Quand John Lennon déclare que Plastic Ono Band est « la meilleure chose que j’aie jamais faite », il ne bluffe pas. Publié le 11 décembre 1970, ce premier album véritablement solo après l’implosion des Beatles est à la fois confession, catharsis et manifeste esthétique. Ici, plus de masques psychédéliques, plus de saynètes surréalistes : Lennon s’adresse à nous en homme, pas seulement en superstar. Et si l’on cherche à comprendre l’artiste derrière le mythe, l’être de chair et de plaies derrière l’icône, Plastic Ono Band est sans doute le disque le plus « vrai » de sa carrière. Il y met à nu ses traumas d’enfance, ses colères, ses amours, sa quête de foi et ses désillusions, sur fond d’un trio minimaliste — Lennon, Ringo Starr à la batterie, Klaus Voormann à la basse — mis en boîte à Abbey Road sous la houlette d’un trio de producteurs à la fois improbable et parfaitement logique : John & Yoko, avec Phil Spector en éclaireur de l’épure. L’album paraît le même jour que le disque jumeau de Yoko Ono, prolongeant l’idée de la Plastic Ono Band, collectif conceptuel à géométrie variable imaginé dès 1969. Dès sa sortie, l’œuvre déroute une partie du public mais elle sera rapidement reconnue comme un sommet de l’expression personnelle en rock, un disque où la simplicité des moyens magnifie la profondeur de l’aveu. Les dates, les lieux, l’attelage musical et la trajectoire critique ultérieure attestent cette singularité, tout comme la réédition monumentale en 2021 qui a mis à disposition sessions, démos et isolations de pistes, confirmant à quel point chaque décision sonore fut pensée au service de la sincérité. ()
Ce dépouillement n’est pas un hasard. Au printemps et à l’été 1970, John et Yoko explorent la « thérapie primale » du psychologue Arthur Janov, méthode controversée qui prétend libérer les traumatismes enfouis par le cri et la reviviscence émotionnelle. Lennon en retire des chansons d’une franchise à vif, un phrasé à la limite de la rupture et une poésie débarrassée des faux-semblants. On peut contester le fond scientifique de la méthode, on ne peut nier son impact sur la création du moment : l’écriture et l’interprétation de Lennon s’y puisent une intensité rarement atteinte sur un album pop-rock majeur. ()
Dans ce dossier, nous avons choisi cinq titres qui, au cœur de cette œuvre de onze morceaux, concentrent la vision de Plastic Ono Band. Ce ne sont pas seulement des « favoris » ; ce sont des angles, des portes d’entrée vers un autoportrait total. Cinq chansons pour entrer dans l’atelier, écouter le souffle, mesurer la tension, et comprendre comment Lennon a redéfini l’authenticité.
Sommaire
- « Working Class Hero » : le chant des désenchantés, l’hymne des lucides
- « Love » : la tendresse à hauteur d’humain
- « God » : iconoclasme, liberté et la phrase qui ferme un siècle
- « Hold On » : micro-manifeste de douceur, trouée d’absurde salvateur
- « Mother » : cloches funèbres, cri primal et vérité filiale
- Cinq chansons, une esthétique : l’art de l’épure et la vérité mise à nu
- Pourquoi ces cinq-là ? Une boussole pour replonger en 2025
- Focus chanson par chanson : ce qu’elles nous apprennent encore aujourd’hui
- Épilogue : « le rêve est fini », la chanson continue
« Working Class Hero » : le chant des désenchantés, l’hymne des lucides
Quelle meilleure boussole que Working Class Hero pour saisir l’ambition morale de l’album ? Lennon n’y livre pas une fable, il raconte un trajet, celui d’un individu happé dès l’enfance par les machines à normaliser — famille, école, médias, usine, star-system — et rendu « fou » à force de suivre des règles conçues pour le broyer. Musicalement, c’est l’os à nu : une guitare acoustique, une voix qui tranche. L’accompagnement réduit au strict nécessaire crée le climat de ballade folk intransigeante, dans la lignée de certains modèles de Bob Dylan, mais la langue est celle de John, directe, presque documentaire. On n’est plus dans le slogan : on est dans le constat, rage froide et fraternelle à la fois. ()
La chanson choque à l’époque pour sa crudité lexicale — deux occurrences du mot interdit à la radio — qui valent au titre d’être proscrit sur plusieurs stations et objet de polémiques politiques. Qu’importe : Lennon assume, le mot « colle » à la phrase, l’emphase donne le sens, et l’âpreté du réel appelle une langue sans euphémisme. C’est un cas d’école de la manière Plastic Ono Band : la violence n’est pas « contre » l’auditeur, elle est pour la vérité de l’expérience. Et paradoxalement, la chanson devient un hymne universel, capable de parler à des contextes sociaux et des générations différentes, parce qu’elle décrit un mécanisme plus qu’un épisode. Les archives et récits d’époque détaillent la réception houleuse, les interdictions ponctuelles, les éditions censurées, et l’étrange destin ultérieur du titre, repris, célébré, disputé — et toujours vivant. ()
Sur le plan strictement musical, on entend dans l’attaque de médiator, dans le phrasé qui traîne légèrement derrière le temps, une manière d’accentuer l’implacabilité du texte. La progression d’accords, celle d’un folk anglais remanié par le rock, ménage des respirations minimes. Tout est dans l’art de l’ellipse : pas de contrechants tapageurs, pas de chœurs consolateurs, pas d’ornements généreux. Lennon ne cherche pas à séduire, il veut dire. Et ce dépouillement, loin d’appauvrir l’émotion, la rend plus menaçante, plus intime aussi — comme si l’on ouvrait la porte d’une cuisine de HLM un soir d’hiver et que la confession tombait, brute. À la fin, il ne reste qu’une impression : cette chanson, si personnelle, parle de nous autant que pour lui.
En replaçant Working Class Hero dans la mosaïque de l’album, on comprend sa fonction dramaturgique : elle prolonge les thèmes d’Isolation et de I Found Out et prépare l’uppercut philosophique de God. On peut l’entendre comme un chapitre d’une autobiographie éclatée, mais aussi comme une boussole pour la suite de l’œuvre solo de Lennon, où l’ambition sociale et politique se greffera sur une introspection jamais refermée. Les notes de pochette, relectures critiques et dossiers commémoratifs plus récents confirment sa place cardinale dans la discographie. ()
« Love » : la tendresse à hauteur d’humain
Au cœur d’un disque rugueux, Love est une éclaircie, une chanson dépouillée au point d’en être presque translucide. Lennon y murmure la définition la plus simple et la plus essentielle de l’amour, en phrases courtes, comme pour ne pas trahir le sentiment par trop de rhétorique. La voix est proche du micro, l’acoustique respire, un piano sobre accompagne, et tout l’équilibre repose sur un dosage d’air et de silence. C’est une preuve supplémentaire que l’économie de moyens n’est pas un manque, mais un choix esthétique délibéré : laisser l’émotion faire son travail, sans interposer le décor. On sait aujourd’hui que Lennon a sérieusement envisagé d’en faire un single, avant de lui préférer Mother à la sortie de l’album ; la chanson obtiendra tout de même une seconde vie sur The John Lennon Collection et sortira en 1982 en 45 tours, preuve de sa force intemporelle. ()
L’adresse implicite à Yoko Ono est de notoriété publique et, pour une fois, Lennon ne dissimule rien. Mais « Love » n’est pas un abîme d’intimité inaccessible : la beauté de la mélodie, l’universalité des mots, l’égalité presque proustienne entre temps et mémoire qu’elle installe, en font une chanson ouverte à l’expérience de chacun. On y entend l’homme qui sort du tumulte pour retenir ce qui le sauve. Sur le plan des crédits, l’austérité instrumentale est assumée : John Lennon au chant et à la guitare acoustique, Phil Spector au piano, sans surcharge ni contreligne sirupeuse. Là encore, le geste est politique au sens large : refuser la grandiloquence, préférer l’épure à l’emphase, faire confiance au mot et à la note. ()
Ce qui frappe à la réécoute, c’est l’élasticité harmonique, ces changements subtils qui amènent l’oreille sans l’éblouir. La prise de son est d’une proximité rare pour l’époque, et la respiration entre les phrases fonctionne comme une ponctuation. La « tendresse » de Love n’est pas sentimentaliste ; c’est une fermeté du regard, une façon de dire que l’amour n’est pas un grand soir, mais une présence. L’éclairage offert par les rééditions et analyses ultérieures conforte ce diagnostic : la chanson, d’une apparente simplicité, est un art du peu difficile à reproduire, tant la frontière entre nudité et pauvreté est mince. Lennon ne tombe jamais du mauvais côté, parce qu’il a la mélodie et la voix pour tenir l’édifice.
« God » : iconoclasme, liberté et la phrase qui ferme un siècle
Il suffit d’énumérer la litanie de « God » pour sentir son pouvoir de désacralisation : religions, idoles, doctrines, modes, même les Beatles y passent. Ce n’est pas un pamphlet contre la croyance, c’est une émancipation de toutes les croyances qui, selon Lennon, dictent la vie de l’individu. La clé est donnée dans la chute, devenue l’une des phrases les plus célèbres de sa carrière : « I don’t believe in Beatles… I just believe in me. » Musicalement, la chanson est construite comme une ascèse : le piano — au fameux son de tack piano — installe une pulsation chaude, la rythmique Ringo/Voormann tient un tapis discret, et la montée vocale gagne en gravité à mesure que la liste s’allonge. Sur cette session, un invité de choix : Billy Preston au piano, dont la science du gospel fait affleurer une spiritualité sans dogme, à l’inverse de ce que le texte écarte. Le portrait d’ensemble tient autant du règlement de comptes que de l’auto-affranchissement. ()
La force de « God », à distance, c’est son courage. Car il ne s’agit pas de faire table rase, mais de redéfinir une responsabilité : ne plus déléguer sa conscience à un système, fût-il esthétique, religieux ou médiatique. Dans la dramaturgie de l’album, « God » arrive comme un point d’orgue philosophique, et annonce la révolution intérieure que Lennon cherchera à vivre dans les années suivantes. On sait combien cette prise de position a marqué la réception de l’album, en particulier chez ceux qui voyaient encore en Beatle John un refuge confortable. Ici, le mythe est désactivé par celui qui l’a cofondé. C’est aussi cela, la grandeur de Plastic Ono Band : organiser la fin d’un rêve pour commencer une vie. ()
Sur le plan strictement vocal, « God » dévoile une palette saisissante : douceur presque contralto dans les premières minutes, grain qui se charge à mesure que la liste progresse, timbre qui se fendille quand arrive la proclamation finale. Tout l’art de Lennon est là : une ligne qui paraît simple, mais qu’il habite d’inflexions microtonales, de silences expressifs, de glissandos retenus. On comprend que cette performance ait fasciné des générations de chanteurs qui y entendent un modèle d’expressivité sans maniérisme. Les décompositions de pistes publiées à l’occasion des « Ultimate Mixes » ont d’ailleurs permis de mesurer précisément cette architecture vocale. ()
« Hold On » : micro-manifeste de douceur, trouée d’absurde salvateur
Placée tôt dans la face A, Hold On est l’un des moments suspendus de l’album. Lennon s’y parle à lui-même (« Hold on, John »), parle à Yoko, puis élargit le cercle à l’humanité entière, comme si l’auto-apaisement était la condition d’une paix plus vaste. La structure est brièvement construite, moins de deux minutes, autour d’une guitare électrique au tremolo velouté, d’une basse qui marche par touches, et de la batterie jittery de Ringo qui ne s’installe jamais dans un confort rythmique. C’est une chanson qui console sans anesthésier, qui dit la peur de mourir, la peur de souffrir, et la possibilité d’un thé qui réchauffe — image domestique, presque enfantine, qui ancre l’univers de Plastic Ono Band dans le quotidien. ()
Au milieu, surgit un clin d’œil resté célèbre : Lennon lance un « cookie! » qui imite la voix du Cookie Monster de Sesame Street. L’instant d’absurde ne détruit pas la gravité du propos ; au contraire, il l’humanise. Dans cette bulle de presque rire, on entend le gosse de Liverpool qui, au cœur de la tempête, se rappelle que le jeu et la tendresse sont des armes contre l’angoisse. L’anecdote, confirmée et commentée depuis, en dit long sur la liberté de ton du disque et sur la façon dont John refuse tout héroïsme dramatique. On ne surjoue pas la douleur : on vit avec, et parfois, on lance un « cookie » pour la tenir à distance. ()
Ce minimalisme bienveillant ne doit pas masquer l’exigence musicale. La prise 32 retenue pour la version définitive atteste le soin apporté au balancement, au grain tremblant de la guitare, et à la dynamique des silences. La mixette avance à pas feutrés, l’écho est parcimonieux, tout concourt à maintenir l’auditeur proche de la voix. Comme souvent sur Plastic Ono Band, les crédits restent ramassés : Lennon à la guitare et au chant, Ringo à la batterie, Voormann à la basse. La courte durée est elle aussi un choix esthétique : dire juste ce qu’il faut, s’arrêter avant l’emphase, laisser l’oreille dans un état de calme attentif. ()
« Mother » : cloches funèbres, cri primal et vérité filiale
Difficile d’imaginer ouverture plus radicale que Mother. Quatre coups d’une cloche funèbre étirés, ralentis, posent une atmosphère qui n’est pas qu’une image : naissance et deuil s’y doublent. Puis le piano sobre installe le chant, bientôt rejoints par Ringo et Klaus dans une lente progression vers un sommet de vocalité brute. Le texte, on le sait, s’adresse à deux absents présents : le père Alf, parti trop tôt, et la mère Julia, morte tragiquement en 1958. La chanson fait sauter un verrou : ce qui fut longtemps enfoui par le tourbillon Beatlemania trouve ici un espace pour dire la perte, le manque, la colère et le désir impossible de réparation — « Mama don’t go, Daddy come home ». Dans la coda, Lennon pousse la voix jusqu’au bord de la rupture, criant la phrase comme s’il devait la sortir de son propre corps pour continuer à vivre. C’est l’un des moments les plus bouleversants de tout son répertoire. ()
La version album dure plus de cinq minutes trente, la version single américaine parue fin décembre 1970 est écourtée, débarrassée de ses cloches d’ouverture et fade out plus rapide, format radio oblige. Ce choix, pour certains, a désamorcé une part du choc initial ; pour d’autres, il a permis à la voix de John de toucher plus directement la programmation. Les classements d’époque témoignent d’un impact réel mais limité, ce qui, rétrospectivement, paraît presque logique : Mother est moins un « tube » qu’un rite de passage artistique. Sur les sessions, on retrouve le noyau du disque — Lennon au piano, Ringo à la batterie, Voormann à la basse — et ce mix clair-obscur typique du projet, où chaque instrument respire sans occuper l’espace de l’autre. ()
La dimension thérapeutique de « Mother » ne se réduit pas à un clin d’œil à la méthode Janov. C’est le point d’équilibre où une technique vocale — celle du cri contrôlé, héritier du gospel autant que des expérimentations contemporaines — devient véhicule du sens. Sans théâtralité, sans fioriture, Lennon habite la syllabe. À la réécoute des « Ultimate Mixes » et des prises alternatives publiées en coffret, on mesure combien la dynamique interne de la piste a été réglée pour laisser monter l’émotion comme une marée. Rien n’est décoratif, tout est au service du propos. ()
Cinq chansons, une esthétique : l’art de l’épure et la vérité mise à nu
Ces cinq titres — Working Class Hero, Love, God, Hold On, Mother — dessinent une carte précise de Plastic Ono Band. On y lit une éthique : jouer moins pour dire plus, préférer l’aveu au masque, la présence au symbole. On y entend une politique du son : piano tack plutôt que nappes, guitare acoustique rêche plutôt que mur du son, batterie au plus près du souffle plutôt que déflagration spectaculaire. Et on y voit un homme en train de se défaire d’un mythe. La séquence qui va de Working Class Hero à God, en passant par Hold On, raconte exactement cela : identification d’un système, résistance intime, émancipation publique. Sur la face B, l’éclat doux de Love et l’uppercut inaugural de Mother servent d’ancrages émotionnels, rappelant que la révolution la plus radicale est souvent une révolution intérieure.
L’album, commercialement, ne sera pas le plus vendeur de la carrière solo de Lennon, mais il deviendra vite le plus influant. Les classements ultérieurs, les réévaluations critiques en font une pierre angulaire de l’histoire du rock, citée pour sa radicalité et pour son refus de l’esbroufe. C’est aussi le disque qui, paradoxalement, permet le mieux d’aimer l’homme derrière la figure publique : celui qui trébuche et avance, qui veut croire mais choisit d’abord de penser, qui a besoin d’autrui et s’astreint à dire « je ». Les fiches techniques et récits d’enregistrement corroborent ce diagnostic : trio resserré, prise de son proche, production co-signée John/Yoko/Spector, sous la bannière d’une Plastic Ono Band désormais synonyme d’anti-spectacle. ()
Pourquoi ces cinq-là ? Une boussole pour replonger en 2025
On pourrait défendre Isolation, Remember ou Look at Me — et on aurait raison. Mais ces cinq chansons offrent un panorama complet : la sociologie vécue (Working Class Hero), la tendresse inconditionnelle (Love), la philosophie de la désacralisation (God), la spiritualité du quotidien (Hold On), la psychanalyse à ciel ouvert (Mother). Ensemble, elles racontent le moment Lennon 1970 : l’instant où l’artiste réinvente son rapport au monde, à l’art, à lui-même. Dans un paysage pop saturé d’effets, leur sobriété est un choc permanent. Et à l’ère des playlists, réécouter Plastic Ono Band de bout en bout — dans l’ordre pensé par Lennon — reste l’expérience la plus pertinente.
La réédition de 2021, avec ses « Ultimate Mixes » et son vaste coffret, a rappelé combien l’album est un chantier passionnant. On y entend les prises alternatives de Mother, on mesure la délicatesse de la piste de guitare de Love, on isole l’orgue invisible de certaines couches, on découvre des démos qui montrent un Lennon en recherche permanente. Ces documents ne désacralisent rien ; ils éclairent, et confirment le rôle structurant de Ringo et Klaus dans l’économie générale du disque. Leur sobriété est un art, tout comme la direction de John et Yoko l’est : être présent, ne pas surjouer, laisser le texte et la respiration donner la forme. ()
Focus chanson par chanson : ce qu’elles nous apprennent encore aujourd’hui
Revenons une dernière fois, brièvement, sur ce que chacune enseigne.
Working Class Hero nous rappelle que l’éducation peut être une usine et que l’individu, s’il ne garde pas sa capacité à dire non, devient la prothèse d’un système qui l’épuise. La chanson ne propose pas de solution simple ; elle indique un danger et réveille une conscience. Qu’un artiste de la stature de Lennon ait choisi cette description brutale en pleine mue post-Beatles indique son désir de ne plus comprendre la gloire comme refuge, mais comme tribune pour le vrai. Son retentissement, sa réception controversée, ses reprises ultérieures par des artistes de sensibilités variées attestent sa portée. ()
Love enseigne que la simplicité n’est pas la naïveté. Au contraire, elle est la forme la plus exigeante de la vérité quand l’émotion est nue. La chanson prouve que l’intimité peut devenir universelle si elle se dit sans chercher l’effet. Et si elle est indissociable du couple John & Yoko, elle n’emprisonne pas l’auditeur dans un voyeurisme : elle l’invite à reconnaître ses propres évidences. Sa seconde vie en single au début des années 1980 illustre ce mouvement de retour régulier vers la source lorsqu’on cherche la définition d’un amour qui ne se prouve que par sa présence. ()
God rappelle que l’idolâtrie n’est pas la foi. Qu’on peut respecter les croyants tout en refusant les idoles, fussent-elles nos propres créations. La force du morceau vient de ce que Lennon applique à lui-même son principe de non-croyance : « Je ne crois pas aux Beatles » signifie que l’identité ne peut se déléguer à un emblème, même bienveillant. C’est une leçon politique et intime, qui conserve une pertinence aiguë dans nos sociétés saturées d’images et de marques personnelles. La présence de Billy Preston dans la version studio, musicien à la croisée du gospel et du rock, apporte une chaleur qui évite au titre d’être un simple tract. ()
Hold On enseigne l’autocompassion. Elle dit que la force n’est pas seulement affaire de muscles, mais de voix qui se parle avec douceur. Le fameux « cookie » est tout sauf un gag gratuit : c’est le signe que la ludicité n’est pas incompatible avec l’éthique du soin de soi. Et sur le plan musical, elle rappelle que deux minutes bien tenues valent parfois mieux que cinq minutes remplies. Rien n’y est en trop, rien n’y manque. ()
Mother enseigne que l’honnêteté peut être une épreuve partagée. En osant crier ce que beaucoup taisent, Lennon crée un espace de reconnaissance pour ceux dont l’histoire familiale comporte une brèche. Le geste est courageux parce qu’il expose une fragilité que la célébrité masque volontiers. Et c’est peut-être la plus belle contribution de Plastic Ono Band : rappeler que la grandeur artistique n’est pas l’absence de fêlures, mais la capacité à les chanter au plus juste. ()
Épilogue : « le rêve est fini », la chanson continue
On a souvent résumé Plastic Ono Band à une formule — « The dream is over » — comme si tout se clôturait en 1970. En réalité, quelque chose commence : une manière d’être artiste qui accepte les contradictions, interroge les systèmes, choisit l’épure, et cherche à vivre vrai. Cinquante-cinq ans plus tard, la preuve en est que ces cinq chansons continuent d’accompagner les auditeurs, non comme des reliques mais comme des outils. Et si Lennon y voit la meilleure chose qu’il ait faite, c’est peut-être parce qu’il y a réussit l’essentiel : mettre la musique au service d’une parole qui ne triche pas.
Pour qui découvre l’album aujourd’hui, commencer par Working Class Hero, Love, God, Hold On et Mother n’est pas qu’une sélection de « favoris ». C’est un itinéraire. On y croisera l’enfant qui manque sa mère, l’adulte qui refuse d’être un pion, l’amant qui parle à voix basse, le penseur qui renvoie les idoles à l’atelier, et l’homme qui s’encourage à tenir. Après cela, revenir aux autres morceaux — I Found Out, Isolation, Remember, Well Well Well, Look at Me, My Mummy’s Dead — ne fera que compléter le tableau d’une œuvre dont la modernité tient à sa droiture.
Plastic Ono Band n’est pas une archive. C’est un miroir. Et ces cinq chansons, loin d’être des objets de musée, sont des compagnons. On y revient pour mesurer la distance parcourue, pour se rappeler que le rock peut être un art de vérité, et pour entendre, encore, la voix d’un homme qui a osé être avant de vouloir paraître.