Fil narratif à partir de : le jardin du 13 novembre 2015, Place Saint-Gervais, Paris – Georges Didi-Huberman, Les anges de l’histoire. Images des temps inquiets. Minuit 2025 – Georges Aperghis, Lignes de fissure, Françoise Rivalland, NEOS 2025 – (…) –
Arpentages préalables
Il fréquentait le XIème, une fois par mois, assidus en différents séminaires parisiens dont il tamisait les thèmes, les concepts, les paroles, en quête de lumière, d’espoir, d’antidote au retour puissant de l’obscurantisme. Exalté par les idées nouvelles que généraient en lui les exposés et les échanges des conférenciers, tous les neurones affairés à digérer les nourritures intellectuelles et spirituelles, bruissant de la formidable impression/illusion d’acquérir les outils d’une compréhension plus juste du monde, une interconnexion plus féconde avec tous les éléments de la vie, illuminé par une nuée indiquant la voie vers une société meilleure – la voie de l’étude, de la poésie -, incapable d’aller dormir, il arpentait le quartier, la nuit, la tête toute bavarde de propos inspirants et avide des ambiances. La vie en terrasse, les sons, les lumières, les silhouettes, les voix, les façades, l’ensemble formait un cocon palpitant d’altérités d’où il pourrait sortir métamorphosé, « nouvel homme », capable de faire face aux crises, d’ébaucher des solutions. Le plan du quartier se gravait en lui, le réseau des rues se tressant aux élaborations des chercheurs et chercheuses cheminant en son cerveau, l’ensemble devenant un mystérieux lieu de passage possible entre ignorance et lumières du savoir, vers une empathie cosmique rassérénante, buissonnement où s’entremêlent l’intime et l’extime, le familier et l’étrange. Les ressassements de ces flâneries lui étaient essentielles, matricielles, le stimulant à se tourner autant vers la lecture et l’interprétation serrée des textes de science-sociale et de poésie, transmission d’écritures tournées vers l’amélioration de l’humanité. Il finissait planté au comptoir des Deux amis, s’abreuvant de vins nature, égaillé par les lumières, les reflets dans les miroirs – qui faisait de ce mini-bistrot, un volume immense -, filtrant les conversations animées, polyglottes, brouhaha d’un monde en train de se réinventer, cohue conviviale de corps pressés les uns contre les autres. Petit à petit, un bien-être matériel engourdissait son cerveau, imbibé du tumulte bistrotier. Il vidait sa bouteille, jusqu’à la dernière goutte, jusqu’à la fermeture, rejoignait l’hôtel, enfin prêt à dormir.
L’annonce de l’attentat au Bataclan et carnages alentours l’avait percuté, émaillée de noms qui lui étaient forcément familiers. Des parties de son imaginaire. Même s’il n’y avait pas été consommateur, s’il n’était pas un habitué de ces tables, de ces comptoirs, il en connaissait les devantures, les enseignes, les ombres, décor incorporé, intégré à sa chair, de ses balades nocturnes. Cartographie intériorisée, miroir de celle où les balles avaient tué au hasard, qui se couvrait d’effroi et de deuil, elle aussi mitraillée à l’aveugle. Sensation particulière de se trouver projeté dans les lieux à la une de l’actualité lors d’un événement hors norme, tragique ou festif, de pouvoir se dire, « mais je connais l’endroit où ça s’est passé, j’y suis allé, j’y étais ». Se sentir concerné, touché à distance, ou par délégation. Un sentiment de panique levait en lui. Ce qui a frappé là-bas, n’a pas de frontière. Une lame de fond destructrice était lancée de par le monde, inarrêtable. Quelles études, quels savoirs acquérir et propager, quelle poésie, pour endiguer cette gouvernance du monde par l’injustice, l’oppression, gouvernement-détonateur de terreurs ? Et la remplacer par autre chose ?
Cela devint une sorte d’obsession, à chaque retour dans le quartier, flâneur arpenteur, visitait les lieux du massacre aveugle, pratiquant un recueillement informel, sans credo préformé, reliant les différents sites l’un à l’autre, au gré de ses pas, au hasard des ruminations, foulant le sol d’une temporalité arrêtée, traumatisée, vibrant aux traces d’hommages constants, bouquets, photos, bougies, lettres, signes de blessures jamais refermées, d’absences jamais comblées, de pertes béantes. Il y joignait, humblement, les siennes, ordinaires. Ruminant les deuils qui ne passent pas. Plus tard, il fit le trajet pour voir le mémorial, certain que, Gilles Clément étant associé à sa conception, via l’agence Wagon Lansdcaping, et les associations de victimes ayant été impliquées dans le processus, il en éprouverait quelque chose de fort.
Au jardin
Il s’engagea dans la rue François-Miron, arrivant sur le flanc de l’église Saint-Gervais, gravissant les marches du parvis pour embrasser la place, ainsi couvée par l’orme magnifique, planté en 1935, aux feuilles clairsemées et dorées, déployant ses ramures sombres en large protection, articulée, réticulaire et équitable, sur l’horizon de mémoires tourmentées, bien au-delà du jardin mémoriel. Il était de tradition de planter un orme devant le proche des églises, sous l’ombrage desquels s’effectuait la socialisation post-eucharistie et où, jadis, des juges rendaient justice. Le jardin, métaphore d’un long héritage de remémoration comme prélude à la paix, la réparation. Comme des ronds dans l’eau élargissant l’impact d’un corps tombé à sa surface, il semble, depuis le parvis, s’étendre en strates vivantes, irrégulières, brisées mais résilientes, depuis le tronc du vieil orme, son ancrage.
Dans ce coup d’œil inaugural, rien ne lui semble statique, figé, raide, mais parcouru de flots telluriques remués, non sans lui évoquer la mer de roches à Sauves, des rochers éparpillés, des herbes folles genre terrain vague, volontaires, têtues, envahissantes, et émergeant, aux points cardinaux, l’ombre de stèles imposantes, arasées, vestiges vagues de fondations, qui résistent malgré tout. Et semblent poser, aussi, à un possible de la reconstruction, granit extrait tel quel, fraîchement, de la carrière du futur. Un air de demain en attente. Ces blocs irréguliers, masses résilientes, représentent les six sites meurtris, endeuillés. Sur leurs flancs extérieurs, une gravure de leur enracinement dans le quartier, là-bas. Tatouage symbolisant ce qui en faisait des lieux de rassemblement. A la fois rappeler un emplacement réel, terrestre, et figurer la sorte de labyrinthe dans lequel chemine, vers eux, à partir d’eux, la mémoire éperdue, cherchant une issue à sa douleur, par le simple ruissellement. Image de l’entrelacs des rues en tissu vivant, vaste organisme meurtri, limbes où demeurent les existences enlevées. Sur les parois intérieures, style monument aux morts de la grande guerre, la liste des noms des victimes. Qu’on lit, à voix basse, pour que ces noms restent vivants, pratiqués, sur des lèvres qui les prononcent, médusées. Pour rappeler qu’il ne s’agit pas de l’acte isolé d’un dément, mais bien d’un acte guerrier, symptôme des guerres bien présentes à la surface du globe.
Il s’engagea lentement dans les allées, et d’emblée, l’enveloppa le sentiment d’un territoire connu, proche. Le lieu, symbolique, le transpose là-bas, dans le quartier des fusillades, entre les cibles aléatoires des terroristes. Lieu-symbole, lieu-image : « le symbole est nostalgique, tend vers le milieu où se situe son répondant ; il implique une tendance à la reconstitution de l’unité primitive » (Simondon cité par Morizot, p.93). C’est marrant, parce que, ce va-et-vient entre le symbole et « son répondant », ça lui évoque des jeux de gamins, où il jouait à être ailleurs, transformant le jardin en vastes plaines (par exemple), convoquant d’autres réalités (cow-boys/indiens, par exemple, la guerre souvent, en tout cas !). En décidant de décentrer le jardin par rapport aux sites percutés par l’innommable dont il s’agit d’organiser une mémoire publique, partageable, et en effectuant une réduction du théâtre des horreurs, une image-souvenir, un symbole, le jardin propose l’expérience d’être ici pour mieux se sentir connecté à là-bas, de mieux communier avec l’impensable qui y est apparu, de mieux en sentir la longue traîne, car cet événement continue. Et du coup, ce décalage permet, dans la même foulée, d’élargir la perception à tous les autres lieux de carnages, de massacres, de génocides, de violences gratuites, le jardin gagnant ainsi en universalité. Ce n’est pas pour rien qu’un spécialiste de la mémoire de la Shoa, Jean-Marc Dreyfus, fut consulté quant à la conception du jardin. Jardin nostalgique, source mélancolique du désir de « reconstituer l’unité » avec tout ce qui a été arraché, amputé, injustement séparé.
Si le coup d’œil panoramique s’émeut tant de balayer et embrasser une géographie éventrée, image et symbole du périmètre urbain concerné, son histoire locale, son tissu social particulier, c’est que globalement, il y voit, surtout, en vrai, la surface de la planète, malmenée, bombardée, labourée par une violence sans fin, du fait de la manière même dont la société humaine est gérée par les puissants. Les éclats de violence subie localement est ainsi mise en abîme d’une démence planétaire. Ca circule. La singularité des douleurs et peines de chacun-e, grâce aux vertus mémorielles du jardin, remontent et se rejoignent, se parlent ou entretissent leurs silences, esquissent des communs de l’affliction infinie, aux formes multiples, plurielles, et redonnent vigueur au « plus jamais ça », vœux le plus cher de l’ensemble des populations, sacrifiées aux idéologies mortifères – capitalistes, nationalistes, identitaires -, sempiternelle chair à canon. Ce « plus jamais ça » que les dominants ont fait passer à la trappe.
Ca communique, dans les sentiers du jardin, comme à l’ombre d’un cloître à ciel ouvert. Des proches des victimes, des habitant-e-s du quartier, des témoins directs, des curieux, des touristes. Des empathiques lointains, attiré-e-s par une convergence possible des deuils, du fait d’avoir reçu, d’une manière ou d’une autre, l’onde de choc, d’avoir essuyé des pertes injustes, inexpliquées, inexplicables, du fait de se sentir instrumentalisés, dépossédés, amputés de tout ce que représente une vie bonne et juste, et qui devrait leur être dû. Chacun-e s’aventure lentement, hésitant, comme dans un cimetière où l’on cherche une tombe précise, sans disposer d’un plan précis. Un cimetière, mais ouvert, labouré, sans tombes séparées les unes des autres, entrailles fouillées d’une même fosse commune sublimée, dépouilles transformées en présences minérales et végétales, promesse de nouveaux devenirs, résurrection de quelque chose. Quoi ? La capacité à inventer une société où cela ne sera plus possible. Le deuil comme communs pour repenser demain, d’en bas, en finir avec les actuelles logiques mortifères, méprisant la vie, bafouant le vivant. Dans la déambulation, chacun-e, cherchait, non pas une tombe précise, mais s’arrêtait devant un détail, un ensemble pierre-arbuste-herbes-chemin lui parlant plus particulièrement, comme dans la nature, dans un paysage, tel détail qui évoque une présence, des retrouvailles avec des esprits, des fantômes. La configuration du jardin, jeu d’informel et de traces rigoureuses, de disparate et de correspondances, favorise le surgissement, tout à coup, depuis la façon dont s’associent ses divers éléments épars, selon la sensibilité et la subjectivité des unes et des autres, d’une image qui frappe, révèle l’âme du jardin, comme un lieu où poussent, se reproduisent, ces fulgurances imagées « de temps à l’état pur », qui passent en un éclair (Benjamin cité par Didi-Huberman), et qui ont le don « d’attiser dans le passé l’étincelle de l’espérance ». « Cela signifie en tout cas que la remémoration, pour Benjamin, a lieu dans un « éclair » ou une sorte d’explosion. Une dynamique de l’éclat : à savoir quelque chose qui s’illumine et se brise en même temps, (…), l’événement conjoint de la mémoire et de la brisure. (…) L’acte de remémoration n’aura donc rien d’un « chapelet » comme y insiste Benjamin ; cela signifie qu’elle ne s’enchaîne pas linéairement sur un fil (chronologique par exemple), pour susciter la pauvre psalmodie d’un passé conformé à un credo. » (p.191) Le jardin s’agence pour conjurer la prégnance du linéaire, du chapelet, d’un « passé conformé à un credo », quel qu’il soit. Ouvert. Jardin d’éclats, d’éclairs mémoriels, de brisures, d’étincelles dans le passé, d’espérance.
Il se promena longtemps, le jardin lui sembla très vaste, ses bords le renvoyant au centre, le centre le dirigeant vers d’autres angles cachés, d’autres bords. D’autres personnes y processionnaient, priaient, chuchotaient, montraient du doigt. Il échangea quelques paroles, quelques considérations. Chacun-e semblait désorienté, et s’aidaient mutuellement à s’orienter, à reconnaître les lieux, à s’y projeter en pensée. Le plan du jardin, éprouvé par les pas au hasard, le nom des rues gravées au sol, aidait à transcender la désorientation. L’émotion des unes et des autres faisait que les regards s’accrochaient, la parole devenait facile, du fait, probablement, que les pensées se mouvaient, involontairement, dans une forme semblable, proche, de psalmodie de lamentations. En effet, quelle autre forme de murmure face au souvenir vivace de l’horreur et en réalité, non résolue, toujours tapie ?
Psalmodie de lamentations qui le reconduit à ce qui le poussait à fréquenter jadis des séminaires, le besoin d’études, l’étude comme seul moyen de soigner les maux du monde. « (…) la psalmodie de lamentation est une accusation sans vengeance qui se conclut, elle aussi, sur une question sans réponse, donc infinie dans sa forme même. C’est en cela, justement, qu’elle appelle, d’une part la poésie et d’autre part l’étude, que Benjamin comme Scholem, dans sa correspondance, rendait par le verbe substantivé Lernen. Or, en général, pour étudier il faut baisser la tête et le regard : nouvelle voie dans cette heuristique de l’orientation. Dans l’étude on se penche longuement sur des textes, des livres ouverts. Quitte à prolonger ce geste de lecture dans un désir d’écrire à son tour, de faire revivre le texte : histoire de se constituer soi-même en « petit messager de la tradition ». » (D.H. p.301)
Paysages de landes automnales – saison du massacre commémoré -, arbustes pour attirer et nourrir les oiseaux, aire qui, en perpétuant la mémoire des disparu-e-s, attise la biodiversité, végétalise l’urbain, souffle sur les braises du vivant, souffle qui console en rappelant que la nécromasse n’est que transition entre mort et vie et mort, leur indispensable interdépendance. Disparition, apparition, battement d’ailes, respiration, expiration. Battements d’ailes qui rythment la psalmodie, mais aussi la remémoration, dont le travail, partant d’un deuil précis, circonstanciel, le resitue dans une histoire plus large, celle de la génération. « Il n’y a pas d’histoire ni de tradition sans un acte de « remémoration ». nous ne recherchons pas le passé comme des policiers extérieurs à leur objet d’enquête : nous tentons de nous y « emparer d’un souvenir » qui n’est pas seulement factuel, mais affectif, ayant partie liée à notre mémoire inconsciente. « Ne sentons-nous pas nous-mêmes un faible souffle de l’air dans lequel vivaient les hommes d’hier ? Les voix auxquelles nous prêtons l’oreille n’apportent-elles pas un écho de voix désormais éteintes ? Les femmes que nous courtisons n’ont-elles pas des sœurs qu’elles n’ont plus connues ? S’il en est ainsi, alors il existe un rendez-vous tacite entre les générations passées et la nôtre. » Or l’image (Bild) – l’image mnémonique qui surgit en nous, tout à coup, souvent de façon involontaire, comme chez Marcel Proust – est le nom que Benjamin aura voulu donner à ce véhicule fondamental de la remémoration. » (p.190) Un jardin où la remémoration des massacres d’innocent-e-s – au rhizome sinuant au cœur des mémoires inconscientes – œuvre uau « rendez-vous tacite entre les générations ». Il se promit de venir la nuit. S’assoir. Penser, prier, son regard épousant les lumières basses, tremblantes, disposées dans le jardin, reproduisant la carte du ciel de la nuit funeste. Dynamique de correspondances, de constellations. Il y a toujours de la lumière au bout de l’étude-poésie s’emparant des configurations qui nous aliènent et nous meurtrissent.
Mémoire musicale
A posteriori – vous savez comment ça se passe, il écoute une œuvre nouvelle et elle le ramène, en imagination, au jardin -, il associa à ce jardin mémoriel, en tout cas aux pas qu’il y égrena, aux fluctuations des pensées et émotions qui l’irriguèrent, à l’empreinte que le jardin laissa en lui, la musique d’Aperghis, « lignes de fissure », solo pour cymbalum. Un instrument entre-deux, ni piano ni percussions, ou les deux, en version aérienne, flottante, à l’envers (pour saisir la musique de l’envers des choses). Écriture musicale qui entrelace le savant et le traditionnel esquissant les contours d’un paysage immatériel, sur aucune carte. Fluidités plurielles. La musique semble suivre le cours de pensées abstraites, qui coulent sans berges, suivant le tracé erratique, indomptable, de fissures mémorielle. Elle joue avec ces lignes de fractures, sautant par-dessus, les contrariant, les détournant, les raccordant les unes aux autres, en un ruissellement qui ravine les matériaux de l’histoire, désagrège tout credo préformé, submerge les pseudo-origines supérieures, les pseudo-ancrages dans une essence territoriale prioritaire, autoritaire, les recouvre d’un paysage imaginaire, sans rivages apparents, toujours en train d’être modelé par les ravinements d’autres intimités, en devenir, le ruissellement d’altérités, convergentes. Géographie musicale d’une fissure matricielle.
Pierre Hemptinne