Umberto Eco disait qu’au lieu de se concentrer sur les livres que l’on a lus, on devrait se concentrer sur ceux qu’il nous reste à lire. C’est un peu ça son idée de l’anti-bibliothèque, cette somme immense de tous les livres que nous n’avons pas lus et qui sont comme des promesses qu’il nous reste à cueillir. Borges disait que davantage que les pages qu’il a écrites, ce sont certaines qu’il a lues dont il était le plus fier. Beaucoup d’écrivains reconnaissent que lire les rend plus heureux qu’écrire – Bolaño était de ceux-là.
J'ai lu « 2666 » sans dévotion mais avec plaisir, heureux d'atteindre le satori promis à tout amateur de littérature en découvrant une pépite au mileu du désert. C’est dans cette optique du livre restant à lire, de la promesse d’une nouvelle épiphanie comme celle ressentie à la lecture de « 2666 » que l’anti-bibliothèque devient notre boussole sacrée, l’artefact magique qui nous permet de supporter l’absurdité quotidienne, les grèves de train, les queues au supermarché, les réveils trop matinaux, les nuits trop courtes, les cons, les automobilistes qui collent sur la voie rapide, les scooters qui émettent un bruit de ferraille, les motos chinoises, les chiens qui mordent et ceux qui puent, les champignons dégueulasses et les bouteilles de whisky même pas écossais, le pudding, la star académie, les écolos radicaux, les punks à chiens, les amis de Sarkozy, le syndicat de la magistrature, les sympathisants LFI, le service public, le Traquenard et sa librairie pas si grande que ça, les bobos qui se pignolent dans Télérama et les Inrocks, la poésie de Houellebecq, les voitures électriques, le burger vegan, l'Europe bancaire que les démocraties libérales nous ont imposée, le football, le cancer, la musique techno, les éoliennes, les péages sur l'autoroute, l'hiver, le prix d'un voyage en Islande, le temps qui passe, les ananas sur la pizza et toutes ces monstruosités qui feraient passer les platistes pour des gens sérieux. Bref, allez en paix, débranchez la télévision et lisez « 2666 ».