Quatrième de couverture :
Dans ce roman largement autobiographique, la narratrice, une fillette de dix ans, nous raconte la passion qui unit Madame Orpha, la femme du receveur, au jardinier Louis. L’histoire des deux amants se construit par fragments, à travers les conversations des parents de l’enfant, les suppositions des villageois aux aguets, les racontars du voisinage, les apparitions de Louis et Orpha…
Aux amours tumultueuses se mêle l’évocation de l’enfance heureuse d’une petite fille au coeur d’un jardin-roi, au milieu des parfums de l’étang, des saveurs et des sensations.
J’ai choisi ce roman comme classique belge de novembre et aussi pour célébrer la mémoire de Marie Gevers, décédée il y a cinquante ans, en mars 1975.
La narratrice est une jeune fille de dix onze ans, née après plusieurs frères, et que ses parents ont décidé d’éduquer à la maison. On parle français à la maison, alors que les paysans alentour, les serviteurs parlent flamand. Ses professeurs sont sa mère, qui lui fait des dictées extraites du Télémaque de Fénelon (qui raconte lui aussi une histoire d’amour malheureux), un instituteur qui lui donne les rudiments de math et de néerlandais, ses lectures, et surtout la nature : au fil des saisons, la petite fille apprend le nom des plantes, des oiseaux, observe la vie de l’étang dans le jardin familial et toutes ces observations habillent le roman de sensorialité et même de sensualité.
« De même que j’évoquais dans le pluvieux automne la naissance printanière de Vénus, je puis retrouver dans la brume aromatisée de ces années-là, l’histoire des amours d’Orpha et Louis. L’enfant Cupidon, que le doux Fénelon tente d’écarter du jeune Télémaque, y parut un soir de mai – et m’apprit – à l’encontre de Cornélie, que l’amour est plus puissant que le pain. » (p. 16) C’est lors de la Sérénade de mai qu’on a surpris Louis, le beau jardinier de la famille et Orpha, « madame Orpha », la femme du receveur, et que le scandale est né. Les servantes, les villageoises rapportent toutes les bribes possibles de cette histoire d’amour illicite qui vire parfois au tragique et la petite fille ne comprend pas toujours les allusions, mais ses parents, très discrets, à l’écart du village, respectent les deux amoureux, le père ne peut se résoudre à chasser Louis par peur du « candiraton ».
Les souvenirs de la narratrice se dérobent parfois mais « Pour percevoir l’histoire d’Orpha et de Louis, il me faut la chercher, non directement dans le passé, mais parmi les choses d’alors, c’est-à-dire dans ma vie d’enfant, au jardin de mon père, que Louis cultivait. Que je retrouve deux ou trois notes, tout le trait suivra; que je regarde « à côté » et je verrai ces choses, comme le postillon de la Grande Ourse; que je saisisse une couleur, une saveur, une lumière de ce temps-là, et leur amour renaîtra de la mer chantante du passé, comme la buée du printemps en ce jour de mon enfance, comme Vénus, de l’écume. Je retrouverai leur histoire, comme on découvre la nébuleuse d’Orion par les claires nuits de gelée sans lune. » (p.17) Souvenirs et sensations se mêlent, s’entrelacent, créant des images synesthésiques qui aident la mémoire et composent un roman vibrant. La petite fille ne comprend peut-être pas tout mais elle surprend la beauté et la force de l’amour de Louis et Orpha, peut-être dû, disent les femmes, à un sort, qui l’angoisse un peu car elle pressent qu’un jour, son corps s’éveillera et elle-même sera victime du sort. En attendant, c’était pur bonheur de regarder les champs sous la neige, le givre ou le fragile soleil de printemps, de guetter le retour des grenouilles et des salamandres, de humer le linge frais étendu dans le pré, de goûter le waterzooi et d’accompagner la sage et ouverte famille de la narratrice dans ce roman de formation. Les images de la lumière et de l’eau se font métaphore des amours de Louis et Orpha et ont comblé mon coeur de lectrice.
« Cet automne flamand m’était la messe des arbres. Cérémonie mystérieuse et magnifique où, venus dans leurs plus somptueux manteaux, ils le jetaient comme une offrande aux pieds nus de l’hiver. Le sens mystique qui me manquait à l’église, je le retrouvais pour donner une signification à chaque geste de l’automne. »
« Le hêtre bourgeonne à peine. A chaque rameau brillent encore les gouttes légères de l’ondée printanière. Je me penche à la fenêtre pour sentir l’arôme neuf glisser sur tout mon corps. Je situe chaque élément de parfum : l’écorce des hêtres, auxquels la moiteur arrache un relent moisi ; les aulnes crevant en sève musquée, les chatons poivrés des bouleaux, les coudriers à l’odeur légère de beurre, et, surtout les prairies basses, qui d’un seul coup, livrent tout leur encens à la brume. »
« Maman m’appelle : « que fais-tu ? Où es-tu ? »
– Ici ! sur le pont ! je vise la lune dans l’eau, avec des mottes d’herbe et de la terre !
Mes parents, que la douceur de l’air a retenus au jardin me rejoignent … maman s’amuse : quel beau jeu, briser la lune dans l’eau ! elle se raccommodera toujours !
Même en mille morceaux … ils se cherchent, se retrouvent dès que l’eau redevient calme… si loin soit le morceau, il revient à la lune ! »
Marie GEVERS, Madame Orpha, Espace Nord, 2005 (première parution en 1934)
En novembre, #lisezvousle belge