En 1974, John Lennon traverse une année-charnière où tout vacille et se réorganise : séparation d’avec Yoko Ono, fin d’un cycle d’albums engagés, besoin de se recentrer. De cette tension naît l’idée de Rock ’N’ Roll (1975), disque de reprises pensé autant comme contrainte juridique (affaire “Come Together”/Morris Levy) que comme retour intime aux racines. Après le chaos des sessions avec Phil Spector à Los Angeles, Lennon reprend la main à New York et enregistre un album sec, frontal, efficace. “Slippin’ And Slidin’”, lié à Little Richard et à la culture des faces B, devient une passerelle entre la fièvre des années 50 et le Lennon des années 70 : un morceau pour initiés, presque “single fantôme”, qui révèle surtout un musicien revenant à l’énergie brute du rock.
Dans la chronologie intime de John Lennon, l’année 1974 ressemble à une intersection où tout s’entrechoque. Sur le plan personnel, la séparation d’avec Yoko Ono ouvre une parenthèse instable, un entre-deux affectif et domestique qui deviendra, avec le recul, l’un des épisodes les plus commentés de sa vie post-Beatles. Sur le plan artistique, Lennon sort d’un cycle où l’actualité politique, l’utopie, la colère et la confession ont tour à tour nourri ses albums. Après le souffle d’Imagine, les aspérités de Some Time in New York City, la mise à nu de Mind Games puis l’énergie plus “urbaine” de Walls and Bridges, il éprouve le besoin de se décentrer. Non pas fuir, mais se ressourcer.
C’est là qu’apparaît, presque à contre-courant de l’époque, l’idée d’un retour aux racines : un disque de reprises, non pas conçu comme un produit de nostalgie, mais comme une manière de renouer avec la matière première du rock. À l’heure où le paysage musical s’électrise, se politise ou se complexifie, Lennon choisit de remonter le temps, de se replacer face aux chansons qui l’ont formé adolescent, celles qui ont façonné sa voix, son phrasé, son rapport au rythme et à l’urgence. L’album Rock ‘N’ Roll (1975) sera ce geste : un hommage, une relecture, mais aussi une façon de se redéfinir sans discours. Parmi les titres qu’il revisite, “Slippin’ And Slidin’” occupe une place singulière : moins citée que “Stand By Me”, moins immédiatement “emblématique” que “Be-Bop-A-Lula”, mais révélatrice de la filiation la plus directe entre le Lennon des clubs de Liverpool et celui des studios new-yorkais.
Sommaire
- Un album né d’une contrainte… et d’un désir profond
- Du chaos hollywoodien au contrôle retrouvé à New York
- “Slippin’ And Slidin’” : une chanson à l’histoire plus sinueuse qu’on ne le croit
- Little Richard, les Beatles, et la matrice du cri
- La découverte “importée” : quand une face B devient un objet fétiche
- Octobre 1974 : Lennon en studio, une reprise qui devient réinterprétation
- Un “single fantôme” : la sortie annulée qui nourrit la légende
- 1975 : l’image, la télévision, et les dernières scènes “programmées”
- La réception de Rock ‘N’ Roll : un disque de “retour”, pas un disque de recul
- 1998 : la redécouverte d’une autre prise, plus brute, plus proche du groupe
- “Slippin’ And Slidin’” : une passerelle entre les années 50 et la fièvre des années 70
Un album né d’une contrainte… et d’un désir profond
On a souvent raconté Rock ‘N’ Roll comme un album “à part”, un disque de transition, voire une parenthèse. Pourtant, il naît d’une tension très concrète : une affaire juridique autour de “Come Together” et d’une proximité revendiquée avec l’univers de Chuck Berry. Le conflit avec l’éditeur Morris Levy pèse sur Lennon, et l’idée d’enregistrer un album de classiques du rock devient, à la fois, une manière de solder un contentieux et de s’offrir un terrain de jeu familier : des chansons courtes, directes, fondées sur le swing, le riff et l’impact immédiat.
Mais réduire l’album à une simple conséquence de procédure serait passer à côté de ce qu’il révèle. Lennon ne se contente pas de “remplir une obligation”. Il choisit, interprète, incarne. Il retourne à la source, celle qui précède les manifestes et les polémiques : le rock’n’roll comme énergie brute, comme théâtre vocal, comme plaisir presque enfantin. Dans ce cadre, “Slippin’ And Slidin’” n’est pas un caprice, c’est un aveu : Lennon se reconnaît dans cette musique qui ne s’excuse pas d’être physique, rapide, insolente.
Du chaos hollywoodien au contrôle retrouvé à New York
La genèse de Rock ‘N’ Roll est, elle aussi, à l’image de la période : agitée, fragmentée, parfois absurde. Lennon démarre les sessions avec Phil Spector à Los Angeles en 1973. L’ambition est de faire un disque flamboyant, dense, “à l’américaine”, avec l’ombre du “Wall of Sound” en arrière-plan. Mais très vite, les séances déraillent : trop de monde, trop d’alcool, une atmosphère instable et des comportements erratiques. Un épisode, resté tristement célèbre, évoque même un tir d’arme à feu dans le studio, symbole d’un climat devenu incontrôlable. Puis Spector disparaît avec des bandes, laissant Lennon dans une impasse logistique et artistique.
Le projet ne se débloque réellement qu’à l’automne 1974, lorsque Lennon reprend la main à New York. Il enregistre et finalise l’album au Record Plant sur une fenêtre concentrée, retrouvant une méthode plus directe : un groupe resserré, des prises efficaces, un son plus sec, plus frontal. L’album sort en février 1975 et atteint le top 10 des deux côtés de l’Atlantique, preuve qu’il ne s’agit pas d’un simple “objet secondaire” dans sa discographie.
C’est dans ce contexte de reprise en main que “Slippin’ And Slidin’” prend tout son sens : un titre pensé pour être joué, pour être attaqué d’un seul bloc, dans une dynamique de groupe, sans sur-explication.
“Slippin’ And Slidin’” : une chanson à l’histoire plus sinueuse qu’on ne le croit
Avant d’être un morceau estampillé Little Richard, “Slippin’ And Slidin’” est le résultat d’une circulation typique des années 50 : motifs musicaux qui voyagent, paroles réécrites, titres transformés, crédits parfois mouvants. La version popularisée par Little Richard s’inscrit dans une chaîne où l’on retrouve notamment Eddie Bo (Edwin Bocage) et d’autres contributeurs crédités selon les éditions. Le morceau est enregistré dans l’orbite de la Nouvelle-Orléans, dans cette zone de frottement fertile entre R&B, piano “barrelhouse” et rock naissant.
Dans la discographie de Little Richard, “Slippin’ And Slidin’” est intimement lié à “Long Tall Sally”, dont il constitue la face B aux États-Unis. “Long Tall Sally” explose dans les classements R&B et s’impose comme un classique du rock’n’roll, et la présence de “Slippin’ And Slidin’” en face B n’a rien d’un remplissage : c’est une démonstration de force supplémentaire, un morceau rapide, nerveux, qui prolonge la frénésie vocale et rythmique de l’époque.
Cette configuration est importante pour comprendre Lennon : pour sa génération, et plus encore pour un adolescent de Liverpool, les faces B ne sont pas des “second choix”. Ce sont parfois des trésors cachés, des portes dérobées vers une esthétique. “Slippin’ And Slidin’” appartient à cette catégorie : une chanson qu’on adopte parce qu’elle semble réservée à ceux qui écoutent vraiment, à ceux qui retournent le 45 tours.
Little Richard, les Beatles, et la matrice du cri
Parler de “Slippin’ And Slidin’” chez Lennon, c’est forcément parler de Little Richard comme figure tutélaire. Dans l’univers Beatles, Little Richard est plus qu’une influence : c’est une école de scène, une école de voix, une école d’audace. Les Beatles, avant d’être un phénomène mondial, sont un groupe de club et de danse. Leur répertoire se construit sur des reprises, et l’énergie qu’ils y mettent est une manière de se mesurer aux modèles américains. La tradition du “shouter”, du chanteur capable d’arracher la note comme un coup de projecteur, imprègne leur jeu. Chez Lennon, cette influence s’entend autant dans son goût pour la diction percussive que dans sa manière de “mordre” les consonnes.
Dans cette filiation, “Slippin’ And Slidin’” est presque un exercice de style : comment reprendre un titre conçu pour un volcan vocal sans le muséifier, sans l’imiter, mais sans l’affadir ? Lennon choisit une troisième voie : il ne se déguise pas en Little Richard, il fait passer la chanson par son corps et son époque.
La découverte “importée” : quand une face B devient un objet fétiche
Lennon a raconté, des années plus tard, qu’il avait découvert “Slippin’ And Slidin’” via une copie importée, venue de Hollande, avant même que le disque ne circule pleinement autour de lui. Ce détail a l’air anecdotique, mais il dit beaucoup : l’obsession du collectionneur, le plaisir d’avoir “le morceau” que les autres n’ont pas encore, l’excitation du rock comme circulation clandestine entre ports, boutiques et valises.
Ce n’est pas seulement un souvenir attendri. C’est une clé : Lennon s’attache à la chanson comme à un talisman. Elle intègre ce que l’on appellera plus tard John Lennon’s Jukebox, cette “playlist” de cœur qui témoigne de ses fondamentaux. Le fait que “Slippin’ And Slidin’” y figure officiellement, dans une sélection documentée, confirme qu’on n’est pas face à une reprise choisie au hasard pour remplir une face d’album : c’est un morceau-source, un repère intime.
Octobre 1974 : Lennon en studio, une reprise qui devient réinterprétation
Lorsque Lennon enregistre sa version pour Rock ‘N’ Roll, il travaille avec une équipe de musiciens aguerris, capables de jouer vite, serré, avec ce mélange de précision et de relâchement qui fait la réussite d’un rock’n’roll crédible. La session new-yorkaise, concentrée sur quelques jours, vise l’efficacité : capter l’élan plutôt que polir indéfiniment.
Sur le plan sonore, Lennon assume un équilibre délicat. D’un côté, il respecte l’esprit originel : une pulsation tendue, un piano qui propulse, une architecture couplet-refrain qui ne s’embarrasse pas d’effets conceptuels. De l’autre, il inscrit la chanson dans le grain des années 70 : guitares plus épaisses, section rythmique plus “large”, et surtout cette manière de chanter qui lui est propre, à la fois traînante et incisive, avec un sourire au coin de la phrase. L’ajout d’une coloration cuivrée, selon les versions, contribue aussi à donner un relief plus “studio” à ce qui, chez Little Richard, relevait d’abord d’une performance volcanique.
L’essentiel est ailleurs : Lennon ne rend pas la chanson “moderne”, il la rend présente. Il la traite comme un standard vivant, capable de franchir deux décennies sans perdre son nerf.
Un “single fantôme” : la sortie annulée qui nourrit la légende
L’un des paradoxes de “Slippin’ And Slidin’”, version Lennon, tient à son destin éditorial. Le titre a été envisagé comme face B d’un single prévu autour de “Ain’t That A Shame”. Des exemplaires promotionnels existent, des envois radio sont documentés, mais la sortie est finalement annulée dans la plupart des territoires, avec une exception notable souvent signalée : le Mexique. Résultat : la chanson circule, mais sans l’appui commercial et médiatique qu’offre un single mondial. Elle devient, par la force des choses, un morceau “pour initiés”, un titre dont on parle parce qu’il a failli avoir une autre vie.
Ce statut nourrit sa singularité dans l’album. Là où “Stand By Me” bénéficie d’une exposition claire, “Slippin’ And Slidin’” reste un joyau interne, une piste qui raconte davantage l’intention de Lennon que la stratégie d’un label.
1975 : l’image, la télévision, et les dernières scènes “programmées”
Pour accompagner Rock ‘N’ Roll, Lennon accepte de jouer le jeu de la promotion visuelle. Il filme des performances “semi-live” destinées à la télévision, notamment pour la BBC. Les sources disponibles situent ces tournages à New York au printemps 1975, avec une diffusion au Royaume-Uni en avril, et l’idée d’un dispositif hybride : le groupe mime la version studio, tandis que Lennon peut superposer une nouvelle prise vocale, comme pour réaffirmer que, même dans un cadre promotionnel, il veut rester créateur du moment.
Quelques semaines plus tard, Lennon apparaît dans l’émission Salute To Lew Grade, enregistrée à New York le 18 avril 1975 et diffusée en juin. Il y interprète “Slippin’ And Slidin’” aux côtés de “Stand By Me” et “Imagine”. La performance est souvent présentée comme l’une de ses dernières grandes apparitions publiques avant son retrait prolongé de la scène. Dans cette séquence, “Slippin’ And Slidin’” n’est pas un titre décoratif : il fonctionne comme un rappel de ses fondations, un clin d’œil à la matrice rock’n’roll au moment même où son image publique est associée à des hymnes générationnels.
La réception de Rock ‘N’ Roll : un disque de “retour”, pas un disque de recul
À sa sortie, Rock ‘N’ Roll divise mécaniquement : certains y voient un pas de côté, d’autres un acte de fidélité. Mais les chiffres rappellent que le public suit : l’album se classe 6e au Royaume-Uni comme aux États-Unis, et “Stand By Me” s’installe dans les classements, confirmant que Lennon, même en reprenant des standards, reste un événement.
Surtout, l’album agit comme un miroir. Il montre ce que Lennon garde en lui lorsqu’il met de côté les slogans, la polémique, les déclarations : une culture musicale extrêmement concrète, un amour des structures simples, un sens du groove, et cette conviction que le rock’n’roll n’est pas une époque, mais une manière d’attaquer la vie. Dans ce cadre, “Slippin’ And Slidin’” est exemplaire : c’est un morceau qui ne demande pas “d’être compris”, mais d’être ressenti.
1998 : la redécouverte d’une autre prise, plus brute, plus proche du groupe
La trajectoire de la chanson ne s’arrête pas aux pressages de 1975. À la fin des années 90, la publication de John Lennon Anthology remet en circulation des versions alternatives, offrant une écoute différente des sessions. Pour “Slippin’ And Slidin’”, l’intérêt est immédiat : entendre Lennon sans certains habillages, dans une approche plus directe, c’est retrouver la logique première de l’album, celle d’un groupe qui joue, et d’un chanteur qui s’amuse à redevenir, le temps d’une prise, le gamin fasciné par les 45 tours américains.
Cette redécouverte renforce l’idée que la reprise n’était pas un geste “sage”. Elle était un retour au risque : celui de se mesurer à une chanson explosive, sans le confort de l’ironie.
“Slippin’ And Slidin’” : une passerelle entre les années 50 et la fièvre des années 70
Ce qui rend la version Lennon durable, ce n’est pas qu’elle “remplace” l’original, ni qu’elle cherche à rivaliser avec Little Richard. C’est qu’elle assume une fonction de passerelle. Elle relie le rock comme naissance (l’excès, la vitesse, la danse, l’insolence) au rock comme mémoire active (la citation, la reprise, la transmission). Elle dit aussi quelque chose de Lennon en 1974-1975 : un artiste qui a été symbole, chef de file, polémiste, mais qui choisit ici d’être d’abord un musicien. Un interprète au sens noble : celui qui raconte une chanson en la traversant.
Dans l’économie de Rock ‘N’ Roll, “Slippin’ And Slidin’” est l’un des moments où l’on entend le plus clairement ce que Lennon célèbre. Il ne célèbre pas seulement Little Richard. Il célèbre un principe : l’électricité immédiate d’une chanson de deux minutes, capable de vous remettre debout. Et, dans une période où sa vie semble osciller entre rupture et reconstruction, ce principe a tout d’une boussole.