George Martin vs le Punk : la pop entre chef-d’œuvre et coup de poing

Publié le 15 décembre 2025 par John Lenmac @yellowsubnet

Il existe, dans l’histoire de la pop, des alliances si fécondes qu’elles finissent par redéfinir les règles du jeu. Celle qui a uni George Martin et The Beatles appartient à cette catégorie rarissime. Au fil des séances aux studios d’Abbey Road, la complémentarité entre les quatre musiciens de Liverpool et leur producteur orchestral, formé au classique, a élevé la chanson populaire à un niveau d’ambition et d’inventivité sans précédent. Pourtant, des années après le chant du cygne que fut Abbey Road, Martin a livré un constat amer : l’irruption du punk aurait, selon lui, « tout remis en marche arrière ». Une formule cinglante, qui dit autant la fidélité de Martin à un idéal d’artisanat musical que la fracture esthétique des années 1970, entre sophistication studio et retour à l’énergie brute.

Ce long article propose de revenir sur cette opposition, non pour trancher en faveur d’un camp, mais pour en comprendre les ressorts. Comment un producteur qui avait façonné l’un des catalogues les plus admirés de la musique moderne en est-il venu à considérer le punk rock comme une marche arrière historique ? Que nous dit cette réaction du projet artistique porté par George Martin et les Beatles ? Et que vaut ce verdict à l’épreuve du temps, de Ramones aux Sex Pistols, de The Clash à l’héritage que ces groupes ont laissé aux générations suivantes ?

Sommaire

  • George Martin, cinquième Beatle et « traducteur » musical
  • L’après-Beatles : continuités et audaces d’un producteur insatiable
  • La ligne de crête entre expérimentation et emphase
  • L’irruption du punk : un séisme esthétique et social
  • « Tout remettre en marche arrière » : que dit réellement cette formule ?
  • Les Beatles, entre sophistication et énergie brute : un précédent ambigu
  • La « norme » selon Martin : la pop élevée au rang d’art total
  • Le punk comme déconstruction : une autre idée du progrès
  • L’oreille de Martin : précision, justesse, métier
  • Beatles vs. punk : choc réel, dialogues secrets
  • Abbey Road comme horizon : que voulait « dire » l’album pour Martin ?
  • Le regard des Beatles sur le punk : entre curiosité et distance
  • La pédagogie de l’ambition : ce que Martin a transmis
  • Héritages croisés : que reste-t-il de l’objection de Martin ?
  • L’argument social : démocratiser la pratique vs. professionnaliser l’art
  • Les Beatles, boussole toujours vivante
  • Punk et Beatles dans le miroir du temps : au-delà du verdict
  • Une polémique fondatrice, un héritage commun

George Martin, cinquième Beatle et « traducteur » musical

Pour saisir l’ampleur du désarroi exprimé par George Martin à l’égard du punk, il faut rappeler ce qu’a représenté son rôle auprès des Beatles. Classiquement formé, fin arrangeur, lecteur de partitions et oreille absolue au service de l’imagination, Martin était bien plus qu’un technicien de studio. À maintes reprises, il a servi de passeur entre des intuitions fulgurantes et leur concrétisation sonore, traduisant en termes instrumentaux les descriptions parfois naïves ou purement imagées des musiciens.

Lorsque Paul McCartney souhaite un accompagnement « à la Vivaldi » pour Eleanor Rigby, c’est Martin qui propose un octuor à cordes, enregistré avec une sécheresse inédite pour l’époque, abolissant la distance orchestrale pour mettre le couteau des archets au plus près de la voix. Quand John Lennon réclame « le son du cirque » sur Being for the Benefit of Mr. Kite!, c’est Martin qui découpe et colle des bandes de calliopes et d’orgues de foire, inventant un maelström sonore encore stupéfiant. Quand A Day in the Life réclame l’abîme, c’est Martin qui convoque un orchestre symphonique, 40 musiciens lâchés en glissando vers l’aigu, puis frappés par l’accord final en mi majeur, tenu jusqu’à l’extinction du son comme un souffle cosmique.

Ces exemples – auxquels on pourrait ajouter les inversions de bandes sur Strawberry Fields Forever, l’art de la prise de son des chœurs, le clavicorde de In My Life, la dramaturgie des medleys d’Abbey Road – montrent combien l’idéal esthétique du tandem Beatles/Martin allait vers la mise en scène du studio comme un instrument à part entière. Le studio n’était pas un simple lieu d’enregistrement, mais l’espace même de l’œuvre, où l’arrangement, la prise de son, le montage et le mixage devenaient des gestes de composition.

Dans ce cadre, l’ambition et la précision n’étaient pas des luxes superflus, mais des nécessités au service d’une vision : élargir sans cesse le vocabulaire de la pop pour en faire un art complet, capable d’absorber la musique classique, l’avant-garde, le music hall, l’Indian music, le rhythm and blues ou le psychedelic rock, et de les fondre dans une écriture de chanson accessible et mémorable.

L’après-Beatles : continuités et audaces d’un producteur insatiable

Après la séparation du groupe en 1970, George Martin ne s’est pas contenté de recycler ses recettes. Il a poursuivi, à sa manière, l’exploration entamée durant la décennie 1963-1969. On le retrouve au chevet d’artistes qui, chacun à leur manière, cherchent une articulation neuve entre virtuosité instrumentale, recherche sonore et efficacité mélodique.

Avec Jeff Beck, il participe à des albums où la guitare devient voix principale, sculptée par des arrangements finement pesés, parfois épurés jusqu’au silence, parfois épaissis par des claviers et des cordes qui servent la mélodie plus qu’ils ne l’enjolivent. Avec America, il encourage un folk pop lumineux, tissé d’harmonies vocales que n’auraient pas reniées Lennon et McCartney à leurs débuts. Avec Cheap Trick, il met sa science des couches sonores au service d’un power pop acéré, qui montre que l’énergie électrique et la sophistication d’atelier peuvent, si l’on s’en donne les moyens, cohabiter dans un équilibre fécond.

Plus ambitieux encore, le passage par l’univers de la fusion et du jazz rock – pensons à l’ombre portée de formations comme l’Orchestre du Mahavishnu – laisse entrevoir le plaisir qu’a Martin à travailler avec des instrumentistes hors norme, capables de complexités rythmiques et harmoniques que la pop « traditionnelle » n’aborde que rarement. Ce n’est pas un hasard : ce producteur aime les défis techniques et les architectures musicales qui interrogent la forme. Sa fidélité au projet Beatle n’est donc pas de l’ordre du passéisme ; c’est l’écho d’une conviction : la chanson populaire peut et doit converser avec des langages plus savants, sans perdre son pouvoir d’adresse immédiate.

La ligne de crête entre expérimentation et emphase

Toute ambition comporte cependant son risque. À mesure que s’affirme le courant progressif au tournant des années 1970, le rock épouse des formats plus longs, multiplie les mouvements, les changements de mesure, les modulations, les suites thématiques. Dans le meilleur des cas, cette extension du domaine de la chanson accouche d’œuvres remarquables, où la narration musicale se déploie en arcs puissants. Dans le pire, elle vire à l’exercice d’école, à la démonstration gratuite, au solo interminable qui oublie la chair de la mélodie.

George Martin, qui sait ce qu’exige la précision orchestrale, peut logiquement se montrer sévère lorsque la virtuosité perd de vue la pertinence. Il n’a jamais défendu la complexité pour elle-même. Son art, au contraire, consiste à éclairer une idée musicale, à la mettre en valeur, à la sculpter afin qu’elle atteigne sa cible avec une force accrue. Lorsqu’une composition se dilue dans l’ostentation, il n’y voit qu’une trahison de l’objectif initial : servir la chanson.

Ce regard critique sur certains excès du prog rock prépare, paradoxalement, la compréhension du choc que le punk inflige à la scène britannique en 1976-1977. Car si l’enflure et l’hermétisme appellent la réaction, la nature de la réponse va, pour Martin, trop loin.

L’irruption du punk : un séisme esthétique et social

L’onde de choc punk ne peut se comprendre uniquement en termes de langage musical. Elle tient à un contexte social, économique et culturel. L’Angleterre du milieu des années 1970 se débat avec la crise, le chômage, la grisaille du quotidien. Une frange de la jeunesse choisit l’insurrection, non par la sophistication, mais par la réduction, par le cri, par la vitesse. D’où ce son de guitare acéré, ces chansons courtes comme des rafales, ces textes qui s’attaquent frontalement aux institutions, aux conventions, parfois aux idoles d’hier.

Dans ce paysage, les Ramones condensent l’ADN d’un rock minimaliste et percutant, réduit à l’os, rebranchant la musique électrique sur l’immédiateté du tempo rapide et des riffs martelés. Les Sex Pistols, avec John Lydon en figure de proue, transforment cette pulsion en manifestation culturelle : performances âpres, confrontations médiatiques, textes provocateurs. The Clash, emmenés par Joe Strummer, ouvrent, eux, la porte à un autre versant du punk, plus politique, plus curieux des musiques voisines – reggae, dub, rockabilly – sans renoncer à la franchise du geste, à la rudesse volontaire de l’exécution.

Face à cette effervescence, George Martin exprime un regret : selon lui, le chemin tracé par Abbey Road, celui d’un dialogue entre la musique classique et le rock, aurait pu et dû se prolonger. Non par nostalgie, mais par cohérence : l’album montrait une voie dans laquelle l’écriture orchestrale, la polyphonie, la forme pouvaient s’articuler avec la puissance du rock pour engendrer une grande musique populaire. Or, dit-il en substance, l’arrêt du projet Beatles a laissé un vide. Dans ce vide, le punk s’est engouffré et a « mis la marche arrière », renonçant aux acquis de sophistication pour revaloriser la rugosité du bruit et la primauté de l’attitude.

« Tout remettre en marche arrière » : que dit réellement cette formule ?

La phrase attribuée à George Martin – le punk aurait « mis la marche arrière » – n’est pas une condamnation morale. Elle marque l’incompréhension d’un producteur pour qui la construction patiente d’un langage, l’apprentissage des techniques et l’accumulation de savoir-faire servent un horizon : rendre la pop plus riche, plus complexe, plus expressive. À ses yeux, l’idéal incarné par Abbey Roadcontrepoints subtils, enchaînements de thèmes, prolongements orchestraux, enchaînements en medley – dessinait le futur possible d’une musique populaire savante. À cet idéal, le punk oppose une philosophie presque iconoclaste : ce qui compte, ce n’est pas la maîtrise d’un solfège érudit, mais la nécessité de dire, vite, fort, avec les moyens du bord.

On peut lire cette opposition comme un malentendu de temporalité. Pour George Martin, la progression artistique est linéaire : chaque génération hérite d’innovations, les assimile et va plus loin. Pour le punk, la progression passe par des coupes franches : il faut désapprendre pour retrouver l’urgence, désosser la forme pour ressusciter la tension. La marche arrière dont parle Martin est, pour les punks, un retour à la source du rock’n’roll, non pas un reniement des Beatles, mais une tentative de retrouver l’électricité du geste originel.

Les Beatles, entre sophistication et énergie brute : un précédent ambigu

Le paradoxe, c’est que les Beatles ont eux-mêmes cultivé, dans leur corpus, le goût du direct et de l’abrasif. Qu’on pense à la violence contrôlée de Helter Skelter, à l’énergie surf de I Saw Her Standing There, à l’électricité nerveuse de Revolution en version single, à la concision revendiquée de Why Don’t We Do It in the Road?. Le groupe a toujours su, quand l’idée le réclamait, renoncer à la dentelle pour saisir l’immédiateté. Le rock des Beatles tient à cette oscillation : d’un côté, l’orfèvrerie du double quatuor de Eleanor Rigby ou des harmonies de Because, de l’autre, la rudesse de Yer Blues ou l’ironie agressive de I’m Down.

Ce double héritage complique l’équation. Quand George Martin défend la sophistication, il défend une orientation des Beatles dont il a été l’architecte majeur. Mais l’ADN du groupe ne se réduit pas à cela. La simplicité – au sens noble – fait aussi partie de la signature Beatles : une mélodie infaillible, trois accords mis en son avec une évidence qui touche tout le monde. L’histoire veut que le punk ait mis en exergue cet aspect-là, parfois au détriment de l’autre. Pour Martin, c’est une perte. Pour les punks, c’est une purge salutaire.

La « norme » selon Martin : la pop élevée au rang d’art total

En défendant l’idée qu’Abbey Road montrait la route, George Martin pose une question de norme. Qu’est-ce qu’une chanson doit viser ? Pour lui, l’époque 1966-1969 a prouvé que la pop pouvait emprunter aux formes longues, aux orchestrations élaborées, à l’expérimentation technologique, tout en préservant la lisibilité mélodique. Les medleys du dernier album, la construction cyclique de You Never Give Me Your Money jusqu’au chœur conclusif de The End, ou la macro-forme de A Day in the Life sont les pierres de touche de cette conviction. Le studio, la bande magnétique, les mélotrons, les oscillateurs, les vari-speed deviennent l’équivalent moderne d’un orchestre que l’on dirige, découpe et assemble.

Pour Martin, « continuer après Abbey Road » signifie poursuivre ce dialogue entre écriture et technologie, entre tradition et innovation, pour hisser la chanson au rang d’art majeur sans l’arracher à sa popularité. Il ne s’agit pas de rendre la pop hermétique, mais de lui donner profondeur, ampleur, nuance. C’est ce projet qui, selon lui, est contrarié par la vague punk.

Le punk comme déconstruction : une autre idée du progrès

Là où George Martin voit une régression, on peut aussi voir une déconstruction nécessaire. Si l’on admet que certaines formes du rock progressif avaient figé la virtuosité en convention, le punk a joué le rôle du solvant. En refusant le culte du savoir-faire pour retrouver celui de la prise de parole, le mouvement a réouvert des possibles. Il a replacé la rythmique au centre, remis l’urgence au poste de commande, réhabilité le bruit comme matériau expressif. Il a aussi redonné la parole à ceux qui se sentaient exclus d’une musique devenue, à leurs yeux, trop professionnelle.

De ce point de vue, parler de « marche arrière » n’a de sens que si l’on considère la musique populaire comme une ligne droite ascendante. Or l’histoire se compose de mouvements pendulaires. Les avancées techniques appellent régulièrement des retours à la sobriété, qui, à leur tour, stimulent une nouvelle vague d’innovation. Les Beatles eux-mêmes ont alterné la densité de Sgt. Pepper’s avec le dépouillement de The Beatles (le White Album), puis l’économie revendiquée de Let It Be avant l’architecture somptueuse d’Abbey Road. Le punk ne nie donc pas l’héritage Beatles ; il en sélectionne une part pour en faire un levier.

L’oreille de Martin : précision, justesse, métier

Pour autant, on aurait tort de caricaturer la position de George Martin. Son regret ne signifie pas qu’il méprisait tout ce que le punk a produit. Il exprime plutôt l’attachement d’un artisan à la justesse et au métier. Son exigence porte sur la qualité de la composition, l’articulation des voix, la clarté des arrangements, l’intégrité de la prise de son. À travers la formule choc, on entend une maxime plus simple : la musique populaire mérite qu’on prenne le temps de bien faire. Ce qui, à l’oreille d’un producteur, n’exclut ni l’énergie, ni la rugosité, mais refuse la négligence élevée en esthétique.

C’est d’ailleurs ce métier qui lui a permis, au-delà des Beatles, de faire grandir les artistes qu’il accompagnait. Écouter avant d’intervenir, comprendre avant d’orchestrer, mettre en confiance avant de diriger : telle est la méthode Martin. Il ne transforme pas un groupe contre sa nature ; il cadre son potentiel et lui donne les outils pour s’accomplir. Difficile, dès lors, pour quelqu’un qui place la pédagogie au cœur de son travail, de voir triompher un mouvement qui revendique l’autodidaxie la plus radicale.

Beatles vs. punk : choc réel, dialogues secrets

On oppose souvent Beatles et punk comme des polarisations irréconciliables : d’un côté, la pop symphonique et l’innovation studio ; de l’autre, la déflagration basique et l’esthétique DIY. La réalité est plus subtile. Le langage punk a profité – parfois à son insu – des ouvertures créées par les Beatles. La compression créative des chansons courtes, l’efficacité du riff, les refrains inoubliables, l’audace dans l’emploi de saturations et de textes percutants : tout cela existait déjà chez les Fab Four. Le punk a radicalisé ces éléments, les a dépouillés de leur décor orchestral pour en faire la colonne vertébrale de sa propre grammaire.

Inversement, l’énergie punk a rejailli sur la pop et le rock des décennies suivantes, y compris chez des héritiers qui revendiquent l’amour du songwriting élaboré. Les new wave sophistiquées, les post-punk aventureux, les indie à la sensibilité mélodique n’auraient pas trouvé la même liberté sans l’onde de choc de 1977. La leçon Beatles – l’intelligence de la forme – et la leçon punk – la nécessité du dire – ont, en réalité, coexisté et parfois fusionné.

Abbey Road comme horizon : que voulait « dire » l’album pour Martin ?

Pour comprendre la portée prophétique que George Martin prête à Abbey Road, il faut regarder la structure de l’album. D’un côté, des chansons autonomes, aux textures très travaillées, où chaque timbre est choisi pour sa fonction : la guitare en cloche de Something, le Moog qui s’insinue dans Here Comes the Sun, le groove charnu de Come Together. De l’autre, une suite élaborée sur la seconde face, façonnant un flux continu de vignettes qui, par le montage, acquièrent une cohérence narrative. Il y a là la promesse d’un rock capable de penser la forme macro sans renoncer à la song micro.

Quand Martin regrette que l’on n’ait pas « continué » cette voie, il parle d’un programme esthétique : inventer une forme longue populaire, un art qui marie la mémoire de la chanson et les ressources de la composition sophistiquée. Le punk, sur ce plan, a proposé le contre-programme. Non pas l’épopée, mais le fragment ; non pas la cathédrale, mais le coup de poing. Deux manières d’affronter la même question : comment faire que la musique touche juste, vite ou durablement.

Le regard des Beatles sur le punk : entre curiosité et distance

Les membres des Beatles n’ont pas réagi d’une seule voix à l’émergence du punk. On sait que Paul McCartney a toujours revendiqué un goût pour l’énergie brute, tout en cultivant une écriture mélodique raffinée. John Lennon pouvait admirer l’attitude frondeuse, tout en se tenant à distance des poses de provocation gratuite. George Harrison, attentif aux textures et aux sonorités, percevait sans doute dans le punk autant un symptôme social qu’un enjeu musical. Ringo Starr, enfin, portait le regard du batteur qui sait la force d’un tempo droit et la valeur de l’économie.

Ces nuances attestent une évidence : l’héritage Beatles n’est pas un bloc monolithique. Le punk l’a attaqué et l’a honoré tout à la fois, dépendant de ce que l’on regarde. La simplicité de Love Me Do ou l’ardeur de I’m Down peuvent, vues de 1977, passer pour des prémices de l’idiome punk. Les architectures de Sgt. Pepper’s et d’Abbey Road, à l’inverse, incarnent ce que le mouvement rejette. George Martin, en défenseur de cette seconde tradition, a logiquement grincé des dents.

La pédagogie de l’ambition : ce que Martin a transmis

Il serait injuste, toutefois, de réduire George Martin à un homme d’un seul passé. Sa pédagogie – apprendre aux artistes à écouter l’espace sonore, à choisir les instruments pour leur timbre, à composer en pensant le mix – a infusé la culture du studio au-delà des genres. Qu’on travaille un folk dépouillé, un rock nerveux, une pop baroque, la leçon de Martin reste la même : une idée mérite un écrin. Ce n’est pas une affaire de budget ou de luxure sonore, mais de cohérence. Une guitare bien placée, un silence ménagé, une ligne de basse dessinée avec intention peuvent suffire à élever une chanson.

Le punk lui-même, lorsqu’il cesse d’être pur slogan et devient écriture, finit par rejoindre cette exigence. Les meilleurs disques du mouvement, ceux qui ont résisté au temps, ne doivent rien au hasard : ils sont courts et ciselés, violemment justes dans leurs choix sonores, attentifs à la cohérence entre le texte, la voix, la prise de son. On peut, dès lors, lire le différend Martin/punk non comme un abîme, mais comme un dialogue rude entre deux manières de maîtriser l’impact.

Héritages croisés : que reste-t-il de l’objection de Martin ?

Près d’un demi-siècle après la déflagration punk, que vaut l’idée d’une « marche arrière » ? Sur le plan strictement historique, le mouvement a, de fait, interrompu – ou rendu marginale – une certaine grandiloquence progressive qui paraissait, à la mi-décennie 1970, devenue l’orthodoxie du rock. Mais sur le plan artistique, la dialectique entre sophistication et dépouillement s’est révélée fertile. L’essor des studios indépendants, des labels alternatifs, la circulation de producteurs capables d’allier technicité et instinct témoignent d’un continuum où l’on peut aimer Debussy et trois accords rageurs, Bach et un riff de guitare martelé en huit notes.

Le leg de George Martin – l’exigence, la curiosité, la discipline au service de l’imagination – a, lui aussi, survécu et prospéré. Des producteurs de la génération suivante, qu’ils soient attirés par la pop à grande orchestration ou par l’indie soigneusement lo-fi, revendiquent cette croyance : la forme compte, la sonorité raconte, l’arrangement est un sens. Même les scènes qui se réclament du bruit, du grain, de l’âpreté travaillent ces matières avec une minutie que George Martin aurait reconnue, sinon approuvée.

L’argument social : démocratiser la pratique vs. professionnaliser l’art

Un autre angle éclaire le différend. Le punk, en abaissant la barrière d’entrée, a démocratisé la pratique musicale. Le message – « prends une guitare, apprends trois accords, écris, hurle si nécessaire » – a libéré des adolescents qui ne se reconnaissaient ni dans les écoles de musique, ni dans les salles de concert compassées, ni dans l’excellence technicienne. D’innombrables vocations se sont ainsi déclenchées. C’est précisément ce que, pour George Martin, pose problème : à ses yeux, rendre l’exigence optionnelle, c’est fragiliser la valeur de la musique comme métier. Il ne défend pas un élitisme social, mais une éthique de l’artisanat.

L’opposition devient donc une tension féconde : d’un côté, l’ouverture des portes et l’empowerment des amateurs ; de l’autre, la transmission d’un savoir qui permet aux idées de durer. L’histoire récente montre que les deux voies peuvent cohabiter. On peut devenir musicien par la pratique spontanée, puis chercher, au fil des enregistrements, à apprendre les outils du studio. On peut aussi venir de la partiture et réapprendre la frappe de l’urgence. à ce titre, la formule de Martin sonne comme un signal d’alarme plus que comme une sentence : n’oubliez pas ce que l’acuité technique peut offrir à l’émotion brute.

Les Beatles, boussole toujours vivante

Pourquoi ce débat nous intéresse-t-il encore ? Parce que l’œuvre des Beatles demeure une boussole. Elle nous rappelle que la chanson est un art hybride où le cœur et l’atelier se parlent. Il y a, dans les prises de Revolver, dans les couches de Sgt. Pepper’s, dans la lumière d’Abbey Road, une science du son qui n’écrase jamais la chaleur humaine. Et il y a, dans leurs titres les plus rugueux, une franchise qui ne craint ni l’imperfection, ni la brisure.

Dire, comme George Martin, que le punk a « remis tout en marche arrière », c’est réaffirmer, avec vigueur, l’ambition que l’alliance Beatles/Martin avait donnée à la pop. C’est rappeler un cap : ne pas se contenter de l’immédiat, mais étirer l’horizon de la forme. Ceux qui, aujourd’hui, s’essaient à la chanson, quel que soit leur bord, gagnent à entendre cette exigence. Elle ne leur interdit pas le cri ni la colère. Elle leur propose de façonner leur énergie pour la rendre mémorable.

Punk et Beatles dans le miroir du temps : au-delà du verdict

Au terme de ce parcours, que reste-t-il du verdict ? Il reste une formule qui, par sa rudesse, secoue les évidences. Et il reste un dialogue entre deux projets de la musique populaire. L’un, portée par George Martin et les Beatles, clame que la pop peut devenir art total par la forme, l’orchestration, la technologie maîtrisée. L’autre, lancé par le punk, affirme que la pop doit rester arme et urgence, quitte à biffer quelques pages de solfège au passage.

L’histoire n’a pas tranché. Elle a absorbé les deux. On trouve aujourd’hui des albums qui, dans l’esprit d’Abbey Road, tressent des suites ambitieuses, superposent des timbres, sculptent des espaces. On trouve, tout aussi bien, des disques qui renouent avec la fulgurance punk, chansons en deux minutes qui disent plus que de longues thèses. Entre les deux, une myriade de ponts : post-punk érudit, pop baroque écorchée, rock nerveux à cordes fantomatiques.

Ce pluriel est, au fond, le meilleur héritage des Beatles et de George Martin. En ouvrant la boîte des possibles, ils ont rendu le désaccord productif. Le punk, en contestant la part la plus cérémonielle du rock, a obligé la pop à justifier ses ambitions et à resserrer ses idées. La marche arrière, si l’on veut reprendre l’image, a servi à reprendre de l’élan. Et l’élan, depuis, n’a cessé de nous porter, de métamorphose en métamorphose.

Une polémique fondatrice, un héritage commun

La phrase sévère de George Martin sur le punk a l’éclat d’un éclair dans le ciel de la pop : bref, tranchant, impossible à ignorer. Elle fixe, en quelques mots, la nostalgie d’un chemin possible – celui d’une pop savante, lyrique, architecturée – que l’histoire n’a pas suivi de manière linéaire. Elle rappelle aussi que la musique populaire est vivante, donc contradictoire. Elle ne progresse pas comme une flèche, mais par saccades, retours, accélérations, bifurcations.

Les Beatles et George Martin ont donné à la chanson des outils pour devenir monument. Le punk a rappelé que la chanson peut aussi rester geste et cri. Entre ces deux pôles, notre écoute circule, se forme, se transforme. Et c’est dans cet espace – tendu, parfois conflictuel – que s’écrit, encore aujourd’hui, l’avenir de la pop.

Si l’on tient absolument à trancher, on dira ceci : non, le punk n’a pas « ruiné » les Beatles. Rien ne peut altérer ce que leur catalogue a d’inusable et de fondateur. Mais oui, le punk a déplacé la boussole qu’Abbey Road prétendait fixer. Et ce déplacement, loin d’être une fin, fut le début d’une conversation qui dure encore. Le studio-instrument de George Martin et l’ampli-bélier des Sex Pistols ne racontent pas la même histoire. Ils racontent, ensemble, pourquoi la musique populaire nous échappe toujours un peu : parce qu’elle naît de la friction entre l’idée et le geste, entre la main qui taille et la main qui frappe.

Dans le vacarme et la dentelle, dans la marche avant et la marche arrière, on entend encore, sous le tumulte, la leçon des Beatles : l’audace n’est pas un style, c’est une attitude. C’est là, peut-être, le terrain où George Martin et les punks se rencontrent malgré tout. À condition d’écouter, vraiment, ce que chacun met dans le mot qui, depuis Liverpool jusqu’aux sous-sols de Londres, n’a jamais cessé d’aimanter nos oreilles : rock’n’roll.