Episode 13 : Abbey Road : la pochette comme “icône”

Publié le 08 décembre 2025 par John Lenmac @yellowsubnet

« Abbey Road » marque un tournant pour les Beatles, avec des tensions entre Lennon et McCartney sur la structure de l’album. La célèbre pochette et son mythique passage piéton deviennent iconiques, alimentant la rumeur « Paul is Dead ». L’album, d’abord critiqué, devient leur plus vendu et une référence musicale.


Après l’échec deGet Back, George Martin–qui avait été écarté du projet–est sollicité par Paul McCartney pour produire un nouvel album à la manière de leurs anciens albums, précédant les conflits qui avaient commencé après la mort de Brian Epstein et qui s’étaient prolongés lors de l’enregistrement du White Album et les sessions deGet Back. Si les sessions deAbbey Road se déroulent dans une ambiance plus collégiale que celles de l’album précédent, des tensions surviennent principalement à cause de divergences artistiques entre Lennon et McCartney. Lennon voulait réaliser un album traditionnel de rock n’ roll avec des chansons distinctes, tandis que McCartney et Martin voulaient produire une série de chansons interconnectées qui prolongerait l’approche thématique de Sgt. Pepper. Lennon rejette l’idée et demande même que ses chansons et celles de McCartney soient séparées sur les deux faces de l’album. Pour satisfaire les deux Beatles, il a été décidé que la face A serait composée de six chansons individuelles, et que la face B serait composée d’un medley crée jointement par Martin et McCartney. La structure même de l’album est emblématique des différences artistiques entre les deux Beatles.

La grande particularité de Abbey Road est le medley de la seconde face, un vrai tour de montagnes russes décrit par Ken Womack comme “le véhicule ultime de Lennon et McCartney pour leur voyage nostalgique à un passé aimable et non terni”. Les chansons, qui durent parfois à peine plus d’une minute, défilent comme un “cyclorama de sons, de tempos, et d’ambiances”. Les auditeurs sont laissés avec un sentiment qu’ils viennent d’entendre toute l’étendue dynamique de la carrière des Beatles en 21 brèves minutes. L’effet dérive d’un pur art du studio, non seulement par la manière d’enregistrer les chansons, mais par leur séquençage minutieux qui ne laisse pas à l’auditeur un moment de pause durant l’action. Dans ce sens, Abbey Road est une “prouesse suprême de l’enregistrement du studio”.

Selon Steve Hamelman, Abbey Road est une synthèse de contraires : l’agression rock de John est contrebalancée par la suavité de la pop de Paul ; la sensibilité transcendante de George est retenue par les tamtams basiques de Ringo, la collection de titres indépendants sur la face A est reflétée par le medley sur la face B, la face A se terminant avec la chanson longue et rythmiquement complexe “I Want You (She’s So Heavy)” de John, coupée par souffle blanc soudain, et la face B se terminant par la chanson la plus courte du répertoire des Beatles, “Her Majesty” composée par Paul, coupée au milieu d’une moquerie irrévérencieuse de la reine d’Angleterre. Ces polarités reflètent l’attitude générale des Beatles en 1969, qui “vacillent entre une apogée de collaboration créative et un égocentrisme désintégrant”.

A sa sortie,Abbey Road est un succès commercial immédiat, et demeure jusqu’aujourd’hui l’album des Beatles le plus vendu. Cependant, il reçoit des critiques mixtes de la part de ses contemporains. Dans une période post-psychédelique ou un grand nombre de musiciens populaires retournent aux bases du rock, plusieurs critiques – ainsi que Lennon lui-même – trouvent le son de l’album artificiel et compliqué, et jugent la musique inauthentique. “Abbey Road, ce sont des chansons inachevées collées ensemble. Tout le monde fait l’éloge

de l’album, mais les chansons n’avaient rien à voir l’une avec l’autre, elles n’avaient aucun lien ensemble sauf le fait qu’on les a collées ensemble”, dira John Lennon en 1980. Plusieurs critiques rétrospectives le citent comme le meilleur album des Beatles. Le musicologue Walter Everett soutient qu’étant donné les circonstances de sa création, “il est quelque peu remarquable que Abbey Road soit universellement reconnu comme une démonstration cohérente de composition inspirée, un ensemble vocal et instrumental impeccable, et une technique intelligente et irréprochable”.

La pochette deAbbey Road a été conçue par le directeur artistique de Apple Records, John Kosh. Le recto de la pochette se présente pour la première fois sous la forme d’une photographie sans aucun message typographique, le titre de l’album et du groupe étant inscrits au dos. Malgré les affirmations d’EMI que le disque ne se vendrait pas sans ces informations, Kosh insiste qu’il n y avait aucun besoin d’écrire le nom du groupe sur le recto de la pochette, car “c’était le groupe le plus célèbre du monde”.

L’idée de l’image de la pochette vint de Paul McCartney, qui réalise un croquis de quatre bonhommes bâtons traversant un passage piéton . Le 8 Août 1969, le photographe Ian Macmillan saisit rapidement des photos des Beatles traversant le passage piéton de la rue d’Abbey Road près des studios EMI, pendant qu’un policier arrête la circulation. Macmillan est perché avec son appareil photo sur un escabeau et a dix minutes pour prendre huit photos des Beatles qui traversent la route trois ou quatre fois. Parmi les clichés, McCartney choisit celui où les pas des Beatles sont synchronisés et où leurs jambes forment des formes en “V” parfaites.

La photo est une reconnaissance évidente par le groupe à la scène de leurs plus grands exploits artistiques, le studio d’enregistrement d’Abbey Road. La distance à laquelle la photo est saisie permet à l’espace autour

des quatre Beatles d’occuper une place aussi significative qu’eux sur la pochette. La représentation du lieu est essentielle dans l’image, et la présence du groupe dans le lieu constitue une signature visuelle qui crée un lienpermanent et officiel entre la musique du groupe et le lieu dans lequel elle a été produite. Contrairement à la plupart de leurs contemporains, qui utilisaient des studios et des producteurs différents pour leurs albums, les Beatles n’ont pas éprouvé le besoin d’aller au delà de la familiarité d’Abbey Road et de George Martin. La mise en valeur d’un site symbolique à travers la pochette et le titre deAbbey Road, déclenche au sein de l’industrie musicale la pratique de nommer un disque après une adresse significative :461 Ocean Boulevard de Eric Clapton, Stanley Road de Paul Weller et Menlove Avenue de John Lennon sont des exemples de cette pratique.

Abbey Road est unique parmi les pochettes de disques des Beatles dans sa présentation d’une image ordinaire, presque banale, qui est néanmoins devenue un symbole puissant du groupe comme plusieurs de ses autres images. Comparé à la recherche et la préparation rigoureuse qu’avait nécessité la pochette de Sgt. Pepper, la création de celle deAbbey Road relève d’une extrême simplicité. A cet égard, l’image s’inscrit dans la notion de “retour aux bases” qui articule la pensée des Beatles durant cette période. La simplicité de la photo est renforcée par son caractère authentique : contrairement à toutes les pochettes photographiques précédentes des Beatles, le photographe de Abbey Road ne saisit pas une image des Beatles qui posent devant son objectif lors d’une séance de photos. Les Beatles ne regardent pas le photographe et le public, et sont représentés dans une situation spontanée et naturelle, qui s’apparente à une scène de la vie quotidienne. Les tenues qu’ils arborent sur la pochette traduisent également la notion du retour vers la simplicité : ils rejettent les costumes extravagants du psychédélisme et adoptent des tenues plus détendues. Le costume blanc uni porté par Lennon–qui sera popularisé à cette époque grâce à l’artiste–reflète un intérêt pour le design minimaliste qui a influencé la pochette du White Album.

Cependant, malgré la simplicité apparente de la création et de la composition de la pochette, celle-ci est indissociable du contexte dans lequel elle est créée et, à cet égard, invite plusieurs interprétations. Inglis soutient que les polarités présentes dans la musique de l’album sont idéalement reflétées par l’image de quatre jeunes hommes indépendants, qui doivent rester inévitablement liés jusqu’à la fin. En effet, bien que les Beatles adoptent des positions similaires sur la pochette, l’image met en scène quatre personnages distincts avec une distance qui les sépare les uns des autres. Ceci contraste fortement avec les pochettes précédentes qui représentent les Beatles physiquement proches les uns des autres, reflétant un groupe soudé et unifié. Leur séparation physique est renforcée par leur individualité, qui se traduit par leurs tenues différentes. Par ailleurs, dans la prise choisie pour la pochette finale, ils traversent la route en tournant le dos au studio, le lieu qui représente leur carrière : l’image peut être interprétée comme une métaphore de la fin de leur carrière et la désintégration de leur groupe. Ils s’éloignent du lieu représentatif de leur groupe, et traversent la route séparément. Cette pochette sera d’ailleurs la dernière à représenter les Beatles ensemble sur la même image. Et bien queLet It Besera le denier album des Beatles à sortir avant leur rupture officielle en Avril 1970,Abbey Road est souvent considéré comme le dernier album des Beatles, car il est enregistré en dernier (Let It Be avait été enregistré en grande partie sous le nom deGet Back). A cet égard, leur départ métaphorique du studio représenté par la pochette est significatif. L’idée de “fin” communiquée par l’image fait écho à la dernière chanson de l’album, intitulée “The End” (“La Fin”), la dernière chanson enregistrée par les quatre Beatles : après des solos joués consécutivement par chacun des Beatles, la chanson se termine par la phrase mémorable “And in the end, the love you take is equal to the love you make” (“Et à la fin, l’amour que tu prends est égal à l’amour que tu fais”), un message de sagesse qui conclut la carrière du groupe qui a révolutionné la musique populaire.

La pochette de Abbey Road a servi à alimenter la rumeur courante en 1969 que Paul McCartney était mort, une légende urbaine connue sous le nom de “Paul is Dead”. Lancée par un magazine universitaire de l’Iowa en Septembre 1969, la rumeur suppose que Paul McCartney serait mort au volant de sa voiture en 1966–d’où l’arrêt des tournées–et qu’il aurait été remplacé par un sosie pour éviter le chagrin du public. La rumeur

est repérée et propagée dans des émissions radiophoniques, et les fans commencent à trouver des centaines d’indices concernant la mort supposée de Paul, dans des chansons des Beatles jouées à l’envers, ou des interprétations symboliques des paroles et des pochettes.

A la sortie de Abbey Road, sa pochette est interprétée comme symbolisant le cortège funèbre de Paul : John, vêtu de blanc, symboliserait un prêtre ou une figure divine. Ringo, vêtu de noir, symboliserait le croque-mort et George le fossoyeur. Paul, le seul Beatle qui apparaît pieds nus et dont les pas sont en décalage avec les trois autres, symboliserait le cadavre. Celui-ci tient une cigarette dans la main droite, alors que Paul McCartney est gaucher, suggérant qu’un imposteur a remplacé le vrai Paul. Derrière lui, une Coccinelle blanche qui appartenait à l’un des habitants du quartier, porte le numéro “LMW-281F” sur sa plaque d’immatriculation, qui est interprété comme “Linda McCartney Weeps” (“Linda McCartney pleure”) et “28 IF” (“28 SI”), un indice sur l’âge qu’aurait eu Paul McCartney s’il était vivant au moment de la sortie de l’album. “Paul is Dead” est utilisée comme une étude de cas dans la sociologie de la rumeur, pour son élaboration d’une théorie de complot et d’un mythe apocalyptique.

Les interprétations multiples qu’engendre la pochette deAbbey Road met en évidence la notion de “texte scriptible” de Roland Barthes. Contrairement au “texte lisible”, caractéristique des pochettes de la Beatlemania, “qui invite un lecteur essentiellement passif, réceptif, discipliné, qui a tendance à accepter le sens de ce texte comme pré-établi”, le texte scriptible “défie le lecteur continuellement pour le réécrire, pour en extraire le sens”. La pochette d’Abbey Road n’est pas un texte lisible et “clos”, son sens n’est pas intrinsèque et facilement accessible. Son texte est ouvert, complexe, et demande l’implication du lecteur dans la négociation de ses sens. L’image deAbbey Roadfait partie des images énigmatiques qui commenceront à remplacer la nature informative et documentaire de la pochette d’album photographique habituelle durant la fin des années soixante et tout au long des années soixante-dix.

La pochette deAbbey Road demeure jusqu’à ce jour l’une des plus célèbres images de la musique populaire, et l’une des images les plus parodiées de tous les temps. Elle provoque des parodies au sein de l’industrie de la musique : plusieurs artistes reprennent le concept dans leurs propres pochettes, notamment les Red Hot Chilli Peppers dansThe Abbey Road E.P. , Kanye West dans Late Ochestration, et Booker T. & the MGs dans McLemore Avenue. En 1993, le très vivant Paul McCartney fera lui même un pastiche de la pochette pour son propre albumPaul is Live, où il remplace intentionnellement le numéro de la plaque d’immatriculation de la voiture par “51IS”, indiquant son âge à la sortie de l’album. La plaque d’immatriculation “LMW-281F” a été volée à plusieurs reprises de la Coccinelle, qui est aujourd’hui hébergée dans le musée officiel de Volkswagen en Allemagne. Paul Cole, un touriste américain que l’on peut apercevoir regardant les Fab Four à droite de l’image, a été décrit dans sa notice nécrologique en 2008 comme “l’homme sur la pochette d’Abbey Roaddes Beatles”. En Décembre 2010, le passage piéton est ajouté à la liste de monuments anglais à intérêt culturel et historique. Aujourd’hui, le passage est une destination pour des hordes de touristes et de fans des Beatles , qui essaient eux aussi de recréer l’image, et il est

possible de voir le passage à tout moment sur de nombreux sites internet grâce à une webcam qui le transmet en direct. A cause de la popularité du site, les autorités municipales doivent couler dans le béton les bases des poteaux qui maintiennent les panneaux d’Abbey Road pour éviter les vols réguliers, et repeindre les murs du site tous les trois mois pour enlever les graffitis des fans Le 8 Août 2009, des centaines de fans se sont réunis sur le passage piéton pour fêter les quarante ans de la photo qui orne la pochette du disque.

Comment expliquer l’impact de la pochette d’Abbey Road? Pourquoi l’image demeure-t-elle si fermement ancrée dans l’air du temps de la culture populaire plus de quarante années après sa création? L’image est emblématique car elle a un caractère direct tout en se référant à une idée moins évidente mais plus significative: elle fait allusion à un lieu symbolique pour les Beatles. A cet égard, l’image possède–comme la pochette deGet Back–une qualité de “mythe” : elle fait comprendre une idée, a une signification en dehors de la simple relation signifiant/signifié. Bien que l’image soit simple, la complexité de sa signification et ses multiples interprétations renforcent sa qualité de mythe.

Selon son photographe Ian Macmillan, la photo a été appelée “un icône” des années soixante : “Je pense qu’elle est tellement populaire grâce à sa simplicité”, dit-il, “C’est un cliché très simple et stylisé. C’est un cliché dans lequel les gens peuvent se retrouver. C’est un endroit où les gens peuvent encore marcher”. La simplicité et l’authenticité de l’image crée un lien profond entre le groupe, un lieu réel, et ses fans. Pour la première fois, une pochette des Beatles place le groupe dans un lieu familier, que les fans peuvent visiter pour créer l’impression d’un lien tangible avec le groupe. En effet, les pochettes de l’ère psychédélique plaçaient les Beatles dans un lieu imaginaire. Le contraste entre l’esthétique des pochettes psychédéliques et le réalisme de la pochette de Abbey Road peut être analysé à travers la théorie de l’opposition entrehomo seriosusethomo rhetoricusdu théoricien littéraire Stanley Fish. Selon le spécialiste des Beatles et musicien John Kimsey, le contraste entre l’ère psychédélique des Beatles et cette période de “simplification” se réfère à une opposition fondamentale entre deux espèces mises en évidence par Stanley Fish :homo seriosus, ou homme sérieux, ethomo rhetoricus, ou homme rhétorique.Homo seriosus “possède un soi central, une identité irréductible”

et habite dans une société réelle, qui constitue un “référent à la réalité, contenue elle-même dans une réalité physique”. Par contraste,homo rhetoricus“est un acteur, sa réalité est publique, dramatique. Son sens de l’identité dépend d’une reconstitution théâtrale”. Selon Kimsey, Sgt. Pepper représente l’homo rhetoricus, tandis que la musique des Beatles à partir de 1968 représente l’homo seriosusqui rejette le rôle frivole de l’homo rhetoricus. La pochette de Abbey Road s’aligne avec l’idée de l’homo seriosus, en “habitant dans une sociétéréelle” et en présentant des référents à une “réalité physique”, créant un réalisme dans lequel le public peut se retrouver. De plus, les Beatles utilisent un élément simple de la vie quotidienne anglaise et, à travers leur popularité, propulsent le lieu à un statut symbolique. Abbey Road ne demeure pas un lieu symbolique pour les Beatles uniquement, mais à travers sa représentation sur la pochette, devient un symbole qui représente le groupe. La pochette réussit alors à générer et perpétuer l’aspect emblématique du lieu, et transforme le lieu en site d’idolâtrie.

Parce qu’elle présente les Beatles avec simplicité, dans une action simple qui est facile à réaliser et dans un lieu familier, la pochette de Abbey Road accomplit d’une certaine manière ce que la pochette de Sgt. Pepper a réalisé avec les éléments à découper, qui permettaient aux fans de se déguiser en un membre des Beatles. Grâce à ces éléments, il était possible pour le public des Beatles de s’approprier la pochette et de s’identifier avec leurs idoles. La pochette d’Abbey Road permet également au public de s’approprier la pochette et d’imiter les Beatles, mais cette fois-ci sans l’artifice du déguisement, et d’une manière totale et directe. Il suffit de se photographier en train de traverser le passage piéton pour s’approprier l’image des Beatles. En donnant au public l’occasion d’imiter leur action simple dans un lieu accessible, les Beatles ne transforment pas uniquement un lieu ordinaire en lieu symbolique, mais deviennent eux-même des objets d’adoration.

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A propos de l’auteur de cet article :Cet article est issu du mémoire de Master 1 d’Histoire de l’Art, rédigé par Nour Tohmé. Il est reproduit ici avec son aimable autorisation. Nour Tohme, illustratrice libanaise, dessine avec humour et talent, toute une série de compositions liées à la musique et à la Pop Culture. Nous ne pouvons que vous recommander de découvrir son oeuvre sur son site officiel.