une voisine, un professeur rêveur. On y entend, surtout, la voix calme d’un musicien qui préfère tendre l’oreille, tisser des liens et laisser parler les instruments. C’est peu, c’est beau, et c’est suffisant pour faire de ce disque un classique discret. Pour George Harrison, c’est un passage ; pour nous, c’est une porte qu’on aime ouvrir encore.