Houris

Publié le 04 décembre 2025 par Lorraine De Chezlo
de Kamel Daoud

Roman - 410 pages

Editions Gallimard - août 2024

Prix Goncourt 2024

Prix du Roman - Landerneau 2024

Aube a été égorgée le 31 décembre 1999, à la fin de la décennie noire, celle de la Guerre civile d'Algérie. Elle a été égorgée alors qu'elle avait cinq ans, mais n'a perdu que la voix : une énorme balafre traverse sa gorge et une canule lui permet de respirer. Aujourd'hui coiffeuse, et vit avec sa mère à Oran. Quand cette dernière s'envole pour la Belgique pour trouver une solution médicale pour Aube, la jeune fille en profite pour revenir vers le village de l'enfance, le village du drame. Un autre drame se profile, même si elle n'en est pas toujours sûre, un geste qu'elle va devoir faire, munie de ses trois pilules, un acte ultime pour libérer le petit être qui grandit en son ventre mais qu'elle veut sauver de l'enfer de la vie en Algérie.

J'ai laissé passer la médiatisation du roman primeur, l'annonce du Goncourt, la polémique de l'exploitation du récit d'une patiente de l'épouse de l'écrivain. Et, libre d'appréhension ou de hâte, je me suis plongée avec délectation dans ce récit happant, à la grande maîtrise littéraire. Bien sûr, il y a l'horreur, le sordide, les récits des tueries du passé, ces crimes que l'on ne saurait voir. Sur la forme, ce roman est assez atypique, emprunt d'une grande poésie, d'irréalisme même, cela peut en faire un conte cruel. Mais l'auteur sait rappeler le lecteur aux souvenirs qu'il n'a pas, à la mémoire empêchée d'un pays qui a opté pour la réconciliation, pour le pardon et l'oubli collectif imposé. 

Extrait :

"Trois pilules pour avorter. Je le répète, mais cela reste vague, lointain.

Que ressent-on quand on avorte ?

Trois pilules et je sauverai une vie entière de la vie entière.

Un verre d’eau et tu seras libre de revenir t’asseoir sur le bord de ces fleuves de miel, de vin ou de lait du paradis que l’on décrit dans le Coran. Tu retourneras vers le Firdaous, el-Jenna, Erriyad, Éden (ce sont les prénoms du paradis dans la langue extérieure) et je resterai à ma place, à tourner en rond, seule et sans personne à qui conter mon histoire. Avec toi, je résiste à l’effacement que dans ce pays on a imposé aux gens comme moi. Ils sont peu nombreux à se souvenir de la guerre civile des années 1990, et je suis la preuve vivante que cette guerre de dix ans a été réelle, qu’elle a été sanglante. La dernière preuve, je te dis.

Vois-tu pourquoi je suis coincée entre l’envie de te tuer et celle de te parler sans fin."

Aube est muette, mais raconte son récit avec frénésie, avec urgence. Son silence n'est pas celui de la langue intérieure qui fait d'elle une narratrice volubile. Elle est désincarnée, décharnée, mutilée, mais c''est peut-être pour donner davantage de vie à sa voix intérieure. Sa mutilation est évoquée en détail, un fil conducteur, et c'est tout l'inverse d'Aïssa, le libraire avec qui elle va faire le trajet en voiture, qui est une mémoire vivante et unique de tous les détails de la guerre civile, et qui parle un flot ininterrompu de paroles pour que survive cette mémoire. Alors que tous se préparent à fêter l'Aïd, Aube ressent une proximité allégorique avec les moutons à sacrifier. Les récits se suivent, se mélangent, dressent une fresque cruelle et lyrique. L'auteur ne manque pas une occasion de critiquer la politique d'étouffement des femmes et des critiques contre les dirigeants et l'aveuglement religieux.

Une plume assumée pour une voix qui, pour moi, restera.

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