Lésions Fatales

Publié le 18 décembre 2025 par Taupo

(Transcription de ma chronique pour l'émission Radio-Dessinée de Podcast Science "Chronophoto : l’aura de Marey" qui a été enregistrée le 29 novembre dans la salle du Sénat Académique du site Odéon d'Université Paris Cité, à deux pas du Musée de l'Histoire de la Médecine, et en marge de l'exposition Étienne-Jules Marey : chronophotographie, sciences et arts)

J'ai commencé ma chronique en demandant à l'assistance d'imiter le galop du cheval en se tapant les mains sur les cuisses jusqu'à faire signe intimant le silence.

Ce silence suspendu, c’est le moment où, “on constate qu’au galop, le cheval quitte le sol un court instant”. Il s’agit d’une découverte d’Étienne-Jules Marey qui est le premier à avoir documenté graphiquement et scientifiquement le phénomène.

En effet, en 1869, il entame des expériences pour enregistrer les mouvements des êtres humains et de différents animaux afin de mieux appréhender leurs allures. Il compilera ses études en 1873 dans “La Machine Animale. Locomotion terrestre et aérienne.” dont les chapitres IV à VI sont consacrés à l’allure du cheval. Pour l’enregistrer, il fixera des boules creuses de caoutchouc sous les sabots et autour des pattes de l’animal qu’il reliera avec des tubes pneumatiques à un cylindre muni de stylets.

À chaque battue, l’air est chassé des boules caoutchouteuses et anime les différents stylets, aboutissant à une représentation graphique et précise du mouvement de chaque patte.

Étienne-Jules Marey écrit qu’entre les battues “règne un silence”. Ce silence, ce petit saut dans le vide, c’est le début de notre histoire et de ma chronique. Une chronique qui s’est largement inspirée de deux ouvrages : le catalogue de l’exposition “Étienne-Jules Marey : chronophotographie, sciences et arts” qui se tient au Musée de l’Histoire de la Médecine d’Université Paris Cité qui nous accueille aujourd’hui, et la BD “Pour une fraction de seconde - La vie mouvementée d’Eadweard Muybridge” de Guy Delisle (que m’a généreusement prêtée Claire, merci à elle).

Et, coïncidence qui m’a frappé à la découverte de ces deux ouvrages : leurs couverture sont d’un jaune éclatant ! 

Bon, c’est assez peu remarquable comme coïncidence, mais si elle me frappe, c’est que mes recherches sur ces deux personnages ont été accompagnées d’un nombre ahurissant de concordances assez troublantes. Eadweard James Muybridge et Étienne-Jules Marey : mêmes initiales, tous deux nés en 1830 et morts en 1904, tous deux obsédés par le mouvement et les techniques pour le figer dans le temps.

Le destin de ces deux hommes est à vrai dire bien plus lié que cela. Ils se connaissent de leur vivant, s'estiment, s'inspirent. Les travaux de Marey ont inspiré Leland Stanford, qui fera appel à Muybridge pour photographier un cheval au galop ; à l’inverse, les photos de Muybridge convaincront ensuite Marey d’intégrer pleinement la photographie instantanée à ses recherches.

J'ai alors demandé à l'audience d'imiter le son d'un train en tapant encore avec les mains, le torse et les cuisses jusqu'au silence.

Ce silence, c’est celui d’un train qui ne roule pas encore.  En 1848, le train ne traverse pas encore la région du Vermont près du village de Cavendish car la compagnie Rut­land & Bur­ling­ton Rail­road n’a pas achevé de fendre certaines montagnes pour y poser son chemin de fer. Le 13 septembre 1848, sur un chantier pour percer une de ces fentes, travaille un certain Phinéas Gage.

En 1860, le train ne traverse pas encore les Etats-Unis d’Est en Ouest. Une ligne de chemin de fer transcontinentale joignant les deux océans qui bordent les états-unis commence à peine à s’esquisser. C’est d’ailleurs un certain Leland Stanford, grand industriel et futur employeur de Muybridge, qui se chargera d’achever la construction du dernier tronçon de cette immense voie transcontinentale : le Central Pacific Railroad. Le 12 juillet 1860, à défaut de pouvoir prendre le train, Muybridge est donc à bord d’une diligence pour traverser le pays.

Dans ma chronique, je ne vais pas me concentrer sur les chemins croisés entre Etienne-Jules Marey et Eadweard James Muybridge, mais plutôt entre Muybridge et Phinéas Gage. Le fait que nous enregistrions cet épisode à quelques pas du musée de l'histoire de la médecine, n’y est pas pour rien. En effet, je voudrais vous partager les coïncidences troublantes qui relient ces deux survivants d'accidents traumatiques, et de leurs séquelles, notamment à travers le phénomène psychologique de la désinhibition. Selon le célèbre DSM5 (le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, et des troubles psychiatriques - 5ème édition), la désinhibition est une orientation vers la gratification immédiate, conduisant à un comportement impulsif guidé par les pensées, les sentiments et les stimuli externes du moment, sans tenir compte des apprentissages passés ni des conséquences futures. Et selon de nombreux neuroscientifiques, pour vraiment comprendre la désinhibition, il faut passer par… 

À ce moment, j'ai diffusé le son d'une détonation puis attendu le silence

Un silence. Le 13 septembre 1848, ce silence est celui qui succède à la détonation d’une charge de poudre explosive qui a propulsé une barre à mine à travers le crâne de Phinéas Gage.

Par miracle, Gage survit, mais rapidement des proches vont rapporter qu’il présente des altérations de personnalités. Certains témoignent qu’il n’était plus vraiment Phinéas Gage. Il figure maintenant dans pratiquement tous les manuels de neurosciences, pour illustrer la fonction de la partie du cerveau préfrontal amputée durant son accident.

Le 12 juillet 1860, un silence règne après le terrible accident de diligence de la compagnie Butterfield Overland à Mountain Station, dans l’actuelle Oklahoma. Parmi les 7 passagers, un meurt sur le coup. Un autre, Muybridge, sortira d’un coma de près de 9 jours, avec des séquelles lourdes : perte d’odorat et d’ouïe, double vue et désinhibition.

Le 17 octobre 1874, ce silence, c’est celui des témoins stupéfaits de l’acte barbare d’Eadweard Muybridge, assassinant Harry Larkyns, l’amant de son épouse Flora. Muybridge suspectait que l’enfant que Flora avait mis au monde le 15 avril de la même année, n’était pas le sien. 14 années se sont écoulées entre l’accident de la diligence Butterfield et le meurtre de Larkyns à bout portant.

En 1882, ce silence, c’est celui d’un fusil incapable de tirer un coup de feu. C’est l’invention d’Étienne-Jules Marey, inspiré par les travaux de Muybridge : le fusil chronophotographique qui ne tire pas mais capte des images à haute vitesse. Bien qu’immédiatement incarcéré après son crime, Muybridge va en effet être libéré et disculpé après un procès qui s’est tenu en février 1875. Trois ans plus tard, Muybridge immortalise le galop d’un cheval et entame une correspondance avec Marey qui va durer plusieurs années.

Dans un essai paru dans le magazine en ligne Aeon, l’auteur Ben Platts Mills, passionné par les rescapés de traumas crâniens, va résumer parfaitement le malaise qu’on peut ressentir en juxtaposant les histoires de Phinéas Gage et Eadweard Muybridge : pourquoi l’un figure dans les manuels de neurosciences, souvent dépeint comme un déviant aggravé et antisocial, alors que l’autre récolte les éloges du monde scientifique et artistique ? Ben Platts Mills propose que le traitement inéquitable entre Gage et Muybridge révèle bien plus sur le fonctionnement de notre société que celui de leurs deux cerveaux.

Mais pour s’en convaincre, il faut d’abord rétablir certains faits historiques. Concernant Phinéas Gage, ce que nous savons de sa condition médicale provient de seulement trois textes : deux du docteur qui l’a traité, John Harlow, à savoir son rapport en 1848 et un second texte plus détaillé qu’il a rédigé après la mort de Gage, en 1868. Un autre médecin, Henry Bigelow, a rédigé un article après avoir rencontré Gage l'année suivant l'accident. Sur ces 3 textes, quelques centaines de mots au total sont dédiés au changement de personnalité de Gage. Pourtant, l’historien Malcolm Macmillan rapporte en 2008 qu’à en croire la littérature scientifique sur le sujet, Gage était “Agité, lunatique, imprévisible, indigne de confiance, dépravé, négligé, violemment querelleur, agressif et vantard, alcoolique et tyrannique, sujet à des accès de colère et souffrant de troubles sexuels. C'est un bon à rien : il refuse de travailler et est incapable de se fixer. Il passe le reste de sa vie dans des cirques ambulants [...] pour s'exhiber comme un monstre de foire, et meurt sans le sou.”. En 2022, une analyse bibliographique de 25 articles scientifiques sur Gage montre pourtant que la moitié d’entre elles, quand elles dépeignent négativement Gage, ne s’appuient pas sur les uniques textes sources disponibles. La conclusion, c’est donc que la plupart de ces faits sont fabriqués.

D’autres faits, par contre, ont été omis, comme celui concernant les différentes carrières qu’a mené Gage à la suite de son accident. Il a par exemple émigré au Chili et travaillé comme conducteur longue-distance de diligence à 6 chevaux pendant 8 ans. En perspective de l’accident de diligence de Muybridge en 1860, on a peine à croire que Gage était devenu indigne de confiance et “bon à rien”... Coïncidence morbide, l’accident de Muybridge est survenu la même année, quelques mois après la mort de Gage, qui succombe à une crise d’épilepsie.  On ne sait pas si Muybridge a eu une lésion sur la partie préfrontale de son cerveau à la suite de son accident de diligence. Tout ce que l’on sait, c’est qu’il a repris conscience 9 jours plus tard et qu’il souffrait de vision double, de perte de l'odorat et du goût, et d’un certain degré de « confusion mentale ». Son comportement erratique, abondamment documenté par ses proches, a convaincu des auteurs d’un article de 2015 que son changement de caractère et son génie créatif avaient pour source cette blessure de son cortex orbitofrontal. En d’autres termes, un autre cas de désinhibition.  Mais il est crucial de souligner que ces témoignages ont été collecté 14 ans après cet incident, au moment du procès de Muybridge pour meurtre de l’amant de sa femme. Des témoignages soutenant la défense de l’avocat de Muybridge, Wirt Pendegast, qui a plaidé la démence de son client en raison d'une lésion cérébrale. Sachant qu’il risquait la peine de mort, est-ce que les témoignages n’ont pas un peu grossi les traits ?  Pour Ben Platts Mills, l’auteur de l’essai “Comment le mythe de Phineas Gage affecte les survivants de lésions cérébrales” ça ne fait aucun doute. Personnellement, je suis plus agnostique. Je pense en effet que le phénomène de désinhibition existe et qu’il peut être associé à une lésion du cortex orbitofrontal. Par contre, je rejoins Ben Platts Mills, que les exemples historiques de Phinéas Gage et Eadweard Muybridge ne valent pas des clopinettes. On vit dans une époque où on est capable de précisément documenter ce genre de lésions et d’analyser avec finesse les effets qu’elles peuvent avoir sur les individus qui en souffrent. Pourquoi s’obstiner à ériger ces exemples historiques comme des archétypes simplistes ? Si Phineas Gage a su récupérer un travail stable, est-ce qu’on ne devrait pas considérer qu’on a ici un exemple concret de la plasticité cérébrale qui lui a permis de recouvrer des fonctions pulvérisées par sa barre à mine ? Même constat pour Muybridge et sa carrière florissante. La nuance et la contextualisation historique, voilà ce qui me semble manquer dans la plupart des textes qui mentionnent ces deux exemples romancés.  Car à bien y regarder, c’est toute la société dans laquelle vivait Gage et Muybridge qui semble, à nos yeux contemporains, complètement désinhibée…  J’en veux pour preuve que Muybridge n’a pas été acquitté pour cause de démence. Non. Le jury de son procès à Napa, composé uniquement d’hommes, a rejeté cette hypothèse mais ont considéré que les actes de Muybridge étaient justifiés car, je cite “si leur verdict n'était pas conforme à la loi écrite, il l'était à la loi de la nature humaine ; qu'en somme, dans des circonstances similaires, ils auraient agi comme Muybridge et qu'ils ne pouvaient en toute conscience le punir pour avoir fait ce qu'ils auraient fait eux-mêmes”. C’est ça la société dans laquelle vivait Muybridge. Une société qui était moins choqué par le meurtre qu’il avait commis, que par ses photos où, ses modèles et lui même, posaient nus.

Muybridge et Gage vivaient à une époque où, pour montrer l’efficacité de la technique de la photographie instantanée, des ingénieurs militaires américains organisaient sans broncher une séance photo pour obtenir le cliché d’une vieille mule dont on a fait exploser la tête à l’aide d’une petite charge de dynamite.

Photo reproduite dans de nombreux journaux lus par la bonne société…  Voilà peut-être aussi l’héritage que nous a légué Eadweard Muybridge en plus de sa photographie d’un cheval en suspension dans les airs : un instantané immortalisant le portrait peu reluisant de la société dans laquelle il vivait.

Comme pour chaque Radio-Dessinée, les illustratrices et illustrateurs croquent en direct notre chroniques pour notre plus grand plaisir. Cette fois-ci Mel, Phiip, Thomas, Puyo et Agatha étaient de la partie.








Liens :

How the ‘myth of Phineas Gage’ affects brain injury survivors | Aeon Essays
Pour une fraction de seconde La Vie mouvementée d'Eadweard Muybridge 
Pour une fraction de seconde – Guy Delisle
Eadweard Muybridge, the Man Who Captured Time - The Atlantic
Chapitre IV. La chronophotographie, ou le mouvement décomposé - Presses universitaires du Septentrion
FIGER LE MOUVEMENT/ Marey et Muybridge entre Art et Science 1.3 - La rencontre Marey et Muybridge
Analyse des mouvements du cheval par la chronophotographie - Gloubik Sciences
Photographing a mule at the instant its head is blown off by dynamite 
Report of the Chief of Engineers U.S. Army
Sacramento Daily Union, Volume 48, Number 7438, 5 February 1875
Chicago daily tribune (Chicago, Ill.), February 18, 1875
Animal locomotion : the Muybridge work at the University of Pennsylvania : the method and the result
Let’s Talk Live - Modifications du cerveau et comportement

Références :

Macmillan, M. (2008). Phineas Gage-unravelling the myth. Psychologist, 21(9), 828-831.
Manjila, S., Singh, G., Alkhachroum, A. M., & Ramos-Estebanez, C. (2015). Understanding Edward Muybridge : Historical review of behavioral alterations after a 19th-century head injury and their multifactorial influence on human life and culture. Neurosurgical Focus, 39(1), E4. https://doi.org/10.3171/2015.4.FOCUS15121
Schleim, S. (2022). Neuroscience education begins with good science : Communication about phineas gage (1823–1860), one of neurology’s most-famous patients, in scientific articles. Frontiers in Human Neuroscience, 16, 734174. https://doi.org/10.3389/fnhum.2022.734174
Rendus hebdomadaires des séances de l’Académie des sciences : Des allures du cheval, étudiées par la méthode graphique & Expériences sur l'allure du trot [tome 75 (séances des 14 octobre et 4 novembre 1872), pp. 883-887;1115–1119]. 
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k30321/f885.image
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k30321/f1117.image
Publication dans “La Machine Animale. Locomotion terrestre et aérienne.” Chapitre IV à VI p.144 à 186
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bd6t5255851j